Sous la tempête

Date 18-11-2014 19:48:57 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Sous la tempête


De la pluie, lourde, dense et battante.
La route devenait dangereuse et les autres voitures ralentissaient, les feux allumés, dans un concert de gouttes et d'éclairs. Jim se décida à s'arrêter sous un pont, histoire de se mettre à l'abri et de souffler un peu. Il venait de parcourir une centaine de kilomètres, d'une traite, depuis Amsterdam, et ce depuis sept heures du matin.

Jim stoppa sa berline de location, une automobile informe d'une marque bon marché, et il enleva sa ceinture de sécurité. La bande d'arrêt d'urgence était assez large pour abriter plusieurs véhicules, pourtant personne n'avait voulu faire comme lui.
« Ils sont fous ces Européens ! » pensa Jim en regardant le ciel.
Un observateur extérieur lui aurait certainement donné raison : les conditions atmosphériques incitaient à la prudence et pourtant le flot de voitures ne diminuait pas, comme si les conducteurs se croyaient protégés du Dieu Tonnerre par quatre pneus et un moteur à explosion.
Jim sortit son téléphone portable, un modèle jetable acheté à la hâte dans la Gare Centrale. Il tenta d'appeler Gina, sans succès. Le réseau semblait hors service, un classique quand la météo devenait chaotique.
« Préviens moi une fois sur la route. » lui avait demandé son amie.
Elle s'inquiétait, à juste titre, de laisser Jim faire le trajet seul jusqu'à Barcelone, au volant de ce cercueil sur roulettes loué à un prix défiant toute concurrence. Jim lui avait assuré qu'il serait prudent, qu'il avait vécu plus difficile dans son pays, quand il avait rallié les deux côtes en un temps record dans une vieille guimbarde des années soixante.
Gina l'Italienne avait alors répondu à Jim l'Américain : « Tu n'es pas dans tes États-Unis où les routes sont larges et peu fréquentées. ».
Devant les grands yeux mouillés de la belle brune, Jim avait improvisé une posture responsable, promettant de lui donner des nouvelles toutes les heures, de faire des pauses et de ne pas dépasser les limitations de vitesse. La Romaine avait lâchée une petite moue désabusée, pas convaincue d'un iota, puis elle avait embrassé son Californien préféré.

Le ciel affichait complet : des nuages gris, un soleil triste, des éclairs stridents et de l'eau.
Jim se marra en pensant au mois d'août, synonyme supposé de beau temps dans le Nord de l'Europe. Depuis son arrivée aux Pays-Bas, il n'avait connu que la pluie.
Résultat des courses : trois jours sous la couette avec Gina, une copine au départ, devenue plus que ça sous l'excuse des averses.
Jim ne s'en plaignait pas car la beauté romaine lui plaisait depuis des années, quand ils étudiaient ensemble les sciences physiques à l'Université de Berkeley.
Jim enclencha la séquence souvenirs et il revit Gina avec ses grosses lunettes de star, ses cheveux ondulés, son accent à couper au couteau et sa superbe fossette au menton. Elle en avait fait pleurer des générations de matheux et de boutonneux. Tout ça pour finalement sortir avec un obscur vendeur d'ordinateurs, un rondouillard de dix ans plus âgé qu'elle.
A cette époque, les Italiennes n'intéressaient pas Jim, trop californien et formaté par les images publicitaires de sa ville natale, la Cité des Anges, où le culte du corps, de la blondeur et des dents blanches lui servait de religion. Il avait développé une longue relation avec un pur produit local, la gentille Sharon, professeur d'aérobic et reine du grand écart transversal. Un bon plan.

Le tonnerre ramena Jim à la réalité du moment.
Rien n'indiquait une accalmie prochaine et il ne se sentait pas de rouler sous ce déluge, dans le bruit et la fureur. De plus, il commençait à sentir venir le coup de pompe car Gina ne l'avait pas épargné pour leur dernière nuit ensemble et il n'avait pas résisté à la tentation d'en faire plus que de raison.
A cette seule évocation, Jim sourit.
« Je vais piquer un petit roupillon, c'est plus sage. » décida-t-il en s'étirant.
Jim bloqua les portières puis il baissa le dossier et il se laissa aller au plaisir de la sieste, en pensant aux courbes de Gina, à ses miaulements de tigresse et à leurs ébats passés et futurs.

