Chroniques d'un Enfant des Ages Obscurs, Chapitre Un a Cinq, Pages 28 à 30

Date 01-06-2014 11:09:57 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Je n’ai précédé qu’un seul de mes hôtes dans le couloir permettant de quitter ce vestibule. Il se nomme Aÿcart, et c’est un Frère avec lequel j’ai longtemps entretenu une correspondance soutenue ; même si celle-ci s’est effilochée à l’issue de l’entrevue ayant eu lieu il y a dix mois, et que je vais maintenant vous décrire.
Âgé d’une cinquantaine d’années, il mesure un mètre soixante-quinze. Il possède une tignasse couleur ailes de corbeaux avec des reflets argentés sur les cotés. Ses yeux noisette et sa bouche finement ciselée reflètent une intelligence hors du commun. Bedonnant, ses bras et ses jambes sont malgré tout bien charpentés. Et les doigts de ses mains sont aussi fins que les miens.
Spécialiste des dernières années d’existence de l’Ordre du Temple – entre la chute de Saint-Jean d’Acre en 1291 et l’arrestation de ses membres en 1307, Aÿcart vit à Strasbourg, mais se rend parfois à Paris pour s’enfermer à la Bibliothèque Nationale de France. Je ne parle pas de la nouvelle, mieux connue sous le nom de « Bibliothèque François Mitterrand » Il s’agit là d’un bâtiment sans âme, où les chercheurs ne sont que des anonymes, et dont la froideur des lieux fait fuir la plupart de ceux qui consacrent leur vie à l’étude. Non, je parle de l’ancienne Bibliothèque Nationale, rue de Richelieu. Là où les livres ont toujours été considérés comme des œuvres d’art dont il est essentiel de prendre le plus grand soin. Là où la lumière tamisée des lampes décorées d’arabesques créait une ambiance feutrée, nimbée de sérénité, que des néons ne peuvent diffuser. Là où l’odeur de vieux cuir, de poussière séculaire, de parchemin, se répand partout, sans qu’elle soit subitement remplacée par un air ventilé et aseptisé. Il est fréquent qu’au cours de nos dialogues sur Internet, Aÿcart me parle de cette époque où la « modernité » n’avait pas aussi bouleversé ce lieu dédié à la Connaissance.
Personnellement, je ne suis jamais allé ni dans l’une, ni dans l’autre de ces Bibliothèques. J’ai failli m’y rendre à plusieurs reprises. Mais, finalement, cela ne s’est pas produit. J’ai toujours réussi à me procurer les ouvrages dont j’ai besoin par mes propres moyens. Elisandre est toujours parvenu à dénicher un bouquiniste où il en restait un exemplaire. Grace à ma fortune, à mes relations, il m’a même été possible d’en rapatrier de l’étranger. Une fois, c’est un libraire de San-Francisco ayant eu vent que j’étais en quête de l’un des ultimes spécimens du fameux « Vermiis Occulta », a de sa propre initiative, fait le trajet jusqu'à Paris pour me le remettre en main propre ; contre la coquette somme de 300 000 dollars.
Aÿcart est donc un privilégié. Il y a près d’un an de cela, le jour où je lui ai montré la porte menant aux autres pièces, il n’y a pas cru. Il m’a fixé un instant, supposant que je me moquais de lui. Les yeux d’Elisandre, qui se tenait à mes cotés, ont failli sortir de leurs orbites. Lui qui est si prompt à réagir au moindre de mes gestes, n’a pas été capable de se mouvoir pendant quelques secondes.
Je l’ai alors précédé dans le long corridor coupant en deux l’appartement. Lorsque je m’y suis installé, avec l’autorisation de son ancien propriétaire – depuis vingt ans, il en a changé une demi-douzaine de fois -, je l’ai fait élargir. Tant pis se cela a rétréci les chambres qui y sont accolées.
De toute manière, comme Je l’en ai informé au cours de notre trajet en direction de mon bureau, à part celle que j’occupe, les autres chambres n’ont jamais logé personne. Elles sont pourvues de lits et de mobiliers destinés à recevoir des gens. Pourtant, ces derniers ne sont pas utilisés. Et de la poussière les recouvrirait certainement si Elisandre ne les préservait pas. Par ailleurs, ces chambres se ressemblent toutes, à quelques détails près : elles contiennent de grands lits à baldaquin comme il était d’usage chez les bourgeois jusqu’à la Belle Époque. Les montants de ceux-ci sont sculptés des armes des Montferrand.
A ce propos, je dirai ceci : les Montferrand sont des cousins que je n’ai rencontrés que peu de fois au cours de mon existence. La dernière, c’était alors que l’avais alors une vingtaine d’années environ, et je me suis demandé pourquoi à ce moment, Anthëus, dit « le Patriarche », et contre l’avis des nombreux membres de sa Famille, m’a fait don d’une partie de sa fortune. Après tout, c’était son droit. Mais ses « Enfants » m’en ont voulu toute leur vie. Ils ont essayé de faire casser son testament devant divers tribunaux. Ils ont à chaque fois été déboutés. Plus tard, j’ai appris que l’un de ceux-ci, une dénommée Luvinia, est devenue Sœur de la Fraternité. Inquiet, j’ai immédiatement imaginé que c’était un moyen pour eux de me poursuivre de leur vindicte. Et durant des mois, j’ai été sur le qui vive. J’ai été pris de panique à chaque fois que j’ai croisé quelqu’un que je ne connaissais pas dans les couloirs ou les salles d’étude du Sanctuaire.
