Un petit pas pour le rêve
« Ackerman lista les noms des potentiels suspects dans cette sombre affaire de trafic entre Ganymède et Mars. Il y avait le professeur Donaldostein, avec ses faux airs de savant fou, la belle Marjanna Hansen, trop pulpeuse pour être honnête, et enfin le robot OGR123, un bijou de la technologie positronique. »
« Non ! Si je commence le chapitre de cette façon, il va encore falloir que j'explique pourquoi chacun pouvait, dès le début, rentrer dans la catégorie des meurtriers. » s'écria Bob, furieux de son manque d'inspiration. A sa décharge, il fallait avouer que le cahier des charges imposait à chaque nouvelle l'existence d'au moins une intelligence artificielle, en plus du sexe et des digressions scientifiques, le tout dans de la science-fiction classique, avec des vaisseaux spatiaux, des guerres intestines et une menace extra-terrestre. Cerise sur le gâteau, il était limité à dix mille caractères espaces compris.
Bob se rappela ses débuts d'écrivain, quand il tentait vainement de percer sur les forums littéraires ; il avait alors postées des histoires squelettiques racontées avec une pointe d'humour et beaucoup de références cinématographiques. Les premiers commentaires l'avaient presque éreintés. Heureusement, Bob avait pu compter sur sa plus grande admiratrice, sa fiancée Brit, pour lui remonter le moral et le remettre en selle. « Il faut forger pour être forgeron » lui répétait-elle sans cesse, invoquant une philosophe disparue et renommée dans toute la Voie Lactée et au-delà , sa propre grand-mère.
« L'anthropologue Donaldostein venait juste de quitter la case 'Douteux' pour entrer au panthéon des victimes ; son crâne défoncé en attestait et aucun secouriste, même équipé de la meilleure des colles, n'aurait réussi à le souder aux restes calcinés de sa misérable carcasse. »
« Et voilà , un de moins ; je vais pouvoir me recentrer sur Marjanna Hansen, faire grimper la température du récit en lui assurant une liaison torride avec une espionne vénusienne et le tour sera joué » se dit Bob en riant. Il avait repris du poil de la bête ; non seulement son histoire comportait une séquence complète sur la différence entre les hommes de Neandertal et de Cro-Magnon mais elle intensifiait l'élément dramatique grâce à la mort inattendue du gâteux de service. Son héros, l'incorruptible agent Ackerman, avait encore plus de six mille caractères pour résoudre l'énigme.
Bob se versa une rasade de son nectar favori, un mélange exotique ramené de Cuba. Il lui fallait tenter de ménager la chèvre et le chou, de concilier les différents types de lecteur, au nombre de trois selon son expérience sur les forums littéraires et dans les comités de lecture. Les premiers, heureusement minoritaires, pinaillaient sur la vraisemblance, cherchaient midi à quatorze heures et voulaient qu'on leur explique tout. « Ils devraient acheter leurs livres chez IKEA » disait la malicieuse Brit quand elle lisait leurs commentaires plus orientés questions que réflexion. Les seconds, certainement influencés par la télévision et les jeux vidéos, voulaient toujours plus de rebondissements, un suspense exaltant et une chute extraordinaire. Bob les comprenait : il n'écrivait pas des histoires pour remplacer les somnifères et lui-même aimait quand l'action prenait le pas sur le reste. Les troisièmes avaient sa préférence et demandaient que l'auteur respectât leur capacité à imaginer la suite, à interpréter l'histoire et à intégrer leur propre psychologie au schéma initial. Bob écrivait essentiellement pour eux mais il prenait aussi en compte l'avis des autres.
« OGR123 répondait aux Trois Lois de la Robotique dont la première édictait le principe suivant : un robot ne peut porter atteinte à un être humain, ni, restant passif, permettre qu’un être humain soit exposé au danger. A cet égard, il ne pouvait être suspecté de meurtre car il en était incapable. »
« C'est quand même la honte de devoir tout expliquer, comme dans un vieux manuel de physique. On dirait du mauvais Asimov » remarqua Bob en relisant sa copie. Cependant, depuis qu'il avait accepté de tirer une partie de ses revenus de sa plume, il devait se soumettre à la loi du genre. Ses rêves de nouvelles originales, de romans décalés et d'histoires à plusieurs niveaux, attendraient encore quelques années ou un gros coup de chance avant de se réaliser. Bonne poire, il respectait la règle du jeu et dénaturait son style intuitif et sa narration à l'américaine pour contenter la majorité du lectorat. « Tu es comme ces politiques qui gouvernent au sondage : tu as mis tes couilles dans le micro-ondes et lancé la cuisson » lui répétait sans cesse Brit quand elle le surprenait à retoucher ses nouvelles.
Bob consulta ses notes sur le cerveau positronique, la théorie du chaos et les amours illicites, afin de terminer son collage narratif et de respecter le cahier des charges imposé. Il comptait sur sa rigueur et ses petites cellules grises pour amener Ackerman à la solution, tout en garantissant le suspense, avec des rebondissements, de l'action, du sexe et de la science. En dix mille caractères espaces compris, il ne pouvait pas mettre en scène un autre assassinat et encore moins terminer en beauté, à la Agatha Christie, dans un final où Ackerman réunirait l'ensemble des personnages encore vivants pour délivrer la puissance de son raisonnement et confondre enfin la sublime Marjanna Hansen. Sur ce constat fort logique, il relança son imagination et entama la dernière partie de son récit.
« Ackerman savoura sa victoire sur le monde criminel ; il avait patiemment dénoué la manipulation orchestrée par Marjanna Hansen, réhabilité l'humanoïde OGR123 et démontré qu'il n'existait pas de Quatrième Loi de la Robotique. Le trafic supposé entre les satellites galiléens et la planète rouge n'avait servi qu'à couvrir une machination à l'échelle galactique, destinée à discréditer, auprès de l'opinion publique, la technologie du cerveau positronique. »
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