Sharon sortit du lit la première, visiblement fâchée. Jim ne comprit pas tout de suite.
— Qu'as-tu ma chérie ? Je n'ai pas été à la hauteur cette nuit ?
— Tu plaisantes, j'espère, Jim.
— Non, sérieusement. Pourquoi fais-tu la gueule ?
Une main se posa sur l'épaule de Jim.
Il se retourna et il vit Gina, les cheveux en pétard, souriante et vénéneuse.
— Tu as été merveilleux mon amour. Ne l'écoute pas, c'est une rabat-joie.
— Que fais-tu dans mon lit ?
— Nous sommes fiancés, Jim. Tu l'as déjà oublié ?
— Mais... Sharon.
— Elle est aussi ta fiancée.
— J'ai deux fiancées ?
— Pourquoi pas ? Tu n'arrivais pas à choisir alors on s'est toutes les deux fiancées avec toi.
— Sharon n'a pas l'air contente, pourtant.
— Elle a du mal à partager son Jim.

Jim ouvrit les yeux, d'un coup.
« Ce n'était qu'un rêve ! » s'écria-t-il, un peu déçu.
Gina et Sharon dans une relation triangulaire avec lui, ça semblait prometteur sur le papier, au moins sur le plan sexuel.
Il regarda à travers le pare-brise, dans l'espoir d'une accalmie. En vain.
La pluie avait redoublée d'intensité et les éclairs transperçaient les nuages noirs. Le coup de vent devenait une véritable tempête estivale.
Jim connaissait les dangers de ces épisodes climatiques, violents et soudains. Dans ces cas-là, il ne fallait pas jouer avec Dame Nature et attendre patiemment une éclaircie, un moment de calme dans la fureur céleste.

Jim pianota de nouveau sur son téléphone portable.
— Edmund Wilkinson, dit une voix masculine.
— Papa ?
— Jim ?
— Oui. Excuse moi, je pensais appeler Gina. J'ai du me tromper de numéro.
— Ce n'est pas grave. Ta mère et moi, nous ne sommes pas couchés.
— Tout va bien à Los-Angeles ?
— A part le temps orageux, nous n'avons pas à nous plaindre. Et toi, à Amsterdam ?
— Pluvieux. Je suis sur la route pour Barcelone. Tu parlais de pluie ?
— Tu n'es pas au courant ? Il pleut sur toute l'Amérique du Nord et aussi sur une bonne partie de l'Europe. Des tornades se sont déclenchées en Floride et au Nouveau Mexique. Les experts craignent une aggravation sur les deux côtes américaines et en Europe du Nord. Fais attention, mon fils.
— Je suis sous un pont, sur la bande d'arrêt d'urgence. Je prends mon mal en patience.
— Tu as fait le bon choix. Tu veux parler à ta mère ?
— Plus tard. Je n'ai pas beaucoup de batterie et je dois rassurer Gina. Embrasse Maman pour moi.
— Je n'y manquerai pas. Donne des nouvelles et passe le bonjour à Gina de ma part. Je l'aime bien cette petite.
— Je sais, Papa.
— Ta mère te verrait bien avec elle.
— Si tu ne me l'as pas dit cent fois.
— A bientôt.
— Je te rappelle quand je suis dans une grande ville.

Jim se maudit d'avoir composé le mauvais numéro.
Pourtant, ce téléphone jetable ne contenait pas son carnet d'adresses et il fallait vraiment en vouloir pour confondre l'indicatif des Pays-Bas avec celui des États-Unis.
« Un acte manqué. » se dit Jim.
Il n'était pas dans les meilleurs termes avec son père, un amiral estimé de la prestigieuse marine américaine. Edmund lui reprochait de ne pas avoir embrassée la carrière militaire alors qu'il avait tous les atouts en mains.
Au lieu de marcher dans le sillage familial, Jim avait décidé de se lancer dans la recherche de l'improbable et d'étudier la science des étoiles. Edmund n'avait pas trop apprécié que Jim rejoigne l'Université de Berkeley, un repère de gauchistes et de hippies selon lui. Pourtant, Jim avait brillamment obtenu son doctorat de physique, avec mention, sous la houlette des plus grands astrophysiciens du pays.

