Pas de sympathie pour le diable

Date 10-11-2014 16:11:22 | Catégorie : Nouvelles


J'avais écrit ce texte pour le défi d'Halloween mais comme il ne m'a pas fait peur à la relecture, j'ai décidé de ne pas l'intégrer dans ce jeu littéraire.
Je vous le livre donc nu devant vous.
Méfiez vous quand même d'Irina, elle va revenir.


Pas de sympathie pour le diable


J’étais tranquillement en train de remplir un quizz portant sur la question essentielle de ces trente dernières années, au moins dans la Cité des Lumières : « Etes-vous plutôt Brad Pitt ou George Clooney ? » quand Irina débarqua en trombe dans mon bureau.
— Don, vous devez absolument prendre cette mission ?
Pour celles et ceux qui ne connaitraient pas Irina, je pourrais résumer mon assistante, mon bras droit, à son mètre quatre-vingt, à sa stature de danseuse du Bolchoï, à ses cheveux bruns et aussi à ses superbes yeux verts mais ce serait encore trop imprécis. Je la soupçonnais d’avoir fait un détour par les services secrets russes, après ses études, pour finalement trouver son job d’espionne trop routinier. Du coup, la beauté post-soviétique, la cousine de Xéna la Guerrière, avait opté pour un job de couteau suisse dans une prestigieuse agence de détective privé : la mienne.

Non seulement j’étais concentré à fond sur mon questionnaire mais en plus je n’avais pas le début d’une ébauche de tentative d’essai d’idée au sujet de ladite chose à ne pas refuser. Le néant.
— Irina, je suis déjà fort occupé avec une affaire touchant au monde du cinéma, de la mode et des cosmétiques. On en parlera demain, c’est d’accord ?
— Pas avec moi, Don ! Vous m’êtes tellement redevable que même vos enfants non reconnus ne pourraient pas honorer vos dettes.
Elle n’avait pas tort la bougresse ; depuis son arrivée dans mon petit commerce, j’avais passée la vitesse supérieure. Les affaires de boulanger cocu s’étaient transformées en bonnes vieilles manipulations entre multinationales. Le chiffre d’affaires avait suivi et je commençais sérieusement à penser à ma villa de rêve à La Baule pour me retirer atteinte la cinquantaine. Malgré mon cursus exceptionnel en boniments et contes à dormir debout, dispensé par un ancien de la D.S.T, et mes dons innés en matière de pipeau et d’emballage de gogos, je n’avais pas les épaules pour assumer seul des histoires compliquées où les menteurs s’écharpaient avec des mafiosi pour des sommes astronomiques. Irina m’avait fait profiter de ses compétences particulières et nous avions résolu plus d’une énigme ensemble. Hercule Poirot et ses petites cellules grises pouvaient se rhabiller.

Ma moscovite préférée me fusilla des yeux pour mieux appuyer son argument.
— Racontez-moi une belle histoire, Irina. Pas Pierre et le loup, je connais la fin.
— Le docteur Grigor, une sommité de la chirurgie esthétique et autres soins réparateurs, m’a appelé personnellement. On le menace de tuer un de ses clients.
— Et alors ? Qu’il porte plainte au commissariat du coin !
— Vous ne saisissez pas, Don ! Sa clinique est en Roumanie, un pays de non-droit, entre la république bananière et le bidonville. En plus, ses clients sont prestigieux et ils viennent dans l’anonymat le plus total pour se faire rectifier le nez, pour perdre des kilos voire pour remplir leurs veines de sang neuf afin de rester jeune et non pour subir les railleries des pandores locaux.
— Je vois. Je crois en avoir entendu parler. N’est-ce pas là-bas que vont les chevelus septuagénaires qui se font appeler les pierres qui roulent ?
— Entre autres. Il y a aussi le chanteur anglais qui pleure Lady Diana, son copain aux yeux vairon et on raconte même que Bambi faisait un tour de temps à autres.
— Bambi ?
— Oui, le chanteur noir américain devenu gris.
— Je vois. Il ne manque que le gras du bide qui tord du bassin et on a la totale.
— Il est mort, Don.
— Sérieux ? Quand ?
— Le seize août mille neuf cents soixante-dix-sept.
— Merde, personne ne me l’avait dit.
— Vous n’étiez pas né, Don.
— Excellente remarque, Irina. Décidément, vous êtes incollable au Trivial Pursuit.
Irina avait réponse à tout. D’autres auraient trouvé ça énervant à la longue, surtout venant d’une belle jeune femme, mais pas moi. Les convenances et le qu’en-dira-t-on me passaient au dessus des neurones. Le seul truc que je regrettais chez elle, c’était son refus permanent d’entamer une petite poursuite triviale avec moi.

