Tourisme spatial

Date 06-11-2014 08:07:09 | Catégorie : Nouvelles


Tourisme spatial


Eat-E sortit de stase aux alentours de cinq heures du matin, GMT.
Sa théière volante s'était tranquillement posée en automatique sur la face cachée de la Lune, un lieu de villégiature pour visiteurs spatiaux. Il regarda à travers le hublot central et vit que le cratère était bondé. Des soucoupes, évidemment, mais aussi des tubes, des voiles, des arachnides, toutes sorte d'aéronefs occupaient l'espace imposé par les autorités américaines.

Eat-E lança la procédure administrative, via son intelligence artificielle embarquée, un modèle ancien cri appelé ARG. Eat-E n'était pas un fana de la paperasse et des formalités ; il préférait laisser ces contraintes à son ordinateur de bord.
— ARG, combien de temps avant d'avoir les papiers nécessaires ?
— Trente minutes terriennes, chef !
— Je vais me dégourdir les tentacules. Clique quand c'est prêt.
— Chef, oui, chef !
Eat-E maudit ARG, un tas de ferraille nourri aux reportages sur la vie terrestre. Cette machine n'avait aucun recul et croyait dur comme fer aux films livrés par les Américains, des outils de propagande uniquement conçus pour attirer le chaland sur la planète bleue. ARG imaginait un monde gouverné par un Oncle nommé Sam, doté d'une armée obéissante, peuplé de naïades blondes et parsemé de ranchs où des bovins vivaient paisiblement en mâchant de l'herbe.

Eat-E n'en était pas à son premier séjour sur Terre. Trente ans plus tôt, en mesure locale, il avait déjà posée une ventouse sur ce sol. A l'époque, les voyages intersidéraux étaient nettement moins bien organisés et le prix du billet restait excessif, même pour un fonctionnaire de son rang. Il s'était contenté d'une prestation de bas niveau, en charter, avec d'autres espèces venus des quatre coins de la galaxie.
« Cruelle erreur ! » se dit Eat-E en se remémorant son périple. Le pilote de la cocotte spatiale avait crashé son engin dans un arbre et ils avaient du réparer par eux-mêmes. Pour couronner le tout, alors qu'il était parti soulager une vésicule, ses compagnons de croisière lui avaient fait une mauvaise blague et ils l'avaient planté là, comme un vulgaire champignon. Heureusement, il avait réussi à rejoindre une habitation où des autochtones, de jeunes bipèdes, dégustaient des cercles remplis de pâte et d'olives, en écoutant une sorte de musique électrique. Au début, les rapports avaient été tendus entre lui et les indigènes. Puis, le temps aidant, il avait gagnée leur confiance et tout était rentré dans l'ordre. Au bout de quelques mois, une navette de secours était quand même venue le récupérer parce que l'une de ses épouses avait portée plainte contre la compagnie de charter pour abandon de passager. Partir lui avait coûté, surtout que ses nouveaux amis s'étaient vraiment attachés à lui, malgré la barrière de la langue, et qu'il était enfin devenu un as au poker déshabillé et au crachat de noyau d'olive.
« On se marrait bien sur Terre, à cette époque. » se surprit à penser Eat-E. Depuis, la situation avait un peu changé : les Américains avaient mis un frein au tourisme spatial, sous prétexte de problèmes intérieurs avec des barbus. Heureusement, un nouveau président était arrivé, un peu plus ouvert que le précédent, et il avait rétabli la liaison entre la planète bleue et les autres mondes.

Un clic résonna dans son casque. Eat-E établit la communication avec ARG et s'arrêta de piocher dans le sol lunaire à la recherche de fossiles.
— Nous avons un problème, chef, annonça ARG.
— Accouche !
— Les Américains ne peuvent pas nous délivrer de laisser-passer.
— En quel honneur ?
— Ils disent que les Chinois, les Russes et les Européens les ont pris la main dans le sac et qu'ils doivent adopter un profil bas avant de relancer le trafic.
— Qu'est-ce que ça change ?
— Beaucoup de choses, chef ! On ne peut plus survoler leur planète. Nous ne sommes autorisés qu'à visiter Vénus, Mercure et les planètes géantes.

