Raconte pas ta vie, elle est pleine de trous

Date 12-06-2014 09:09:55 | Catégorie : Nouvelles


Raconte pas ta vie, elle est pleine de trous


Attaché comme un saucisson sur cette chaise métallique, je me demandais encore ce qui se passait, pourquoi j’en étais arrivé là et ce qu’on me reprochait au juste. Les hommes en noir m’avaient purement et simplement kidnappé. Sans autre explication et pas dans la douceur. Mon corps meurtri se rappelait notre première rencontre. Mais je n’étais pas le seul avec des bosses et des bleus.

Depuis combien de temps me trouvais-je dans cette pièce nue éclairée faiblement par une ampoule rachitique, avec comme seul mobilier celui sur lequel reposait mon séant ? Je ne saurais le dire. Je ne me souvenais même pas de mon enlèvement ; le terme convenait parfaitement à cet acte irrationnel hormis les échanges de coups entre ces trois brutes patibulaires et moi, dans une ruelle sombre alors que je regagnais mes pénates après une soirée tranquille chez mes collègues de travail. Très vite, le rideau était tombé sur ma défense vaine contre ces monstres venus du fin fond de nulle part. Le tout sans présentation ni fanfare.

Au bout d’un certain temps, on croirait le sketch d’un vieux comique auvergnat, la porte s’entrouvrit et des voix presque humaines donnèrent de la chaleur au décor irréel de mon lieu de détention. Puis un vieil homme entra suivi d’un autre type à la mine fermée, le genre inspecteur des impôts ou censeur de lycée. L’ainé des deux me fixa longuement à la manière du boa en face de sa victime, se demandant peut être s’il allait me digérer en deux heures ou un jour. Il entama la danse.
— Savez-vous pourquoi vous êtes ici ? me demanda-t-il âprement.
— Non, répondis-je d’un ton laconique.
— En êtes-vous bien sur ? insista-t-il lourdement.
— Oui, confirmais-je sans élever la voix.
Le plus jeune s’approcha de lui et commença des messes basses dont certainement j’étais l’objet, contrit qu’il semblait être du mauvais départ de notre conversation. Il entreprit de m’amadouer.
— Nous savons déjà tout de vos petites magouilles ; de vos piratages numériques, de la compétition de hackers à laquelle vous avez largement contribué et qui s’est terminée par un désastre économique d’ordre mondial au mieux. Les faits jouent contre vous ; les preuves sont accablantes, vos complices ont avoué et vous ont balancé en premier.
— Et ? fut mon unique réponse. Je n’étais pas dans les meilleures dispositions pour bavarder gentiment avec des inconnus, surtout après le traitement viril que leurs gorilles m’avaient imposé.
— Nous pouvons grandement vous faciliter la vie, réduire votre peine de prison à la portion congrue ou offrir vos services à nos collègues de la police informatique. Mais pour commencer à négocier il faut vous confesser, expliquer vos méthodes, détailler les complicités internes qui vous ont permis de pénétrer si aisément notre muraille technologique.
— Et ? répétai-je, un tantinet joueur, je dois l’admettre, en face de ces déterminés personnages qui proféraient leurs menaces comme si le monde entier attendait leur verdict. Ils me voyaient déjà la corde autour du cou, en route pour la potence et en pleurs devant la foule curieuse ou pleine de haine, prêt à vendre père et mère pour cinq minutes de répit.
— Vous pouvez racheter vos fautes et, sous une nouvelle identité, nous aider à traquer les nombreux mercenaires qui volent des secrets d’états et pillent des comptes en banque numérotés ou dévoilent des mystères cachés depuis des lustres au citoyen lambda sous couvert de sécurité nationale.
— C’est tout ? tentai-je, dans l’optique du joueur de poker perdu avec son brelan de quatre et décidé à provoquer la chance par un bon bluff déguisé en inconscience ou en erreur de débutant.

Ma stratégie fonctionnait à merveille. Les deux compères proposaient des solutions à dormir debout, illustrant leur pompeux baratin d’exemples appris par cœur et tirés du manuel noir des services de renseignements, sans essayer, du moins pour la forme, de ne pas me prendre pour un con. La réalité apparaissait par touches de dégradé ; d’abord un paysage au loin puis des habitations austères et enfin, dans le champ de mon acuité retrouvée, des personnages de théâtre, des costumes sans chair, des existences vides de toute substance vitale. Ils me racontaient ma propre vie, certains de maitriser l’intégrale de mon curriculum vitae ; depuis ma plus tendre enfance jusqu’à la fin de mes études à l’institut de technologie où j’avais mis au point mon plan supposé maléfique. Ils ne se doutaient pas des trous parsemés ça et là dans ce court historique de vingt cinq années d’un bourgeois de province si propre en apparence. Je ne réfutais rien et mon peu de commentaires semblait convenir à leur délire de paranoïa policière. Cet interrogatoire durait des heures et je ne lâchais rien ; je les laissait m’exposer leurs brillantes théories, leurs sublimes déductions, les fruits de leur traque d’un esprit criminel dont les desseins sataniques tenaient en quelques mots : ceux de la trahison.