Deux jours plus tard, je me retrouvai à Bucarest avec Irina, à essayer de prendre un taxi pour la clinique du docteur Grigor. Je ne parlais pas un traitre mot de roumain mais Irina était polyglotte ce qui facilitait grandement la tâche quand il s’agissait de clients bolchéviques. Enfin, elle persuada un vieux barbon de nous emmener sur place.
— Vous parlez français ? Je demande ça parce que les liens entre la Roumanie et la France sont profonds et anciens d’après le guide du petit routard.
— Oui, monsieur. Ma famille est en partie émigrée chez vous.
— Sympa !
— Si on veut. Ils passent leur temps à franchir la frontière belge et à revenir une fois les gendarmes calmés.
— Pourquoi ne restent-ils pas en Belgique ?
— Vous avez une autre question de ce genre ?
La diplomatie n’était pas intégrée dans mon ADN et j’avais du travailler d’arrache-pied pour ne pas me griller auprès des susceptibles ou des fâcheux. Irina rattrapa le coup en gratifiant le chauffeur de son plus beau sourire et en lui glissant un billet de cinq euros. Elle prit la conversation à son compte.
— Connaissez-vous le centre de soins du docteur Grigor ?
— Oui. C’est un endroit mystérieux qui effraye les villageois du coin.
— Pourquoi ? Ne me dites pas que les habitants des Carpates ont peur d’un chirurgien plasticien, après avoir côtoyé le comte Dracula et Vlad l’Empaleur, objectai-je.
— Pourtant c’est le cas, monsieur. Je ne sais pas pourquoi mais la plupart des taxis refusent de conduire des clients là-bas.
— Comment font les patients du docteur Grigor ?
— Ils ont un service de transport spécialement affrété par la clinique.
— C’est du cinq étoiles, dites donc !
La suite du trajet se déroula dans la même ambiance, sous la forme d’une prise d’informations de terrain. Je savais qu’Irina avait déjà investigué sur le docteur et ses activités, qu’elle avait fait jouer son réseau pour limiter l’inconnu à la portion congrue. Irina était du genre à ne pas aimer les surprises, même à Noël. Lui faire un cadeau demandait de remplir un formulaire en cinq exemplaires et de se soumettre à une enquête de moralité.

Enfin, le taxi arriva dans le village des peureux. Il bifurqua sur une petite route escarpée et nous déposa en face d’un grand château sombre et gothique. Irina régla la course tandis qu’un domestique venu de nulle part prenait notre bagage. Je suivis Madame Longues Jambes jusqu’à l’intérieur où nous attendait un homme affable, bien habillé et très souriant.
— Irina, mon amie, cela faisait si longtemps, dit-il en l’embrassant sur les deux joues.
— Docteur Grigor, je suis ravie de vous revoir. Permettez-moi de vous présenter Don, mon patron et la crème des investigateurs privés.
— Bonjour Don !
— Bonjour Docteur Grigor.
— Appelez-moi Grigor. J’ai été formé aux Etats-Unis et je tiens à conserver certaines de mes habitudes américaines. Celle-ci en fait partie.
— Parfait Grigor. Moi aussi j’ai vécu chez l’Oncle Sam. On sera plus à l’aise.
— Irina vous a briefé ?
— Vous la connaissez ! J’ai eu droit à l’historique de votre établissement depuis la Rome Antique et à un cours de géopolitique sur la Roumanie.
— Allons dans mon bureau. Je vais vous donner plus d’éléments sur cette étrange affaire.
Grigor nous précéda vers son espace personnel, une pièce gigantesque dotée d’une bibliothèque, d’une table basse et de somptueux fauteuils. En plus, il avait un bar de premier ordre, avec une douzaine d’alcools différents.

