Azéline, Chapitre 26

Date 21-10-2014 09:56:21 | Catégorie : Nouvelles


Il ne restera bientôt plus qu’une année à l’école normale pour Azéline et Germaine. Elles n’ont plus de nouvelles d’Henri, elles espèrent qu’il n’est pas mort, mais comment le savoir, elles ne connaissent pas ses parents. Azéline correspond toujours avec Jules, mais elle ne veut pas l’inquiéter inutilement. Son quotidien est tellement horrible. Qu’il se passe des choses aussi inhumaines en France semble incroyable. Nous sommes déjà en Août et Azéline passe les vacances chez ses parents. Elle regarde les champs prêts à être moissonnés. Elle s’est installée dans le pré de la Chapelle avec un livre et ses chères lettres, seul lien avec sa véritable existence.

Ma très chère amie,

La campagne verdoyante où je suis arrivé il y a quelques mois s’est transformée en un labyrinthe de tranchées. Tout a été retourné et détruit. Il pleut beaucoup en ce moment et j’ai de la boue jusqu’à la ceinture. Pour ne pas que les murs s’écroulent nous les étayons avec des cadavres d’Allemands. Une paire de bottes nous sert même de porte-manteau ! Je n’aurais jamais cru pouvoir supporter une telle inhumanité. Quand les parois s’écroulent, une main ou un pied noir et gonflé ressort au milieu de la terre. Je suis désolé de te raconter tout ça mais j’ai besoin de me confier. Les gens à l’arrière doivent savoir ce qui se passe ici. La guerre est terrible Azie ! Je n’ai rien à lire et je m’ennuie à mourir. Quand je trouve un vieux journal ou un carnet, je me précipite dessus. Je dévore des listes d’emplettes, des recettes de cuisine, des livres de compte, des journaux aux nouvelles bien anciennes. Si tu pouvais m’envoyer quelques livres, je serais tellement heureux !

Je t’embrasse ma douce,

Jules

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Ma chérie,

J’ai vu les ballets russes au Châtelet ! C’était d’une beauté inimaginable. Nijinski est magnifique ! J’aimerais tant que tu viennes me rejoindre à Paris au mois de septembre. Dis à tes parents que tu rentres à Rennes pour préparer la rentrée. Tu prendras le train pour la capitale. Je t’attends mon aimée, dis-moi que tu viendras !

Je t’embrasse,

Ta Germaine


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- Est-ce que tu es allée à Paris ?

- Oui Béryl, après la lettre de Jules, je me suis dit que je n’avais pas le droit de ne pas profiter de la chance que j’avais d’être une femme et de ne pas avoir à me battre. Ce qu’il me racontait était tellement terrible.

Les deux amies entendent des pas, Marie-Madeleine arrive, Azéline doit s’en aller. Elle disparaît d’ailleurs si soudainement que Béryl a à peine le temps de se retourner pour voir si elle est toujours là.

- J’ai des courses à faire, tu viens avec moi ? Tu ne sors plus ! Toujours le nez dans cet album de cartes postales. Je regrette de te l’avoir donné.


- Bien sûr que je viens avec toi, ça me fera du bien de sortir. Tu as raison, le bon air me fera du bien.

Béryl se prépare, quand tout à coup une idée lui vient.

- Est-ce qu’on pourrait passer par le cimetière ? Je voudrais vérifier quelque chose.

- Le cimetière ! En voilà une idée ! Tu ne crois pas que tu as eu assez d’idées noires comme ça ? Qu’est-ce que tu veux y voir ?

- Je te dis, vérifier quelque chose.

Les deux femmes empruntent le chemin qui mène au village. Les trois chiens courent devant elles, et font des allers et retours sans se lasser. Comme d’habitude, ils auront parcouru deux voire même trois fois plus de distance que leur maîtresse.

- Tu as découvert des choses en lisant tes cartes ?

- Oui, j’apprends ce qui se passait pendant la guerre de 14. A l’école, on nous raconte les batailles, les événements politiques, mais le quotidien des gens est survolé. Dans le courrier, je découvre le front mais aussi la vie des habitants de Renne et ses environs. Ce n’était d’ailleurs peut-être pas vraiment différent, ailleurs en France.

Elles arrivent au cimetière qui est à l’entrée du village. La vieille église semble accueillir les nouveaux arrivants.
La grille en métal a été repeinte en gris clair. Marie-Madeleine dit aux chiens de rester à les attendre dehors. Ils la regardent avec une langue rose qui pend au coin de leur gueule poilue.
C’est le gris qui domine à l’intérieur de l’enceinte. Les tombes, le gravier, les murs, tout est gris. Ça et là, les touches de couleurs sont données par des fleurs dans des vases clairs, et des plantes apportées par les familles. L’endroit n’est pas très grand, Lannargan est un village avec peu d’habitants y vivant à l’année.

- Je cherche la tombe d’Azéline.

- Ils ont un caveau de famille, elle doit être dedans.

Marie-Madeleine et Béryl parcourent les allées.

