Contre-culture

Date 25-06-2014 10:20:07 | Catégorie : Nouvelles


Contre-culture


Kris alluma sa troisième cigarette ; il attendait Frank depuis déjà une demie-heure et commençait à s’impatienter. « Pourquoi me suis-je embarqué dans cette galère ? » se demanda-t-il dans un rare moment de lucidité. Avec Frank, c’était toujours la même chose ; des tuyaux crevés et des plans foireux tenaient lieu de souvenirs communs. Un autre que lui aurait déjà rompu tout contact avec Frank mais pas Kris et ce pour une simple raison : ils étaient frères.

Kris et Frank avaient monté leur groupe de rock et végétaient depuis trois ans dans le monde de la musique alternative : Kris, le cadet, jouait de la guitare et chantait tandis que son frère aîné prenait à cœur le rôle de bassiste. Ils avaient recruté plusieurs musiciens ces dernières années mais aucun n’avait réussi à les supporter plus de six mois ; batteurs et guitaristes avaient jeté l’éponge devant l’amateurisme chronique des fondateurs du combo alternatif baptisé « Subbacultcha » en l’honneur d’une légende du rock américain, un gros plein de soupe appelé Black Francis. Kris composait les morceaux avec Frank et écrivait les textes seul ; il n’avait rien contre le talent poétique de son frère mais il estimait que des paroles centrées sur la scatologie, la haine de la religion et les gros seins limitaient un peu l’accès aux médias et brouillaient le message auprès du public. Pour sa part, il voyait dans son art un moyen d’exprimer sa critique de la société de consommation anglaise, de l’hypocrisie des politiques et de l’impérialisme américain ; il ne voulait pas devenir le Jim Morrison du vingt-et-unième siècle en version britannique mais il avait des idées bien arrêtées sur la musique et ce qu’elle devait apporter à la jeunesse.

Leurs parents les avaient toujours encouragé dans cette voie ; il fallait dire que Debbie, la maman, avait connue ses heures de gloire au début des années quatre-vingt en qualité d’égérie des Nouveaux Romantiques et s’attribuait même une courte liaison avec le beau David Sylvian. Ancienne danseuse des ballets de Londres, elle s’était orientée vers ce courant musical parce qu’il était plein de jolis garçons et qu’une fille dans son genre n’avait aucun mal à jouer les potiches dans les clubs qui s’ouvraient dans la capitale. Quant au père, Danny, il avait assidûment fréquenté ces endroits où la cocaïne agrémentait l’atmosphère déjà surchargée ; son métier de directeur artistique dans une agence de publicité nécessitait de se positionner selon les modes et sa liaison avec l’ineffable Debbie l’avait bien aidé en ce sens. Le couple avait décidé de s’installer et de donner une suite à sa lignée ; Frank avait inauguré le bal et les fées n’avaient pas laissé leurs meilleurs cadeaux hormis une résistance exceptionnelle aux alcools forts. Kris avait suivi quatre ans plus tard et sa cueillette de neurones avait été plus fructueuse ; après ce duo de vainqueurs, Debbie et Danny avait arrêté là les frais pour des raisons économiques. La Grande-Bretagne connaissait une maladie endémique et difficile à soigner : le thatchérisme. En quelques mots, elle se traduisait par une intolérance exacerbée à tout ce qui ne portait pas de chapeau melon et de complet-cravate-veston, un refus automatique de la discussion et surtout un retour à des valeurs morales héritées de la reine Elizabeth la première. Dans ce contexte peu favorable aux gens créatifs et un peu différents, Debbie et Danny avaient vu leur perspectives d’avenir s’obscurcir et finalement avaient survécu tant bien que mal à une succession de crises économiques maquillées en miracles de la croissance du Royaume-Uni ; la mère s’était reconvertie dans la vente de prêt-à-porter féminin pour les jeunes rebelles tandis que le père avait accepté un poste de professeur de dessin dans un collège de troisième zone. Malgré ces aléas de l’existence, ils avaient enseigné à leurs deux rejetons les basiques de l’art alternatif et de la rébellion ; en ce sens ils avaient parfaitement réussi et aucun des deux n’avait achevé ses études secondaires.

Kris mit fin à la séquence souvenirs et essaya d’appeler Frank pour la dixième fois ; son mobile aboutissait au même répondeur qui débitait son laïus supposé drôle et le jeune rockeur n’eut pas la force de laisser un nouveau message. La combine annoncée par son frère et censée leur rapporter un peu d’argent frais sans trop d’efforts commençait à sentir le roussi ; Kris se demanda pourquoi il n’était pas étonné. Il se souvint du dernier coup du siècle imaginé par son aîné ; il s’agissait de vendre des répliques d’objet d’art de la période Warhol, fabriquées en sous-main par des ateliers clandestins dans le quartier pakistanais et distribués via des boutiques tenues par des amis de Frank. Au final, ils avaient investi les quelques centaines de livres versées en avance par les patrons des clubs où ils jouaient pour se rendre compte en définitive que c’était une vaste arnaque montée par des escrocs de quatre sous ; la réputation de génie du business qu’entretenait son frère en avait pris un coup. Pourtant, trop bonne poire, Kris avait accepté cette affaire, basée sur le commerce de plantes aromatiques pour les clients New Age, des vieux qui n’avaient pas vécu les années soixante mais rêvaient d’un monde sans pétrole ni nucléaire. « Avec ces illuminés, on peut vendre de la bouse de vache galloise au prix de l’ivoire kénian tant qu’on leur dit que c’est écologique » avait assuré Frank ; son cadet l’avait cru et de toutes façons l’investissement était tellement limité qu’au pire il devrait arrêter de fumer pendant une semaine. Cette fois-ci, il avait vraiment espéré et malheureusement le retard de son frère le ramenait à la dure réalité ; il en serait de sa poche de cinquante billets.
Kris était loin du compte ; les officiers de la brigade des stupéfiants vinrent le cueillir à sa cinquième cigarette et il en prit pour cinq ans, dans la même prison que son frère.



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