Opéra en cinq actes

Date 17-07-2014 01:00:00 | Catégorie : Nouvelles


Attention, le texte comporte des scènes violentes !

Acte I


« Putain, t’aurais vu les épaules, une vraie armoire à glace. Bref, J., super maigre, n’avait aucune chance. Mais genre, t’aurais vu l’autre quoi ! Des bras comme des cuisses, crâne rasé pour pas se faire tirer les cheveux, dents en or pour plus perdre les vrais, avait gagné le tournoi de boxe du pénitencier, fin, je veux dire, un monstre physique ! Alors, J. qui venait d’arriver, avait plutôt peur pour ce qui devait être son premier combat, donc J. a pris un saut d’eau au nettoyage, l’a rempli et l’a lâché du haut du troisième. Bang ! La championne de boxe est morte sur le coup. Mais bon, tu vois, on a tous eu une première danse, maintenant c’est ton tour. Toi ou elle. Allez Juliette, je te couvre, tu l’égorges par derrière, point barre, cette connasse crève et personne te fait plus chier ! ».
Juliette essayait de se trouver des raisons valables, assez valables pour justifier un meurtre. Comment cela avait-il commencé si ce n’est dans la stupidité, la conquête de territoire et le désir de puissance ? Comment cela allait-il se terminer ; sang, trippes, sueur, cris ou gémissement, réalité et folie ? Michelle posa la lame au creux de sa paume. « Le ballet commence, petite, le ballet commence : c’est l’heure de danser ! ».

Sa gracieuse épaule eut un mouvement vif, rapide ; le poignet vrilla et le buste se projeta vers l’avant ; un, deux ; la lame glisse et la gorge s’ouvre. La finesse et l’habileté du bras laissèrent place à un flot sanglant et désordonné, véritable symphonie d’éclaboussures, mélodie de giclements, chaque note étant l’ascension de la précédente, plus rouge, plus épaisse. La « conasse » ne pouvait crier, étouffée par son propre sang, concert de gémissements : le grand final approche. Le corps s’écrase dans un bruit sourd, une note grave et la musique s’éteint tandis que s’enfuient le maestro et son valet. Tomber de rideau.

Acte II


« Il parait que le grand méchant loup à demander à te voir, petit chaperon. Il a envoyé les trois petits cochons te déloger. Ouf, souviens-toi qu’on était dans ma cellule ; et Pouf, crache-lui dessus de ma part. Ouf et Pouf, dommage que cette maison ne puisse s’envoler ! Justement les voilà ! Groin ! Groin ! ». Trois paires de talons firent écho sur le bitume, marche nuptiale ? Les cochons avaient déjà la matraque raide, prêts à faire tomber leur courroux au moindre refus. « Alors mes bons gros porcs, qui a la plus grosse ? Allez, lâchez-moi maintenant ! ».
Les convulsions frénétiques de la belle firent grogner les porcins, vagues élancées des bras, suaves ondulations des jambes. Hurlements de la foule endiablée : le chœur adule toujours les combats. Féroce coup de matraque tombé du ciel, l’arcane explose. Le sang coule et l’arène en délire exulte, bientôt l’extase et dans un immense feu de joie les corps nus danseront !
Valse à trois maris et six mains devient vite salsa sulfureuse : grondements bestiaux, fureur de la belle esseulée, que fait le prince charmant ? Le couplet se fait grave : il ne viendra pas, l’allégresse est vaincue, menée jusqu’à la tour d’ivoire. Funestes tambours ; le duel avec le ténor se rapproche et notre petite soprano s’annonce vaincue.

Acte III


« Juliette O’Neill, vol de voitures, deux fois, coups et blessures, troisième peine. Bientôt meurtre. Peu de visites, famille fortement wiccan mais ne semble pas croyante, profil typique mais nuancé de petites touches inattendues : j’adore. Malheureusement, vous n’avez pas volé la sucette d’une petite fille ce matin, n’est-ce pas. Disons que vous êtes passé du vol à l’étalage au braquage de banque. Ou plutôt comment vous faire comprendre les choses clairement… Ce soir, quelqu’un d’autre va mourir. Est-ce clair ? ».
Ses membres- supérieurs voltigeaient gracieusement dans de longues envolées célestes, silhouette astrale, plongée sous le projecteur, dominant l’obscurité. Voix forte et puissante, voix de poitrine indomptable, sauvage, terriblement rauque, écho d’elle-même.
« Retenez bien cette phrase : ce soir, quelqu’un va mourir. Serait-ce vous, votre complice, quelqu’un avide de vengeance ou qui sais-je… Vous vous agiterez dans une sorte de transe, une frénésie et, incapable de contrôler votre corps, de confiner vos peurs, vos folies, vous assisterez impuissante à la fin, au tomber de rideau, rouge, ensanglanté, fatal. Le destin est barbare et, tandis que je dormirai paisiblement auprès de ma femme, quelqu’un va mourir. ».
Son buste inspirait, expirait dans une cadence impassible, un rythme parfait et elle sentait ses jambes céder sous la violence, la violence de son calme impassible, visage de porcelaine si cruel, figé dans l’amer tendre, glacé dans une douce souffrance.
« Que dois-je vous répondre ? Que j’ai des regrets ? Que j’ai peur de mourir ? A vrai dire, je ne sais pas, je ne sais plus ce que je fais, ce que je suis. Le temps a détruit ma raison et, désormais, que me reste-il si ce n’est… un corps abîmé, une vingtaine tassée, des cheveux ternes, des formes aplaties, des yeux écarlates ? Mes yeux, c’est peut-être mon seul regret : ils ne voient plus que le sang, que le rouge, ils brûlent. Si je meurs ce soir, souvenez-vous de mon regard écarlate sur votre face blanchâtre. Sinon, si je respire encore à minuit, craignez que je ne recommence, que ça ne recommence car tout cela n’est qu’une valse sempiternelle sur un air de vengeance. Que trouverais-je dans la mort si ce n’est la délivrance ? Oui, j’ai peur de mourir, mais, j’ai également peur de vivre… ».

