Big bisous

Date 15-12-2022 18:50:00 | Catégorie : Nouvelles confirmées



"Big bisous"

Le paysage blanc défile lentement sous le soleil d'hiver. La route est légèrement glissante et je conduis plus concentrée que de coutume. Nous traversons le bois, sur les côtés les plaques de verglas brillent tout au long du bitume devenu, sous l'effet de l'humidité, plus noir que gris.
Quelques prairies percent la rangée de sapins, et éclaircissent le ciel jusqu'alors caché par la toiture formée par les grands arbres.
Nous ne sommes pas bien loin du centre commercial.
Demain soir notre tablée sera nombreuse nous fêterons Noël tous ensemble. Je suis heureuse, réjouie et les projets de menus, décorations, et cadeaux surprises fusent nombreux dans ma tête.
A mes côtés mon mari, me fait la check-list et le programme :
-"en arrivant je te laisse garer la voiture, j'irais commander les gâteaux, et je te rejoins dans le magasin ..., mais, fais gaffe! tu vas où ?"
-" comme dab, j'ai envie de passer par la forêt."
-"Oh, non! c'est pas le moment, tu vas dégueulasser la voiture et il fait froid."
-" m'en fout, pas grave, je veux passer par la descente de Danjoutin avec la vue que j'aime trop. "
-"je m'en doutais ! mais fais gaffe aux flaques d'eau"
-"Ben oui, t'inquiète pas et profite ... ou-ah ! regarde, c'est trop beau, j'aime !
-"oui, très beau, mais ma mère et ma marraine aimerons pas retrouver une voiture sale, et on a beaucoup de courses à faire."
Je ne réponds pas., j'ai arrêter la voiture.
Depuis le haut de la route nous découvrons d'un côté les Vosges, leurs ballons chauves et ronds, leur belle ligne bleutée et blanchie, et de l'autre côté les douces hauteurs du jura aux sombres forêts glacées. La plaine de la trouée de Belfort sous nos yeux est sous la neige, bois et prairies, se dessinent tout en courbes poudrées d'albâtre.
La voix de JF me tire de ma rêverie contemplative :
-"oh ? on couche pas ici !"
Je reprends notre route sous le ciel bleu clair de l'hiver Francontois.
Devant le supermarché le parking, est plein, c'est une impressionnante, une véritable marée de voitures. 
Fidèle à mes habitudes, je le traverse sans hésitation pour me garer au plus près de la porte d'entrée du supermarché, sans écouter les habituelles remarques de JF .
-" Où tu vas ? vas là-bas, y'a des places... mais c'est pas possible, tu veux rentrer dans le magasin avec la voiture ?"
Je n'écoute pas et après un coup d'accélérateur qui faillit me faire rentrer dans une voiture, bien garée sur son emplacement mais si petite que je ne l'avais pas vue, je braque et je me gare sur un emplacement, pile devant la porte d'entrée.
-" y'a de la chance que pour les crapules ! et c'est pas possible, j'ai cru que t'allais l'emboutir ! on se retrouve devant la caisse, à tout à l'heure".
Tout en marchant, je fouille dans mon sac à la recherche de la pièce pour le caddie. Promis, je me dis, cette fois ci j'en trouve un qui roule droit et pas de côté comme un crabe.
A l'intérieur du magasin, il y a foule, les acheteurs sont nombreux, l'ambiance est bruyante et heureuse. Les décorations brillent sur les gondoles, ou descendent du plafond. La sono nous diffuse des chants de Noël.
Les rayons débordent de victuailles, et partout, partout, des couleurs, ce sont les fêtes, impossible de l'ignorer, et moi j'aime ça! 
Tous les ans à Noël, j'ai dix ans et je ne m'en lasse pas. 
Je commence par l'achat de la dinde.
-"qu'est-ce que vous faites demain soir a demandé ma belle-mère ?"
-" une dinde aux marrons"
-"c'est pas très original, faut peut-être changer, non ? c'est toujours la même chose !"
-" ah bon! vous réveillonnez tous les mois ?"
-"ben, non mais..."
-" c'est le seul jour de l'année où nous en mangeons, une fois par an, c'est supportable."
Je fais mon numéro tous les ans, je m'accroche aux traditions, et aux souvenirs de mon enfance sans aucune honte. 
Ce besoin de faire différent m'agace un peu, moi qui varie à l'infini mes menus quotidiens, je reste fidèle envers et contre tous à ma dinde aux marrons à Noël.
Le menu pour moi est invariable : foie gras, dinde aux marrons et bûche de noël. 
Tout comme les enfants qui veulent toujours s'entendre raconter la même histoire ou écouter à n'en plus pouvoir la même chanson, je ne crains pas la monotonie et je me réjouis sans retenue des fêtes et de leurs traditions, j'aime et voilà tout. 
