Préjugés

Date 04-08-2014 23:00:00 | Catégorie : Nouvelles








Je rentrais comme prévu à mon domicile. L’air était lourd et sec, les signes annonciateurs d’une grande chaleur. Je pris l’initiative de m’arrêter chez l’épicier, du coin, pour prendre une réserve d’eau minérale, au cas où il y aurait une pénurie. Certaines sauterelles du désert ont fait leur apparition au bord des trottoirs. La peste des agriculteurs : elles ont la capacité de raser toutes les récoltes, en un rien de temps.
Plus aucun doute : demain, les climatiseurs fonctionneront à plein régime.
Arrivé au quartier, muni de mon pack de bouteilles dans le coffre, un attroupement s’était créé près de la maison : impossible de stationner devant chez moi. Des femmes glapissaient dans toutes les directions. Ma femme au balcon, les mains appuyées sur la rambarde reluquait ce triste tableau. Je pris peur ! L’heure semblait grave. Je ne comprenais plus rien, je ruisselais de sueur. J’essayais à tout prix de me faufiler et pour constater par moi-même cet affolement.
L’adolescente figurait statique, allongée sur le côté devant sa porte, entourée de ses frères et proches. Le père essayait, sans succès, de joindre les urgences. La mère, quant à elle, assise sur une pierre à quelques mètres du drame, paraissait tétanisée par l’émotion. Les voisines lui tenaient les mains pour la calmer, son visage s’avérait plus pâle que celui de la victime. C’était vraisemblablement une chute d’escalier devant l’entrée.
Que faire ? L’emmener aux urgences ? Mais si en la transportant, on déplaçait quelque chose d’irréversible ?
Mon voisin, avec lequel je suis en profond désaccord, tremblait des mains, la panique le gagnait à son tour. Il fallait agir et prendre une décision au plus vite. Etant le seul motorisé, je lui proposai mes services, au cas où il déciderait de conduire sa fille à l’hôpital.
Il n’aura fallut pas plus de deux, trois échanges de regards entre le chef de famille et ses enfants, pour qu’on rabaisse la banquette arrière et porte délicatement la petite. La mère perdit connaissance une nouvelle fois, et les voisines, à la rescousse, la ranimaient en trempant leurs mains dans une bassine d’eau et lui renvoyant à la figure. Le grand frère nous devança et prit un taxi avec son cousin : direction l’hôpital « Hassan 2 ».
Arrivés à destination, nous entrions par la porte principale de l’hôpital du peuple. À partir de cet instant, je découvris l’autre face obscure de la ville et de la vie. Une atmosphère m’empara dès les premiers mètres, après avoir dépassé le premier barrage, une ambiance lourde, où les âmes échangeaient directement leurs émotions entres elles. Les familles des victimes, dès réception des verdicts, étaient à la recherche de bienfaiteurs pour pouvoir payer les frais d’hospitalisation. Une course contre la montre, où le destin jouait ses cartes. Les visages crispés de ces hommes et femmes, démunis par leurs conditions précaires, déambulaient les allées, comme les abeilles auxquelles on aurait attaqué leur reine.
La noirceur de la nuit faisait son effet. Les lampadaires illuminaient les moustiques qui dansaient autour, et je me guidais en suivant les panneaux d’indications pour arriver aux urgences. Je m’étais stationné juste derrière une ambulance, qui me barrait le passage, à quelques mètres de l’entrée. Un accident routier nous avait volé la vedette. Une collision entre un taxi et un minibus avait fait des ravages, personne ne nous considéra, le personnel paraissait débordé. Les infrastructures n’avaient pas changé d’un iota depuis plus de trente ans.
Le père interpella son neveu, qui connaissait une infirmière en service, et lui demanda de l’appeler. Il lui glissa ensuite quelques billets pour qu’on puisse enfin s’occuper de la petite. L’hôpital était gratuit mais il fallait tout de même graisser quelques pattes pour être pris en charge. Je bouillais de l’intérieur, spectateur de cette prise en otage du système. En quelques minutes, un brancardier se positionna derrière le coffre de la voiture pour récupérer la victime à la respiration chaotique. A partir de ce moment, silence radio : les portes se renfermèrent sur nous en emportant toutes ces âmes abimées. Des familles démunies se rassemblaient dans des jardins laissés à l’abandon, le portable à la main, en attendant d’obtenir des informations de l’état de leurs proches auprès des infirmières. La plupart d’entre elles veilleront à la belle étoile jusqu’au matin, faute de moyens.

Il était bientôt trois heures du matin :
Nous étions recroquevillés dans la voiture à attendre le coup de fil qui nous donnerait l’état actuel de santé de la petite. Mon voisin sortait de la voiture tous les quarts d’heure pour calmer son angoisse, en clopant, et son fils, assis à ma droite, jouait sur son Smartphone pour passer le temps. Dire qu’il y a quelques semaines nous avions failli en arriver aux mains à cause du vacarme de sa fille, il alla jusqu’à me traiter d’arriviste !
Un téléphone se mit à vibrer. Aussitôt, le neveu, assoupit sur la banquette arrière, répondit et mit l’appareil sur haut-parleur, pour que tout le monde puisse profiter de cette conversation cruciale.
« - Salam Rachid ! On vient juste de quitter ta cousine, désolée le chirurgien a eu du retard. En ce moment elle est trop épuisée pour qu’on fasse n’importe quelle intervention. Le docteur a décidé d’attendre au moins deux jours », répondit d’un ton grave l’infirmière.
« - Mais, elle va s’en sortir ! Hein ! »
« - InchAllah. J’ai peu de temps, c’est la folie cette nuit. Alors, écoute-moi ! Vous avez bien fait de nous la ramener avant les secours, vous êtes tombés sur ce qu’on appelle, « l’heure en or ». On a réussi à administrer les soins appropriés pour éviter le pire. La petite a eu plusieurs lésions internes, et quelques lésions cérébrales. On a échappé de peu à la paralysie. Bon il vous faut impérativement réunir l’argent pour les divers soins et l’intervention chirurgicale. Vous avez deux jours pour ramener vingt mille dirhams. Elle va s’en sortir, courage. »
Puis, plus rien ! Le visage du père se décrispa légèrement, sachant que sa fille ne semblait plus en danger de mort, il me tapota l’épaule en signe de reconnaissance. Il appela aussitôt sa femme pour lui annoncer la bonne nouvelle et lui dire qu’il fallait absolument trouver de l’argent avant deux jours, le compte à rebours avait débuté. Il me pria de partir. Quant à lui, il décida de rester à l’hôpital avec son fils et son neveu, pour pouvoir la voir au petit matin, lors des visites.
Ma mission prenait fin. Je quittai cet endroit avec une pression au cœur. Je me sentais lourd. Il aura fallu cette douloureuse épreuve pour que je puisse découvrir mon voisin sous un autre angle. L’homme, qui me donnait de l’urticaire, a su gérer, tant bien que mal, la situation. Il s’est montré digne. Je me suis définitivement trompé sur l’individu, mes préjugés m’ont aveuglé. C’était tout simplement un bon bougre, avec une maladresse de campagnard, qui s’était retrouvé dans les mécanismes violents de la ville.







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