Le miroir est le juge de paix

Date 26-08-2014 15:44:11 | Catégorie : Nouvelles


Le miroir est le juge de paix


Les flashs crépitaient sur le plateau ; Brett sourit, à moitié nu, exhibant son corps parfait et son visage de dieu grec. Ce n’était pas son moment préféré mais il savait s’en accommoder ; son métier de modèle comportait des inconvénients allant de paire avec la notoriété. Brett préférait largement ces quelques désagréments à la plate existence d’un vendeur de chaussures comme son cousin Barry ; pourtant, vu de l’extérieur, ils avaient été promis tous les deux au même avenir. Barry et Brett représentaient l’archétype de l’Américain idéal et fantasmé par les publicitaires ; grands, blonds aux yeux bleus et taillés dans le roc, ils avaient affolé les jeunes filles de leur patelin perdu de l’Oregon. Pourtant, vingt ans plus tard, pendant que Brett s’affichait en première page des magazines de papier glacé, Barry vendait des bottes aux pêcheurs et des pantoufles aux mémères de Springfield.

« Qu’est-ce qui avait fait la différence ? » se demanda Brett. Complices depuis l’enfance, ils avaient tous deux joué au football dans l’équipe locale, connu leur première gueule de bois avec des gars plus âgés, appris à conduire le vieux pick-up du grand-père Thomson et dépucelé une paysanne du cru. Un jour, lors de leur dernière année de lycée, un recruteur de l’agence Elite était venu les voir pour leur proposer de poser ; « c’est juste un test » avait-il dit aux deux adolescents un peu inquiets mais quand même fiers. Le soi-disant essai s’était avéré concluant et ils étaient revenus dans leur campagne un contrat mirobolant ; le prix à payer avait consisté à quitter Springfield et emménager dans un petit appartement de San-Francisco. Barry et Brett n’avaient pas pleuré leur ville natale ; ils se destinaient dorénavant à une carrière de mannequin, à voyager sur les cinq continents, à rouler dans des voitures de sport aux côtés de femmes magnifiques et à gagner un maximum d’argent.

Brett arrêta la séquence souvenirs quand une voix haut perché lui ordonna de revenir sur Terre.
— Brett, ce regard dans le vague ne va pas du tout avec la force de ton personnage, dit Armand le photographe français.
Brett s’exécuta sans résister ; il savait que discuter avec cette petite grenouille prétentieuse ne servait à rien et de toutes façons il était payé pour promouvoir du rêve en flacon sous les ordres d’artistes supposés géniaux.
« Le miroir est le juge de paix » avait déclaré son premier agent, une grosse bonne femme prénommé Clarissa ; Brett avait suivi ce principe à la lettre, au contraire de Barry. Son cousin était tombé dans le piège de la vie facile ; le cycle infernal des mauvais conseils s’était enchaîné, l’entraînant sur la route de la cocaïne et des contrats douteux.
— Brett, mon chou, on a fini et c’est dans la boite mais pas grâce à toi, cria Armand à son modèle.
— Je suis désolé, Armand, répondit Brett. Je suis fatigué aujourd’hui ; ça ira mieux demain.
— Va te reposer. Je ne voudrais pas que ton beau visage soit cerné demain. Et ne fais pas de folies de ton corps !
Brett sourit en pensant que ledit Armand lui courait après depuis le début de la semaine et ne supportait pas qu’un autre obtienne ce dont il ne pouvait que rêver ; et si ce rival s’appelait Claudia ou Eva cela l’énervait encore plus. Ce soir, l’élue se prénommait Olivia, une jolie Française salariée par la production et accrochée à ses basques afin de garantir le succès de la campagne de publicité ; Brett n’avait pas eu de difficulté à la mettre dans son lit et elle avait ainsi mêlé l’utile à l’agréable.

Brett se rendit à l’hôtel pour prendre un peu de repos avant les traditionnelles courbettes auprès de l’annonceur ; son travail ne s’arrêtait pas à s’exhiber devant les objectifs et à louer son image pour cinq ans à une marque de parfum qu’il n’utilisait même pas.
Il repensa à Barry ; son cousin n’avait jamais saisi la différence entre se prostituer et tirer parti de sa beauté naturelle. Son erreur fondamentale l’avait conduit à poser pour des catalogues de lingerie masculine puis des revues de charme et enfin à jouer dans des vidéos érotiques ; il s’en était fallu de peu qu’il ne devienne un acteur porno. Brett avait veillé au grain, dans la mesure de ses moyens, puis il avait enclenché la mécanique judiciaire ; Barry était tombé tellement bas qu’il n’avait pas vu venir le coup et en deux temps trois mouvements il s’était retrouvé en cure de désintoxication sous la tutelle de Brett, loin des tentations californiennes.
— Brett, mon chéri, ouvre, cria une voix derrière la porte.
Brett reconnut le mezzo-soprano d’Olivia ; il n’avait pas envie de la voir.
— Je ne suis pas prêt, Olivia ; j’ai des tonnes de formalités à régler et je veux terminer avant le dîner.
— Je peux t’aider si tu veux.
— Non, ce sont des trucs d’Américains ; on se rejoint plus tard dans la salle de restaurant.
— Tu me manques.
— Toi aussi. A tout à l’heure.

Brett se servit un verre d’eau gazeuse puis se regarda dans le miroir de la chambre ; il se trouvait encore bien conservé à presque quarante ans et il devait lui rester encore dix années à trôner au sommet de sa profession avant de se retirer définitivement. Il partirait en pleine gloire et quitterait le milieu ; il avait amassé assez d’argent, bien placé en valeurs sures et non auprès des escrocs de Wall Street, pour s’installer tranquillement sur une petite île des Caraïbes à se la couler douce incognito.
Il s’imagina Barry en train de revenir chez lui dans la banlieue de Springfield ; il avait eu de la chance de trouver l’âme sœur lors de sa cure. Candice l’avait soignée, en bonne infirmière spécialisée dans les addictions, puis était tombée amoureuse de ce grand gaillard ; elle avait accepté de s’installer dans l’Oregon, en plein territoire puritain, de prendre un travail dans l’hôpital général de Springfield et de devenir la femme d’un ancien mannequin de haut vol désormais vendeur de chaussures.
«  Le miroir est le juge de paix » se dit Brett en souriant devant le reflet de son propre visage.



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