Je suis en train de farfouiller dans les décorations de Noël quand JF, qui m'a cherchée me retrouve. 
-" Tu vas pas encore en acheter ? c'est pas la peine, en tout cas il y a assez de guirlandes sur le sapin, prends une ou deux boules si tu veux, mais pas plus, je vais chercher les huitres" 
Et le voici reparti.
Il a raison, mais l'arbre est grand, et les enfants aussi, nous qui sommes sous les tropiques toute l'année, nous dégustons ces noëls en France plus que n'importe qui.
Nos enfants, je pense à nos grands adolescents, ce sont presque des adultes. Hier nous avons eu avec les 7 grands une conversation sérieuse et même bien angoissante, nous avons abordé ce lourd problème du sida.
Ils sont en âge de commencer leur vie sexuelle et nous tremblons pour eux.
Je pense que nous devons revenir sur ce problème je crains qu'il n'en comprennent pas toute la gravité, tout le monde sait bien que les dangers sont toujours pour les autres. 
Je traverse les rayons de vêtements, je passe devant le rayon hygiène, shampooing, crème de douche et en bas de la gondole des boites de préservatifs. 
Je m'arrête devant ces boites, curieuse du prix de celles-ci et alors me vient une idée que je trouve amusante, ludique en même temps que pédagogique. Je vais offrir aux enfants des boites de préservatifs emballés dans du papier doré et je les accrocherai à notre grand sapin, au dessus des cadeaux. 
A coup sûr ils seront intrigués par ces paquets et j'espère ainsi créer une bonne occasion de revenir sur ce sujet difficile. 
Je suis fière de ma trouvaille, je jette dans mon caddie sur le lait, au milieu des gâteaux apéritifs, du canard wc, et du bloc de fois gras, les boites que je trouve honteusement coûteuses. Je prends deux boites par enfants, une ça fait mesquin.
Jf, me rattrape chargé de ses bourriches d'huitres, alors que mon tour est arrivé à la caisse.
-"on oublie rien ?"
Question traditionnelle et inutile car la mémoire se réveille en général une fois arrivé à la maison.
Je range sur le tapis mes achats, bien en ordre pour faciliter l'emballage.
Tout à mon rangement, je ne remarque pas tout de suite, au milieu du brouhaha ambiant, qu'un silence curieux s'est fait.
La caissière me regarde fixement, je me retourne surprise. La file de clients derrière moi s'est tue et tous les yeux me dévisagent. Soudain mal à l'aise et étonnée je suis des yeux leurs regards qui se dirigent vers le tapis et sur mon paquet bien rangé de 14 boites de préservatifs empilées en deux tas droits et hauts. 
Tous ces regards me clouent, je me sens mortifiée, génée comme au pilori, et alors comme j'en ai l'habitude, je ne montre rien de mon embarras, je fais face à la réprobation et je me sors de ce mauvais pas en annonçant, bravache, avec assurance et avec un petit rire entendu dans la voix :
" oh, non, non, ça n'est pas pour nous, mais non !" 
Je ne saurais jamais pourquoi alors je te trouve utile de préciser :
" ... c'est pour nos enfants !"
Devant tous ces visages stupéfaits, comme sidérés, choqués ou réprobateurs je ne sais, mais qu'importe puisque je ne peux pas effacer mes paroles, pas plus que je ne peux rentrer sous terre.
J'entends une petite voix intérieure me dire, "tais toi". 
JF si peu enclin à m'aider d'habitude et devenu véloce, rapide, efficace, deux temps trois mouvements, tout est plié, rangé, emballé, les sacs remplis, le caddie en désordre, c'est la fuite, le nez à raz du sol, silencieux nous sommes dehors, juste avant l'explosion dans la voiture :
" La honte, la honte, tu peux pas la fermer, t'en rates pas une ! n'importe quoi ! je ne reviens plus ici, jamais, t'entends ? t'as vu comment ils nous regardaient ? j'espère qu'il n'y avait personne qui connait ma mère ! "
Je n'ai rien à répondre, je me contente de mettre la radio, Carlos braille " big bisous" et je reprends avec lui, "big bisous"
Merci Carlos, vas-y chante, chante plus fort, "big bisous"... 
"Big bisous" je chante aussi fort que Carlos mais pas bien longtemps car très vite je ne peux plus articuler un mot puisque vient l'inévitable crise de fou rire irrépressible, pliée sur moi-même, secouée de spasmes je ris à en perdre le souffle, mon mari qui rit aussi, me pousse gentiment pour prendre le volant. 

Après une gaffe, on se tait, il ne faut jamais se justifier, à moins d'y être contraint par la force. 


Loriane Lydia Maleville





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