Flora de dix à douze

Date 20-09-2014 10:10:00 | Catégorie : Nouvelles


Flora de dix à douze


Flora ouvrit la porte d’entrée comme tous les jeudis et s’annonça, au cas où l’un des habitants de la maison fut encore présent. Personne ne répondit et elle en conclut aussitôt que Marjorie, Corentin et les deux petites filles étaient déjà partis. A huit heures trente du matin, c’était fort prévisible dans cette famille bourgeoise de Chambourcy. Flora aimait bien travailler chez les Delahaye, parce qu’ils étaient bien élevés et ne la prenaient pas de haut. Elle ne savait pas vraiment quel métier ils exerçaient mais elle se doutait qu’ils étaient versés dans la haute technologie au vu du nombre d’ordinateurs présents dans le bureau de monsieur et des étranges machines électroniques stockées dans la cave.

Pour Flora, cela n’avait aucune importance ; ces clients payaient bien, ils faisaient attention à elle et ils avaient toujours un petit mot gentil pour elle. Corentin lui avait ramené des cadeaux de son dernier voyage en Amérique et Marjorie l’avait gentiment aidée dans des procédures administratives. Contrairement à d’autres familles du coin, ils ne se formalisaient pas outre-mesure de son accent portugais et ne la traitaient pas comme une vulgaire domestique.
Flora était d’un naturel jovial ; pourtant elle supportait assez peu les réflexions hautaines et le manque de chaleur de certaines matrones chez qui elle réalisait ses prestations de ménage. Elle avait, lui semblait-il, gagné le droit à la considération ; émigrée de Lisbonne, elle avait démarré dans une boite d’esclavagistes, à torcher des petits vieux et à laver les chiottes des nantis, payée au lance-pierres. Progressivement, elle s’était constituée une clientèle fidèle, contente de son service impeccable et de sa flexibilité. C’était la raison de son passage au statut de travailleur indépendant, loin de la dictature du planning et de l’incompétence des vendeuses locales.

Flora récupéra l’aspirateur et les produits de nettoyage ainsi que le seau à chiffons puis elle monta dans les chambres. Elle suivait une routine établie depuis le début et savait qu’en cinq heures elle aurait juste le temps de briquer la maison et de repasser les vêtements. En cela, Flora était une jeune femme cartésienne.

Quatre-vingt-dix minutes plus tard, elle était dans le bureau de Corentin, exactement dans les temps de son record personnel. La pièce était grande, avec en son centre une large table ronde ; des ordinateurs portables s’éparpillaient sur ce bureau de fortune, au milieu des papiers, des livres et des stylos. Sur les côtés, en plus des deux imprimantes, se trouvaient des sortes d’armoires électroniques truffées de boutons lumineux.
Pour Flora, cet endroit ne paraissait pas curieux ; elle le qualifiait plutôt de désordonné, de vrai cauchemar pour une femme de ménage consciencieuse. Corentin lui avait bien dit qu’elle pouvait déplacer les objets sans les remettre à leur emplacement d’origine, mais elle avait sa fierté et replaçait invariablement chaque chose à l’endroit exact où elle l’avait trouvée.

La jeune femme brancha l’aspirateur et le mit en marche puis se lança dans le grand nettoyage. Efficace, rapide et précise, Flora se déplaçait dans la salle telle une ballerine, évitant les obstacles et ne faisant qu’un avec son matériel. Vu de l’extérieur, c’en était presque beau, une vraie chorégraphie entre le tango et le flamenco. Le décalage semblait encore plus fort dans le décor électronique du bureau, au milieu des machines scintillant de leurs mille diodes.
Soudain, l’aspirateur cessa de fonctionner ; Flora vérifia l’interrupteur et l’alimentation, étonnée de l’arrêt brutal alors que les autres machines paraissaient fonctionner. Elle soupçonna une panne localisée et voulut vérifier sa théorie en allumant la lampe halogène ; le résultat confirma sa théorie car cette dernière ne s’illumina pas. Flora sortit de la pièce et s’aperçut que les autres appareils électriques étaient désormais éteints, du four à micro-ondes au réfrigérateur. Toujours aussi pragmatique, elle revint dans le bureau et constata que les armoires électroniques continuaient de scintiller. « Elles doivent utiliser des piles. » se dit Flora. Pourtant, elle remarqua une sensible différence dans le comportement des machines : les diodes scintillaient dans le sens inverse de celui qu’elle avait précédemment observé.

Cartésienne mais curieuse, Flora s’approcha de la plus grande des armoires et posa sa main sur son panneau central ; elle sentit une sorte d’effluve douce traverser son bras et se prolonger le long de sa colonne vertébrale. La jeune femme ne put résister à la curiosité et plaqua son autre mai ; le résultat ne la déçut pas et de sensation agréable elle passa à un plaisir magnétique, comparable aux effets du bain à remous parfumé.
Flora s’abandonna à ce moment de détente ; elle ne réfléchit plus et ne pensa même pas à son planning serré et sa quête d’efficacité. La machine lui faisait l’amour, simplement, lentement et dans une volupté nouvelle pour elle. Des images montèrent dans son cerveau : bleues, vertes puis multicolores, passant des couleurs froides aux plus chaudes, devenant coulées de lave et volcans. Flora se colla complètement à la machine, dans un irrésistible désir de ne faire qu’une avec elle, de magnifier l’orgasme par une fusion intégrale. Son corps fut envahi par une chaleur paisible ; elle ne s’enflamma pas, loin des images classiques sur les amours torrides et passionnées, mais devint une mer tempérée et agitée de vagues en cascade.
Flora se laissa complètement aller, proche du nirvana.

Le jeudi soir à dix-huit heures, les filles de Corentin et Marjorie rentrèrent de l’école et furent surprises de voir toutes les lumières allumées, l’aspirateur en route et pourtant pas de femme de ménage. Elles firent remarquer à Timo, leur baby-sitter, que Flora avait laissé ses chaussures, son sac à main et ses clés, bien rangés dans le meuble du vestibule. Timo leur répondit qu’elles avaient des devoirs à terminer au lieu de se mêler des affaires des autres.



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