« La tuile, j'ai pris un billet non remboursable cette fois-ci. » rugit intérieurement Eat-E.
— Et Mars ?
— Interdit de survol, chef !
— Pour quelles raisons ?
— Les Américains ont installé des bases habitées sur la planète rouge et ils ne l'ont pas dit aux autres. Si un vaisseau non identifié s'approche de Mars, les Chinois vont leur tomber dessus à bras raccourcis.
Eat-E jura de nouveau. L'agence de voyage lui avait vendu les bonnes relations entre Kepler199z et La Terre, invoquant un partenaire commercial fiable en la personne du Secrétaire d’État américain. Le vendeur lui avait promis un tour complet de la planète bleue, avec une plongée dans l'Océan Pacifique, un passage par Stonehenge et même le survol d'une centrale nucléaire française.

Il était hors de question de dégrader sa prestation. Eat-E voulait la Terre et rien d'autre. Visiter Ganymède, Callisto ou Triton, tel le péquin moyen, ne l'intéressait pas du tout. Il voulait un monde habité, avec une civilisation avancée mais pas trop. Il décida d'utiliser son atout caché, le réseau WOTAWY, le nec plus ultra en matière de lobbying et d'influence.
Eat-E revint vers sa théière volante, remonté comme une horloge atomique. Il s'installa dans son mini-salon et fouilla dans ses affaires. Enfin, il sortit le précieux sésame, une intelligence artificielle miniaturisée. Le dispositif lui avait coûté une partie de son plan d'épargne logement mais il avait été largement rentabilisé depuis. Il se présentait sous la forme d'un cube aux axes mobiles, composé de vingt-six cubes de couleurs différentes. Son maniement demandait une longue formation mais les possibilités étaient presque infinies, du moins selon la plaquette marketing.
Eat-E manipula l'engin et obtint la communication avec un membre du très fermé club WOTAWY.
— Eat-E en ligne. A qui ai-je l'honneur ?
— Urk-O. Je suis actuellement sur la Lune, à quelques encablures de vous.
— Êtes-vous aussi bloqué ici ?
— Oui.
— Un plan B en vue ?
— Nous sommes en train d'en établir un mais il demande de la prudence. Il ne s'agirait pas de griller la couverture des Américains sinon adieu les vols vers la Terre.
— Faites m'en profiter, compagnon.
— Évidemment. Je vois que vous avez une bonne connaissance de la civilisation terrienne.
— Oui. Je suis venu ici à plusieurs reprises jusqu'à l'arrêt de la ligne. C'est mon premier voyage depuis la reprise de l'activité commerciale.
— Comme vous l'avez compris, les Américains sont en délicatesse avec leurs colocataires. Nous devons donc passer par un tiers pour assurer la prestation. Les Chinois soupçonnent notre existence mais ils n'ont pas encore de preuve. Les Russes et les Européens également. Ils sont donc hors-jeu.
— Il ne reste plus grand-monde capable d'offrir des infrastructures suffisantes au vol spatial.
— Nous avons disqualifiés les Indiens, trop brouillons, et les Japonais, trop rigides. Finalement, les Australiens nous ont construit un joli devis, avec des options intéressantes et quelques petits cadeaux. Nous l'avons accepté. Les derniers détails sont en passe d'être réglés.
— Pourrai-je réutiliser mon billet actuel ?
— Nous travaillons dans ce sens.
— Quel est le programme ?
— Il vaut largement l'ancien : une plongée dans l'Océan Indien, une halte à l’île de Pâques, le survol de Fukushima et des virées au dessus de grandes agglomérations telles que Johannesburg, Sidney et Buenos-Aires.

Eat-E respira enfin. Il pourrait profiter de ses vacances et, s'il avait de la chance, ramener un spécimen vivant à ses enfants, un de ces gentils sauvages de Polynésie Française ou des Îles Tonga. Il s'arrima à son fauteuil et se servit une bonne rasade de son nectar favori.



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