Un valet nous servit en boissons fortes tandis que Grigor sortit des documents d’une pochette bleue. Une fois le serveur parti, il se décida à nous éclairer sur la situation.
— Voici des lettres de menaces. Elles sont arrivées à intervalles réguliers d’une semaine et ce depuis trois mois.
— Vous ne vous êtes pas inquiétés plus tôt ? C’est quand même assez précis d’après ce que je lis, dis-je.
— Voyez-vous, je dispose d’un service de sécurité dirigé par Igor, un ancien de la Securitate. Il a diligentée une vraie enquête, sans résultat.
— Je suppose qu’il a cassé quelques têtes, brisé des rotules et brûlé des cachottiers pour en arriver là, ironisai-je.
— Oui, en vain, répondit Grigor pas choqué pour un sou.
— Vous avez des suspects, je présume, ajouta Irina.
— Oui mais ils sont sous bonne garde.
— Comment ça ?
— Igor les a enfermés dans les cachots souterrains.
— Combien de personnes ça concerne ?
— Une dizaine.
— Vous n’y allez pas de main morte, fis-je remarquer.
— En Roumanie, on ne fait rien à moitié.
— Je remarque que les menaces concernent le trente-et-un octobre, dit Irina. Est-ce une date particulière pour vous ?
— Non. Le lendemain et le surlendemain sont plus importants pour nous chrétiens orthodoxes même si ici, en Transylvanie, la majorité des croyants sont catholiques.
— Je vais peut-être dire une connerie, commençai-je.
— Allez-y, Don, répondit Grigor.
— La date évoquée par votre mystérieux ennemi correspond à Halloween.
— Je sais.
— Vos clients sont-ils tous anglo-saxons ? Je parle de ceux présents à cette date précise.
— Non. Il y a aussi des Français, des Allemands et des Italiens.
— J’en ai assez pour aujourd’hui, conclus-je. Nous avons deux jours avant le jour fatidique. Irina et moi allons nous mettre en chasse.
— Merci encore. Je vais vous faire accompagner dans vos chambres.

Ma chambre était spacieuse et meublée à l’ancienne, avec de lourds rideaux pourpres et des tableaux pleins les murs, représentant des ancêtres de Grigor et d’autres notables des siècles passés. Je débarrassai ma valise puis je me changeai pour une tenue plus habillée, histoire d’honorer les lieux de ma classe naturelle. Ensuite, je rejoignis Irina dans le salon où nous attendait un dîner royal.
— Irina, Don, permettez que je vous présente mes plus fidèles collaborateurs, dit Grigor.
— Bonjour, je suis Igor, lança de sa voix sépulcrale un colosse chauve. Je sécurise les lieux.
— Je suis Drusilla, annonça une grande femme aux longs cheveux noirs et aux yeux ténébreux. Je suis l’assistante de Grigor, son infirmière en chef.
— Mon nom est Cornélia, ajouta une brune aux yeux noisettes et belle à damner un saint. Mon rôle tient aux relations publiques et commerciales avec la clientèle.
— Kristov, notre intendant, ne peut se joindre à nous, précisa Grigor.
— Pourquoi ? J’espère qu’il n’est pas malade, dis-je.
A ces derniers mots, tout le monde, excepté Irina et moi, partit dans un grand éclat de rire, comme si j’avais sortie la blague du siècle.
— Excusez notre impudence, répondit Grigor. Il se trouve que Kristov et son frère le cuisinier Krapov sont au frais dans nos geôles souterraines. Une précaution d’Igor.
— Pourquoi eux ?
— Parce qu’ils sont bulgares, répliqua Igor. En Roumanie, nous avons un dicton populaire sur les Bulgares.
— Qui est ?
— En gros, il est le même que celui des Français à l’égard des Anglais, ou des Anglais au sujet des Allemands, ou des Japonais concernant les Chinois.
— Nous avons le même sur les Tchétchènes, précisa Irina. Il s’applique d’ailleurs aussi aux Géorgiens, aux Ukrainiens, aux Polonais et aux Kazakhs.
— Comme quoi, rien ne vaut un bon proverbe pour commencer une enquête, conclus-je.