Jim tenta d'appeler Gina, en vérifiant soigneusement chacun des chiffres affichés sur l'écran.
Il n'obtint que son répondeur et il lui laissa deux messages.
Le souffle de la tempête naissante faisait tanguer sa voiture. Jim alluma la radio pour en savoir un peu plus sur les conditions atmosphériques. Il tourna le bouton de fréquence jusqu'à capter une station en anglais.
— Avis de tornade, annonça une voix d'homme avec un fort accent néerlandais.
— Les autorités des Pays-Bas, de Belgique et de Grande Bretagne préconisent de limiter les déplacements aux seules urgences, dit une femme. Le vent forcit en Mer du Nord et en Atlantique. La France est touchée en Normandie et en Bretagne. L'Irlande est déjà en vigilance rouge et la situation ne s'améliore pas.
— Que faut-il faire quand on est déjà sur la route comme beaucoup de nos auditeurs, Janni ?
— Il n'y a pas beaucoup d'options, Jens. Si vous êtes proche d'une agglomération, garez votre voiture dans un centre commercial couvert et suivez les indications affichées sur les panneaux. Sinon, abritez vous du mieux que vous pouvez et surtout ne roulez pas sous la tourmente. Les bourrasques actuelles vont se durcir et des coulées d'eau et de boue sont possibles. Conduire dans ces conditions est très risqué, surtout dans les zones en dessous du niveau de la mer.
— Est-ce que rester dans sa voiture est un bon choix ?
— Pour l'instant, oui. Les orages s'intensifient et les piétons sont exposés à la foudre. La carrosserie de votre véhicule fait office de cage de Faraday. Elle est votre meilleure protection.
— Quel numéro appeler si vous êtes coincés ?
— Le 911 fonctionne dans tous les pays touchés. Sachez seulement que le réseau mobile est fortement perturbé. Il faudra être patient pour obtenir des secours.
La réception devint aléatoire, hachant la moitié des mots.
Jim en savait assez désormais et il n'avait pas besoin de plus d'informations. Le constat était simple : il était perdu au milieu de nulle part, en pleine tempête, avec des communications en rade et une voiture pourrie comme seul abri.

Jim se retourna et il fouilla le contenu de ses bagages.
Il n'avait pas emporté de quoi manger et sa ration d'eau se résumait à une demie bouteille. Il haussa les épaules et se décida à pousser la sieste plus longtemps. La voiture, sous les coups de boutoirs du vent, le berçait comme un voilier sur une mer agitée.
Jim ferma les yeux et il se laissa porter par ses songes.

Le professeur Glook lisait les derniers relevés de la station.
Jim trépignait d'impatience, faisant de son mieux pour ne pas shooter dans une poubelle. Il était certain de ses chiffres et voir ce vieux barbon en douter lui tapait sur les nerfs.
— Alors, professeur, ne me dites pas que c'est une séquence aléatoire !
— Ne soyez pas aussi fougueux, mon jeune ami. Écouter le ciel demande patience et recul. La science est une affaire d'ordre et de méthode.
— J'ai compris votre enseignement du zen, c'est bon. Les faits parlent d'eux-mêmes cependant.
— Je dois l'avouer. Vos résultats sont édifiants.
— Alléluia ! Vous l'admettez. Je devrais vous enregistrer, vous, l'être le plus sceptique de la Terre.
— C'est bon, Jim. Inutile d'en faire des tonnes. Il nous faut recouper vos séquences avec les résultats des autres télescopes.
— C'est inutile, professeur et vous le savez bien.
— Vous êtes le seul compétent, ici ?
— Oui ! Et mes relevés le prouvent. J'avais déjà expliqué, dans ma thèse de doctorat, comment bien écouter les étoiles au lieu de bêtement tendre l'oreille.
— C'est la raison de votre présence ici. Faites un preuve d'un peu de modestie, Jim. Je le dis pour votre bien. Sinon, vous allez vous faire des ennemis dans la communauté scientifique.
— Je ne suis pas ici pour décrocher le prix du meilleur pote, professeur. Je suis persuadé de l'existence d'autres civilisations intelligentes et je vais le prouver. Je suis comme vous il y a des siècles sauf que j'ai gardé l'étincelle magique, la foi, la confiance en ma quête.