Acte IV


Las, son corps, s’étala sur le matelas. Membres éreintés, buste meurtrie, visage disgracieux, vie éphémère. Elle prit sa gorge entre ses mains et se souvient de la lame sur la nuque, archet sur un violon, éraillement des cordes brisées, concerto de fausses notes. Les violons se casseraient les uns après les autres, chaque voix s’éteindrait l’une après l’autre dans une sanglante boucherie de gorges tranchées, de voix muettes, incapables de crier, de chanter ou de parler. Le sang obstruera les gorges cisaillées ; une corde se casse, un violon se brise, un bruit strident et… Silencio.
« Un soir, je sortais de boîte de nuit avec une amie. Nous avions beaucoup dansé et j’étais plutôt bourrée, assez pour ne plus me contrôler. Un homme, seul, m’a demandé une cigarette. Il n’arrêtait pas de mater les seins de mon amie et lorsqu’elle lui a demandé d’arrêter, il a ri. Un rire aigu, atroce, un rire insoutenable qui déformait son visage. J’ai brisé ma bouteille de bière sur le côté droit de sa face. L’oreille n’a pas aimé. Il hurlait et j’ai voulu le faire taire : je l’ai frappé encore et encore jusqu’à ce qu’il tombe, jusqu’à ce qu’il cesse de crier, de parler, de murmurer. Son visage était déchiré par la douleur puis, il a fini par s’apaiser, presque souriant, incapable de ressentir quoique ce soit, inconscient. J’ai appelé les secours, puis je me suis mis à courir, seule. J’aurais pu prendre ma voiture mais je me suis juste mise pieds nus et j’ai couru dans une plaine, j’ai couru jusqu’à ce qu’ils m’arrêtent le lendemain matin. Je savais qu’il m’aurait et j’avais besoin de… sentir ma liberté, juste une dernière fois. ».
Ses jambes flottaient au gré du vent, bercées dans de tendres mouvements aériens, célestes, souples et amples. L’herbe humide sous ses pieds, douce rosée matinale et amer soleil levant : la fin est proche. Les sirènes stridentes sur le chemin de terre, nuage de poussière virevoltant, cendre rugueuse annonciatrice de chaos, de cris et de menottes lacérant ses poignets encore enfantins, si fragiles et innocents. Elle essaye de crier toute sa peine mais ses cordes vocales restent muettes, crispées, tétanisées par la peur.
« La liberté, ça n’existe pas. Ils chantent cette ode pour nous faire languir de l’au-dehors, nous rendre fou, mais, Juliette, la liberté n’existe pas. ».

Acte V


« Hey, les filles, ils ont laissé Lux jouer de la guitare, ce soir ! ». Michelle et Juliette bondirent de leur lit dans un élan de grâce, animées par le désir soudain d’entendre cette voix angélique, cette triste mais si jolie fille. Elles traversèrent les escaliers et le long couloir principal jusqu’à la salle de spectacle. La scène était sombre et Lux s’était assise sur une maigre chaise, inconfortable, la guitare sur les cuisses, face au public silencieux.

Les notes furent suaves, tendres, douces déformations aériennes, sons voluptueux, arabesques musicales mais paroles sèches. « Je serais déjà morte si tu ne m’attendais pas, quelque part, derrière ces murs infranchissables, derrière cette prison de verre où le temps s’est arrêté et, lorsque je clos mes paupières, je nous revois, l’un contre l’autre, nourris par la chaleur de l’être aimé ; je revois ton regard si doux caresser ma joue meurtrie ; je revois tes iris bleutés et je me sens mourir. Je me sens mourir encore et encore, une violence inouïe, insurmontable.
Mon corps se plie sous la douleur et je me meurs à jamais. Mon âme n’est plus dans mon corps, plus dans ma tête, à peine accroché à ma tignasse blonde. Mes tatouages se décollent de ma peau, mes ongles s’arrachent et mes dents tombent ; ma peau se déchire, mes membres se déracinent de leur tronc et, dans un éclair, ma tête éclate, repeint ces murs si froids, si ternes. Et je me sens mourir, encore et encore, une violence inouïe, insurmontable.
Tes yeux posés sur mon corps me brûlent, et je ne peux que t’aimer, me consumer, m’embraser pour toi et ces prunelles de feu. Depuis deux mille ans je suis là, enfermée pour l’éternité, prisonnière de ce monde, cet édifice, de moi-même. Mes veines explosent, mon cœur se pourrit, viscères prodiguées, chair avariée dont il ne reste plus qu’un funeste arôme, effluve ensanglanté. Et je me sens mourir, encore et encore, une violence inouïe, insurmontable. Je revois tes yeux et je me sens mourir tandis que tu m’attends… ».

Plus de danse ni de ballet, ce qui avait commencé dans la frénésie s’achève sur ce dernier plan : une foule statique, tétanisée par la tristesse. « Et maintenant, Michelle, qu’est-ce qui va nous arriver ? ». Elle hausse les épaules, muette, et Juliette jette un dernier regard vers la scène et cette silhouette, cette poupée de chiffon. La lumière se reflète sur son visage humide, éploré. « Je vois… Tu es aussi perdue que moi… ».




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