Je n’avais jamais goûté à la gastronomie roumaine et je fus agréablement surpris par la finesse des mets servis et des vins proposés. Le repas s’avéra très convivial et Igor nous gratifia de quelques plaisanteries et anecdotes de son cru. Irina et Grigor nous racontèrent comment ils s’étaient rencontrés, quand elle n’était encore qu’une jeune étudiante, et j’en appris plus sur ma fidèle collaboratrice en un seul dîner que durant nos cinq dernières années de collaboration. La palme revint à Cornélia, placée en face de moi par un hasard bienvenu : elle me fit du pied du début à la fin et je sentis bien la nuit se terminer à l’horizontale ensemble dans ma chambre.
Onze heures sonnèrent à la vieille pendule de bois et je décidai de tirer ma révérence, non sans avoir discrètement fait signe à Cornélia de me rejoindre plus tard. Irina proposa à Grigor d’aller au bar pour vider quelques bouteilles de vodka en souvenir du bon vieux temps. Les autres prirent la tangente car ils avaient une fournée de nouveaux arrivants à recevoir le lendemain.

Comme prévu, Cornélia frappa à ma porte à onze heures trente. Je lui ouvris et elle entra dans mon antre d’un pas léger, pas farouche pour un sou. Après les préliminaires d’usage entre personnes de bonne compagnie, je lui fis son affaire dans toutes les largeurs, au nom de la France éternelle.
A une heure, Cornélia s’assoupit dans mes bras et je ne tardai pas à la suivre dans un sommeil bien mérité.
En plein milieu de la nuit, un hululement sinistre me réveilla. Je vérifiai si Cornélia était encore à mes côtés et je constatai qu’elle dormait profondément. Le cri se répéta, semblant venir de l’intérieur de ma chambre et non de l’extérieur. Je me levai et je pris une lampe torche. J’inspectai soigneusement les lieux. Je n’étais plus au même endroit : les murs avaient laissé place à des montagnes et seul le lit et la commode attenante restaient identiques à mes souvenirs. Le sol était terreux, parsemé de petits cailloux. Le ciel était noir et sans lune, avec peu d’étoiles.
Je marchai vers l’horizon, dans un réflexe de survie, tentant d’éviter les flancs montagneux. Je me retournai et je vis Cornélia toujours assoupie, telle une belle au bois dormant en version transylvanienne. Ma marche dura des heures, dans un paysage désolé, agrémenté des hurlements de je ne savais quel animal, aux allures d’Enfer terrestre, de champ de bataille sans cadavres ni canons.
— Bienvenu chez Vlad, gronda une voix lointaine.
— Que me veux-tu, Vlad ?
— T’aider, Don !
— En quoi ?
— Tu recherches l’auteur des lettres de menaces.
— Ce n’est pas toi ?
— Non ! C’est puéril, je trouve.
— Est-ce le comte Dracula ?
— Eh bien voilà ! Quand ce n’est pas Vlad, c’est forcément moi, geignit une ombre drapée de noir. Comme si je m’amusais encore à ça.
— On ne prête qu’aux riches, dis-je.
— On la connait par cœur, celle-là, objecta Vlad. En plus, je serais curieux de savoir en quelle langue étaient rédigées ces fameuses lettres.
— En anglais.
— Et tu crois sérieusement, Don, que Vlad et moi parlons anglais ?
— Dans les films, oui.
— Je ne suis pas Christopher Lee. Je suis né en Transylvanie et je n’ai jamais quitté mon pays.
— Bela Lugosi aussi était né ici.
— Il est mort, non ?
— Certes.
— Moi je suis immortel.
— As-tu un alibi pour la soirée d’Halloween ?
— Oui.
— Lequel ?
— J’ai joué au poker avec Van Helsing. C’est du sérieux ça, hein ? On parle d’un médecin et pas n’importe lequel.
— C’est bon. Et toi, Vlad, c’est quoi ton excuse ?
— Je suis mort depuis cinq cent trente huit ans. Ce n’est pas suffisant ?
— Tu parles d’une raison. On voit que tu n’as pas étudiée l’affaire Kennedy.
— Qui c’est ?
— Laisse tomber.