Jim se releva subitement de son siège.
Il avait encore rêvé. Le professeur Glook existait bel et bien mais il avait viré Jim pour indiscipline. Ce dernier l'assistait au SETI, dans la recherche de signaux en provenance d'étoiles lointaines, au sein d'un programme décrié et considéré par beaucoup comme l’œuvre d'illuminés. Des capitaux privés soutenaient les chercheurs : l'essentiel des financements venaient de riches oisifs qui ne savaient plus quoi faire de leur argent et qui utilisaient ce moyen pour faire de la mousse ou pour défiscaliser une partie de leur fortune. En général, les extra-terrestres, la vie ailleurs et toutes les thèses associées ne les intéressaient pas.
« L'argent n'a pas d'odeur. » ne cessait de dire Glook quand les journalistes lui demandaient s'il n'était pas gêné de recevoir des subsides de la maffia du New-Jersey ou d'une folle du show-business.
Jim maudit Glook une dernière fois.
A cause de ce vieillard cacochyme, il avait dû s'exporter en Europe, dans le deuxième pays du fromage, pour travailler avec une fondation privée et financée par des industriels européens. Son contrat démarrait dans deux semaines et il avait recontacté Gina pour un hébergement provisoire. Son nouveau job l'intéressait et il payait bien mais il n'avait pas le petit côté décalé du SETI. « Rechercher des E.T c'est plus marrant que de lancer des satellites pour le réseau mobile. » avait-il dit à Gina un soir de beuverie.
Glook l'avait écarté sans ménagements, pour une raison simple : les relevés de Jim n'avaient pas été confirmés par les autres stations et après une étude approfondie il était devenu évident que le jeune physicien s'était permis quelques libertés avec la rigueur scientifique.
Ayatollah de l'observation stellaire, le professeur Glook ne plaisantait pas avec l'ordre et la méthode. Jim avait sous-estimé ce goût pour les protocoles éprouvés et il en avait fait les frais.
Résultat : il était grillé sur l'intégralité du territoire nord-américain, de Vancouver à Miami.

La voiture tangua de nouveau.
Le tableau de bord s'alluma subitement et la radio passa les fréquences en revue, de la bande FM aux ondes courtes. Jim reconnut les premiers signes d'un orage électromagnétique de grande ampleur.
Plus que jamais, il devait rester dans l'habitacle de sa voiture sinon il risquait de se transformer en torche humaine.
— C'est la fin, dit une voix métallique sortie de l'autoradio.
Jim pensa à un morceau de conversation entre auditeurs, libéré dans l'éther au milieu des autres signaux captés par l'appareil.
— Viens tenter ta chance avec nous, Jim, dirent en chœur d'autres voix, plus humaines.
— La fin est ton amie, Jim. N'en ai pas peur. Elle va te prendre, t'emmener haut et loin.

Le vent souffla de plus en plus fort, contre les vitres, contre la carrosserie, partout.
Le ciel s'obscurcit, les éclairs se rapprochèrent et la pluie redoubla. Jim trouva les voix apaisantes en regard du monde extérieur. Il tenta d'en savoir plus.
— Où vais-je aller ? Je ne sais même pas où je suis, dit-il.
— Au commencement, répondit la voix métallique. Au cœur des éléments, dans la furie de l'air, de la terre, de l'eau et du feu.
— Fais l'amour avec l'air, chanta le chœur. Fond toi avec l'eau. Bois le feu de tes lèvres.
— La terre t'appelle, Jim. L'entends tu ? Elle veut son fils, Jim. La fin lui apporte son enfant.
— Bois l'air. Fais l'amour avec le feu. Accueille l'eau dans tes bras, scanda le chœur.
— Comment dois-je faire ?
— Fais l'amour avec l'eau. Laisse le feu t'envahir. Deviens air toi aussi, reprit le chœur.
— Tu es la terre maintenant, Jim. Le début et la fin.
— Le début et la fin, chanta en boucle le chœur. La fin, la fin, la fin, la fin.
La voix métallique s'insinua dans la tête du jeune homme et elle reprit le refrain, suivie par un chœur harmonieux qui parlait d'amour et de boire, de mère et de plaisir, dans un flots de paroles.

Jim ouvrit la portière et il sortit de la voiture.
Il regarda le ciel une dernière fois, en quête d'un signe fabuleux, de la réponse à toutes ses questions, d'un sens à son existence.
L'orage gronda et illumina le ciel dans un torrent de lumières puis la tempête avala le jeune homme.



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