Pourtant, je n’y ai pas eu l’occasion de croiser Luvinia. J’ai aussi essayé de me renseigner à son sujet. La plupart des personnes ont feint de ne pas savoir de qui je parlais. Je me suis bien rendu compte qu’ils me mentaient. Pour une raison que j’ignore encore aujourd’hui, ils m’ont dissimulé quel lien la rattachait à la Communauté. J’ai encore voulu retrouver sa trace au sein des registres de la Fraternité. J’ai lu les textes évoquant les Conclaves où elle aurait pu être conviée ; au moins, le jour de son intronisation en tant qu’Initiée. Mais je n’ai mis au jour aucune information qui aurait pu m’indiquer sa présence entre les murs du centre névralgique de notre Ordre. Au point que je me suis demandé si Quiloth – celui qui m’avait expliqué qu’il lui avait parlé un jour – ne m’avait pas induit en erreur.
Quiloth a beau avoir été un fourbe, il n’a jamais été un menteur. Je n’étais qu’un Novice à ce moment là. Quelle aurait été le but de sa manœuvre ? Quel bénéfice en aurait t-il tiré ? En tout état de cause, c’est l’unique fois où Luvinia à été au cœur de mes préoccupations. Et comme mon Esprit s’est vite retrouvé accaparé par le monceau de recherches dont mon Mentor me chargeait, elle s’en est échappée. En même temps, je dois l’avouer, le souvenir de cet épisode m’a maintes fois hanté. Et les questions relatives à cet héritage providentiel également.
Bien qu’âgé d’une vingtaine d’années quand cette fortune m’est tombée du Ciel, j’ai gardé la tète froide. D’autres l’auraient immédiatement dilapidé. Cela n’a pas été mon cas. En me la confiant, je suis convaincu que le Patriarche avait une idée précise de ce à quoi elle me servirait. Je l’ai de fait tout de suite investi une société immobilière. C’était juste au sortir de la Guerre et la France était en pleine reconstruction. Cela a été ma première bonne affaire ; j’en ai très vite retiré des gains substantiels. Lesquels m’ont donné l’occasion de faire mes preuves dans tout ce qui avait trait à la finance et à l’investissement à court et à long terme. Et ils ont engendré des bénéfices qui m’ont ouvert les portes d’un univers où j’ai pu, non seulement m’épanouir, mais aussi jongler avec l’argent des autres en plus du mien.
Aujourd’hui, les seuls vestiges de cet héritage sont les lits à baldaquins sur les montants desquels apparaît le blason des Montferrand. En fait, il s’agit là des seuls mobiliers accompagnants les centaines de milliers de francs que m’a légués le Patriarche. Je les ai toujours gardés, quel que soit le lieu où j’ai habité. Parfois, je les ai mis en dépôt dan un hangar prévu pour les objets de grande taille. C’était lorsque les studios où je logeais étaient trop exigus pour que je puisse les y disposer. Je songe notamment à l’époque où je vivais à Castle Hill, l’un des quartiers les plus dangereux de New-York dans les années 1950. Malgré tout, je les ai sauvegardés ; et aujourd’hui, comme je l’ai spécifié à Aÿcart devant la porte de l’une des chambres, ils sont les seuls vestiges visibles de mon appartenance lointaine à ce Clan dont l’origine se perd loin dans le passé.
J’ai encore expliqué à Aÿcart que les innombrables livres tapissant les murs de ces chambres sont les seuls trésors qui aient de la valeur à mes yeux. En fait, ce sont eux qui occupent la majorité de l’espace. A tel point qu’il m’arrive de demander à Elisandre de déplacer meubles, commodes et armoires qui y sont installés, afin d’en entasser de nouveaux. Celui-ci réfléchit donc à la manière dont il peut s’accommoder de cette tache. A chaque fois il pousse pourtant un soupir de désespoir. Ses yeux me fixent un instant, sondant mes intentions. Suis-je sérieux ? Cela peut-il attendre ou est-ce urgent ? Et quand je lui dis qu’une quarantaine de caisses d’ouvrages acquis récemment sont sur le point d’être livrés, il lève les bras au Ciel et me maudit : « Où vais-je encore pouvoir les entreposer ? ». Sa mauvaise humeur est pourtant de pure forme. Il trouve toujours une solution pour les y disposer de manière à ce que je puisse les atteindre. Et lorsque j’ai indiqué cette anecdote à Aÿcart, lui qui ne rit jamais, il s’en est amusé plusieurs minutes ; au grand dam d’Elisandre qui se tenait juste derrière lui.



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