Vlad et le comte me semblaient hors de tout soupçon, en plus de paraitre trop nuls pour orchestrer des menaces par courrier. Je décidai de continuer ma marche vers l’horizon.
— On peut venir avec toi, Don ?
— D’accord Vlad mais en silence. Je ne peux pas me concentrer si vous cancanez sans cesse.
— Promis, Don, dit le comte Dracula. Nous serons sages comme des images.
— J’ai une question les gars, vu que vous êtes les locaux de l’étape.
— Vas-y, Don.
— Qu’est-ce qu’il y a à l’horizon ?
— L’Enfer, dit Vlad.
— Je croyais que c’était du flan.
— Chez les riches oui. Ici, en Roumanie, c’est du réel, du concret, répondit Vlad.
— Au fait, pourquoi je n’ai pas peur de vous ? Vous avez l’air de sacrés tueurs quand même.
— J’ai ma petite idée, répliqua le comte en ricanant.
— Ah bon ? Moi, je ne vois pas, dit Vlad.
— Réfléchis quinze secondes.
— On arrête les devinettes, les gars, ordonnai-je.
— T’es pas marrant, Don, pleurnicha Vlad.
— Je sais. Irina me le dit aussi.
— Tu te l’es tapée Irina ?
— Ce n’est pas le sujet, Vlad !
— Si, Don. On est même en plein dedans.
— Explique !
— Cornélia !
— Quoi Cornélia ?
— Elle t’a infecté !
— Tu déconnes ?
— Juré !
— J’ai mis des capotes.

J’avais certainement dit une connerie parce qu’à ce moment précis les deux célébrités roumaines se mirent à rire comme des baleines.
— Quoi ? J’ai un bouton sur le nez ?
— Les préservatifs ne servent à rien avec les immortelles de son genre, affirma Vlad.
— Comment tu le sais ?
— Parce que je suis mort.
— Donc Cornélia est une immortelle ?
— Carrément. Tu n’as rien vu ?
Et la machine à ricanements reprit de plus belle. Je ne pouvais pas les voir mais j’imaginais bien les deux terreurs en train de se taper sur les cuisses.
— Cornélia est un succube, précisa Dracula.
— Rafraichis moi la mémoire, j’ai oublié mes cours de démonologie.
— C’est un démon prenant la forme d’une femme pour séduire les hommes durant leur sommeil et leurs rêves.
— Mais je l’ai vue avant de dormir.
— Que tu crois !
— Explique !
— C’est toi le détective privé, répliqua Vlad. Si on doit faire le boulot à ta place, je ne vois pas à quoi tu sers.
— Je croirais entendre Irina parler.
— Fais marcher tes petites cellules grises, ironisa Dracula.
— Elles sont au repos.
— Récapitulons pour Monsieur le Détective Privé de Haut Vol, railla Vlad. Primo : tu es mandaté par un certain docteur Grigor, chirurgien plasticien de son état, pour mener une enquête à propos d’une éventuelle menace de mort sur un client encore non défini. La date de l’événement supposé est fixée au soir d’Halloween.
— Exactement.
— Secundo : arrivé en Roumanie, en Transylvanie pour être précis, tu rencontres ledit Grigor qui s’avère être une vieille connaissance de ta chère Irina. Tu sais, celle à qui tu proposes en vain de regarder avec toi des estampes japonaises.

