Les dernières heures de Dame Jeanne

Date 29-07-2014 18:13:51 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Les dernières heures de Dame Jeanne

Mon ami François arriva un vendredi soir , avec son épouse Ginette, pour passer le week-end avec nous.
C'était devenu une coutume : dès qu'ils revenaient de déplacement, ils venaient passer quelques jours chez nous. Ils laissaient leur longue caravane sur le terrain où ils résidaient en attendant un nouveau départ et ils arrivaient peu après.
Ils avaient coutume d'amener, à chaque visite, quelque chose de bien particulier à la région d'où ils venaient. C'est ainsi que nous avons goûté à moult charcuteries de divers terroirs, à de bons foie-gras, à de moins bons, aussi,à d'étonnants produits en conserve, et à divers pinards aux origines douteuses .
Ce jour-là, leur attitude altière laissait présager du nanan. Ils portaient, chacun par une poignée, une assez imposante dame-Jeanne pour laquelle la galanterie ainsi que la suite de mon histoire m'empêchera de vous livrer le volume de la dame.
François m'expliqua avec un enthousiasme fébrile qu'ils arrivaient d'un chantier près de Chateauneuf-du-Pape, qu'ils avaient trouvé un emplacement pour leur caravane dans la cour d'une ferme d'un viticulteur de la région et qu'ils s'étaient liés d'amitié avec le dit viticulteur, ce qui ne m'étonnait pas,mes amis étant extrêmement attachants.
Au moment de leur départ, le brave paysan leur avait offert cette splendide dame-Jeanne en les informant qu'elle contenait un pur joyau de la production locale et qu'il les engageait à le déguster avec respect et occasionnellement. Du bon vin comme celui-là, leur avait-il dit, ils n'auraient pas l'occasion d'en boire souvent.
L'enthousiasme de François, ajouté au fait que le niveau haut de la bonbonne n'était plus visible, m'incita à penser qu'il savait déjà de quoi il parlait.
La dame-Jeanne trouva d'emblée une place privilégiée et à bonne hauteur sur un coin de buffet . Comme disaient nos femmes, elle faisait bien dans le décor, ça faisait rustique.Sa position idéale nous a permis, avec une facilité réjouissante, de transvaser un bon litre du nectar dans un récipient à large col, prudence oblige.
La première dégustation, sitôt la dernière bulle d'air remontée du récipient disparue, fut doublement satisfaisante.
Tout d'abord, nous fûmes, François et moi, tombés d'accord pour déclarer avec solennité que pour du bon vin, c'était du bon vin. Et puis, réalisant la pauvreté de notre définition, nous avons puisé dans nos souvenirs les adjectifs, en vrac, qui pouvaient convenir à un bon cru. On a alors décrété qu'il avait du corps et une belle robe et que la pourriture noble qui se balançait au fond de nos verres avait le parfum du terroir. Vous pensez bien qu'une telle analyse a exigé plusieurs dégustations qui nous ont permis d'apprécier la facilité de basculement de la dame-Jeanne.
La deuxième raison de notre satisfaction se manifesta à l'instant même où nos épouses, à peine les lèvres ayant effleuré leur verre, déclarèrent avec une moue de dégoût que cela avait un goût de vinaigre, comme tous les vins . François et moi, nous avons manifesté notre déception de ne pas pouvoir partager un tel plaisir avec nos épouses qui ne virent pas le clin d’œil de satisfaction que nous nous sommes adressé.François et moi, et puis nous sommes tombés d'accord qu'un tel nectar trouvait toute sa force lorsqu'il accompagnait un authentique camembert; mais attention ! du VRAI camembert ! celui qu'on est plutôt obligé de tartiner que de découper. Et il se faisait, justement, que je savais où en trouver. J'avais découvert, en déconsignant mes bouteilles au Géant-Casino de La Valentine ( Marseille ),qu'on pouvait acheter, pour un prix dérisoire, des lots de camemberts déclassés à cause de leur fluidité et de leur odeur. Exactement ce qu'il nous fallait.
Nous avons insisté pour décharger nos épouses de la corvée de commissions : l'homme sait souvent alléger les tâches de sa compagne. Nous en sommes revenus avec un doute fortement ancré: serions-nous capables de consommer le volume de camembert que nous avions acheté avant que leur odeur nous fasse repérer dans mon quartier ? L'inquiétude nous fit commencer la consommation dès notre arrivée . Nous ne trouvions pas les mots pouvant qualifier le subtile mélange de la Normandie dans toute sa violence et du jus du meilleur terroir vinicole de notre beau pays . Quelques larmes d'émotion durent être contenues: nous connaissant, nous savions qu'elles pourraient déferler sans beaucoup d'efforts. Déjà que nous étions en train de refaire le monde....
C'est fou ce que, lorsque nous sommes entre bons amis, les heures des repas semblent être rapprochées.
N'étant pas sectaires, nous avons voulu comparer la valeur du châteauneuf-du Pape avec tout ce qui pouvait être susceptible de le mettre en évidence, mais nous tombions toujours d'accord sur le fait que rien n'égalait le subtile mélange de ce vin et du camembert ça tombait bien: il nous en restait encore un sacré volume.
Finalement, dès le dimanche matin (les Normands ne renâclent pas sur des tartines de camembert dans le café au lait. Authentique! ça m'arrive encore ), notre réserve de camembert commença à s'affaiblir.
C'est à l'occasion du repas de midi que, François et moi, chacun tenant une poignée de la dame-Jeanne pour en déverser son précieux contenu, nous nous sommes jeté un regard inquiet. Une telle part des anges n’étant pas envisageable, il nous sembla hors de doute que nous devions être les seuls responsables de l'étonnante légèreté du contenant. Nous avons agité la bonbonne et avons pu décréter que le repas du soir ne serait pas un repas de lapin ( qui, paraît-il, font des repas sans boire ) .
Ce fut le cas, nous en avions largement assez...
Nos amis devaient repartir retrouver leur caravane et vint l'instant de régler le sort du restant de vin dans la dame-Jeanne. ce fut vite régler : en secouant un peu la bonbonne retournée, nous sommes parvenus à en extraire les deux verres du coup de l'étrier.
Je me souviens du départ de la dame-Jeanne ; François, l'air dégagé, la portait négligemment, d'une seule main, au coin de son épaule.




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