- Tiens voilà Guillemette Morvan, l’amie d’Azéline !

- Je n’ai jamais entendu ce nom ! Il y a des Morvan dans le village, certainement des gens de sa famille.

Une plaque est posée sur la tombe : « A ma mère ». Au milieu du cimetière, une croix assez imposante signale le tombeau des Conan. Plusieurs noms y figurent mais pas celui d’Azéline. Béryl examine la pierre tombale.

- Jean-Marie (1880-1975), ce devait être le mari d’Azéline. Il est mort à quatre-vingt-quinze ans ! Pierre (1853-1930), soixante-dix-sept ans, Guyonne, drôle de prénom ! (1849-1926), c’était les beaux-parents d’Azéline.

- Trois personnes dans la même tombe, il en manque un pour jouer à la belote !

- Tantine, tu fais de l’humour noir !

- Elle est peut-être enterrée avec ses parents ton amie. Cherchons les Cadoret.

Il y a plusieurs sépultures au nom de Cadoret, mais toujours pas d’Azéline. Marie-Madeleine et Béryl décident d’arpenter les allées de manière systématique. La vieille dame se pique au jeu, elle a bien envie de retrouver l’ancienne propriétaire de sa maison, celle qui a laissé tant de souvenirs derrière elle.

Soudain, Béryl crie :

- Je l’ai trouvée !

Dans un petit coin du cimetière, une croix est plantée dans la terre. Il n’y a pas de pierre, et rien ne délimite la tombe. Sur la croix, presque effacé, on devine « Azéline Cadoret épouse Conan ». Il a fallu vraiment chercher pour trouver la jeune femme. Un arbre au feuillage imposant dissimule complétement l’endroit où elle est enterrée.

- Je n’arrive pas à lire les dates, c’est en très mauvais état, 1896, c’est sa date de naissance, mille neuf cent… on dirait un trois, et peut être un six. Oui, c’est ça, 1936. Elle avait 40 ans.


- 40 ans ! C’est trop jeune pour mourir, s’écrie Tantine. Qu’est-ce qui a bien pu lui arriver ? Tu as vu où ils l’ont enterrée ? C’est à peine croyable ! Elle est complètement cachée. Même les chiens sont mieux traités. Qu’est-ce qu’elle leur avait fait ?

Marie-Madeleine ne supporte pas l’injustice. Elle marmonne et commence à retirer les mauvaises herbes qui envahissent l’endroit.

- On va s’occuper de toi ma fille. Ça n’est pas Dieu possible, traiter les gens comme ça !

Elle part en direction d’un monument imposant couvert de fleurs. Dans une jardinière, des asters magnifiques poussent de façon exubérante. A l’aide d’une fourchette trouvée entre deux pierres tombales, elle déterre quelques fleurs avec leur racine.

- Tiens, dit-elle en plantant son bouquet près de la croix. Toi aussi tu as le droit d’être fleurie. Les asters, ça pousse comme du chiendent. Bientôt toute la tombe sera recouverte, ce sera quand même plus gai.

Elle se retourne vers le grand monument qu’elle vient de dégarnir.

- Ceux-là, ils ne s’en rendront même pas compte.

En ressortant, elles passent devant une grande stèle. Deux de ses faces sont couvertes des noms des morts pour la France de la guerre de 14. Toutes les familles du village ont perdu quelqu’un. Les dates de naissances sont effrayantes, tous ces hommes si jeunes dont la vie a été interrompue avant même d’avoir commencé.

Marie-Madeleine s’approche :

- Les hommes sont fous. Ils ne pensent qu’à s’entretuer. Ceux-là sont morts, mais combien sont revenus estropiés. Il y avait un de mes voisins qui se déplaçait dans une espèce de caisse à roulettes, il avançait avec des objets qui ressemblaient à des fers à repasser qu’il tenait dans chacune de ses mains. C’était affreux à voir. Les jambes de son pantalon étaient repliées bien proprement. Il paraissait minuscule. C’était un homme qui avait peut-être mesuré 1.80 mètre, et maintenant il était obligé de crier pour prévenir de sa présence, et pour éviter qu’on lui marche dessus. Un jour, on l’a vu dans un fauteuil roulant, ça devait être dans les années soixante. Il avait dû attendre plus de quarante ans pour retrouver un peu de dignité. N’oublie pas Béryl, que tous ces gens qui ont risqué ou perdu leur vie pour nous, ont été délaissés et maltraités à leur retour. La reconnaissance de la patrie n’est jamais à la hauteur des sacrifices des soldats et de leur famille.

- Tu as raison Tantine. Le traumatisme des familles doit certainement aussi perdurer pendant plusieurs générations.

Azéline apparait dans le cimetière, elle se tient à côté de Tantine et lui passe un bras autour des épaules. Elle l’embrasse :

- Merci pour les fleurs Marie-Madeleine.

La vieille dame ne voit toujours pas ce fantôme qui est devenu si familier à sa nièce, mais un rayon de soleil arrive directement sur elle et réchauffe ses vieux os.




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