Je commençai à en avoir marre de leurs petits sous-entendus. Certes, jouer du bombardon à coulisses avec Irina me turlupinait presque chaque fois que je la voyais mais je m’étais fait une raison.
— Continue !
— Tertio : tu emballes Cornélia, le canon de service, en deux temps trois mouvements, à peine le repas terminé.
— Ben quoi, je suis un tombeur, c’est tout. Ce n’est pas comme vous !
Une salve de bons rires gras vint ponctuer ma répartie. J’étais échec et mat. Ma fierté d’homme comme celle d’investigateur en prit un coup sévère.
— J’attends toujours le raisonnement de mes chers Holmes et Watson de Transylvanie.
— On vient de t’expliquer ce qu’est Cornélia, poursuivit Vlad. Elle travaille pour le Diable, dans sa version locale.
— Quoique, objecta Dracula, d’aucuns prétendent qu’elle agit pour le compte de Lilith.
— C’est des conneries que tu as lu dans Wikipédia, répliqua Vlad.
— C’est qui cette Lilith ? Il y a peut-être une piste, dis-je poussé par mon intuition.
— Lilith était la première femme d’Adam, avant qu’il ne l’abandonne pour Eve, expliqua Dracula. On la considère comme le pendant féminin du Diable.
— C’est une histoire de cocue ? Ma spécialité, criai-je.
— Alors tu vas pouvoir raccrocher les wagons, dit Vlad. En gros, selon les trois points précédemment exposés et que visiblement tu n’as pas compris, tu dormais déjà avant de rencontrer Cornélia. Sinon, un succube n’aurait pas pu t’envouter.
— Voilà pourquoi tes capotes ne servaient à rien, ajouta Dracula.
— D’accord ! Mais à quoi cela sert-il le Diable ou Lilith ou Tartempion de m’envoyer dans les vapes et de me faire marcher des heures avec deux tarés comme vous ?
— A t’éloigner de la vérité, répondit Vlad. Il doit croire que tu es capable de percer le mystère des lettres de menace.
J’en avais marre. A peine cette phrase sortie de la bouche de Vlad, j’entendis de nouveau un concert de ricanements de la part de mes compagnons roumains. Cela risquait de devenir vexant à la fin.
— Je ne vois pas le rapport avec le Primo et encore moins avec le Secundo, fis-je remarquer. Il y a une rupture logique dans votre argumentaire, les amis.
— C’est que tu es encore plus con que je le croyais, dit une voix dans mon dos.
Je me retournai. Irina se tenait devant moi, plus géante que jamais, avec des jambes à n’en plus finir, telle la mante religieuse prête à dévorer son amant du soir.
— Ah non, pas toi Irina. Ne me dis pas que tu es copine avec le Diable !
— Je suis Lilith, abruti.
— Et moi je suis Adam !
— Bien essayé, Don ! Tu n’es qu’un petit détective privé en train de patauger dans une sombre histoire de lettres de menaces, quelque part en Transylvanie, perdu dans une clinique de chirurgie esthétique tenue par un de mes anciens amours.
— J’en étais sûr ! Je l’avais senti.
— Je vais devoir résoudre cette affaire seule ?
— Non, j’y suis presque ! Donne-moi un indice et on fera cinquante-cinquante.
— D’accord ! Accroche tes neurones du haut et laisse tomber ceux du bas. Si je suis Lilith et qu’un succube a tenté de te détourner de l’enquête, qui est le coupable ?
Je n’aimais pas les casse-têtes chinois ni les puzzles mais au jeu de l’intrus j’étais un as. Le meilleur de ma promotion dans la police nationale, avant que je ne me fasse virer pour des broutilles. Je pris mes dix doigts et j’énumérai les conditions énoncées précédemment par Vlad et Dracula.
ENQUETE + SUCCUBE – LILITH = COUPABLE s’afficha en gras et en lettres capitales rouges dans mon esprit.
J’avais résolu l’enquête et je pouvais revenir dans ma réalité. Irina tapa dans ses mains et le paysage se mit à fondre, avec ses montagnes, son horizon et mes deux compagnons d’infortune.

J’ouvris les yeux et je vis Irina, redevenue totalement humaine, dans un décor que je connaissais bien. Mon quizz était encore sur mes genoux et mon crayon trainait sur le sol.
— C’est le Diable le coupable, Irina ! C’est lui qui veut foutre le bordel chez Grigor le soir d’Halloween. J’ai trouvé ! Je suis trop fort !
Irina ne se posa pas de questions : elle me souleva et me porta sur son dos jusqu’à la douche où elle me posa tout habillé, puis elle fit couler l’eau froide et elle me maintint une bonne demi-heure sous une cascade glacée.
— Don, c’est la dernière fois que je t’offre de la vodka transylvanienne le soir d’Halloween, rugit-elle entre deux paires de claques.



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