Ma conclusion s’imposait d’elle même. Ils s’éloignaient de plus en plus de la bête vérité ; celle où la pure incompétence de leurs apprentis sorciers avait attiré des gamins moqueurs dans leur sanctuaire d’informations sensibles. Et nous avions plongé en tout bon prédateur dans cette mer de données, détruisant leurs barrières et leur utopique ligne Maginot numérique, transformant des octets et des bits en nuages de fumée. Des preuves, s’il y en eut naguère, n’existaient plus dorénavant qu’à l’état de traces infimes que peu d’archéologues du futur seraient en peine de bien analyser. Quand ils croyaient m’atteindre ou m’envelopper de doute, ils en rajoutaient des couches, des strates géographiques, des plaques tectoniques, dans un langage abscons propre aux laborieux parangons de l’espionnage moderne. Je ne risquais vraiment rien en face de ces amateurs, de ces béotiens pathétiques perclus de certitudes.

Les rois de l’investigation, ces dinosaures prétentieux, décidèrent soudainement de mettre un terme à leur séance de question. Ces sombres inquisiteurs bouclaient dans leur argumentaire et plafonnaient du cerveau. Le junior de l’équipe, buté comme un baudet, utilisa sa botte préférée ; la fibre patriotique, celle qui avait naguère flatté le modeste égo d’un pauvre paysan bourguignon devenu depuis lors le soldat inconnu.
— Voulez-vous rester pour la postérité celui qui a fait reculer notre beau pays dans le concert des nations ? Vos parents et vos amis, vos anciens professeurs, votre fiancée et ses sœurs se détourneront de vous et ignoreront à jamais votre nom ou fouleront le souvenir de vos relations passées. Tout ça pour quelle raison, le savez-vous au moins ? L’argent n’est pas un problème, nous pouvons vous en donner des millions en n’importe quelle devise ; choisissez votre banque et nous la créditons. Votre réputation restera vierge ; nous inventerons un quiproquo, une idiote méprise voire une erreur judiciaire réparée heureusement avant qu’il ne soit trop tard. Vous n’aurez qu’à signer un ou deux formulaires destinés à couvrir nos arrières et les vôtres, au cas fort improbable où cet épisode fâcheux transpire dans la presse.
— Combien ? rétorquai-je, feignant d’être enfin intéressé, corruptible garnement en recherche d’une issue positive.
La négociation débuta dans une ambiance de foire aux bœufs, chacun démontrant à l’autre, à force d’arguments, quelle trop bonne affaire il s’apprêtait à signer. Une heure suffit sans peine à s’accorder sur un prix. Le reste des formalités viendrait le lendemain.

Si je vous raconte tout ça ce soir du fond de ma cellule, vous mes compagnons d’infortune, fiers bagnards de la république, c’est que j’ai oublié un principe dans ma juvénile innocence ; celui qui affirme sans fard qu’on ne doit jamais jouer avec l’argent du contribuable. Et cette loi immuable se vérifie toujours quelle que soit la façon de détourner des fonds et malgré votre bonne foi et votre intelligence, en dépit de votre simple volonté de rigoler un bon coup au détriment des puissants. La fin de mon histoire vous l’avez certainement déjà lue dans les journaux officiels, ceux qu’adoube l’Etat. J’aurais profité de la confiance de mon supérieur hiérarchique pour camoufler des transactions de la banque centrale en mouvements de capitaux vers une multitude de paradis fiscaux. Cette pratique maffieuse serait la partie émergée d’une vaste conspiration venue de l’est asiatique et relayée par de sanguinaires triades russes, heureusement enrayée par la coopération efficace d’agences de renseignements, de polices nationales et de banquiers responsables. J’en ai pris pour trente ans, pire que si j’avais assassiné une famille d’ouvriers ou incendié au butane un foyer d’immigrés. Le pire dans cette farce c’est que jamais ces montagnes d’argent virtuel n’ont réellement quitté les comptes numériques que je suis supposé avoir vidé sans vergogne.



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