Léo (Extrait n°2)

Date 03-01-2015 12:10:00 | Catégorie : Nouvelles confirmées


"...Ce jour-là, la forêt n’avait pas l’odeur que je lui connaissais habituellement.
Ce souvenir me revient comme une émanation chaude et humide, imprégnée dans l’humus d’une pinède plutôt clairsemée.
Sans doute l’avais-je imaginé à des milliers de kilomètres de ma Basse-Normandie alors qu’en fait, ce souvenir s’était enraciné près du Mans, à l’ombre des conifères d’une forêt Sarthoise.
Avec mon grand frère Kamel (adopté lui aussi, avant moi, à l’âge de trois ans également) et mes récents parents, nous venions chercher Flora, ma nouvelle petite sœur.
Elle avait trois ans.
Mes parents, Kamel et moi-même étions très apprêtés pour l’occasion.
Maman sentait le parfum et portait une jolie robe.
Flora, elle, n’était pas jolie. Elle portait une affreuse paire de lunettes, et même quand son visage me faisait face, ses yeux ne me regardaient pas. De plus, je ne comprenais rien quand elle parlait. Et comme si cela ne suffisait pas, elle était un peu marron, comme Kamel.
Moi, maman disait toujours que j’étais blanc comme un cachet d’aspirine.
Depuis de ce jour, Flora est devenue ma petite sœur.

•••

Mes parents adoptifs sont issus d’un milieu social assez pauvre, où la culture n’existe pas.
Hélène est la femme qui aujourd’hui encore tient auprès de moi le rôle d’une mère. Cette femme qui mesure peut-être un peu moins d’un mètre cinquante-cinq est à la fois forte et blessée.
Elle est tout simplement versatile.
Cyclothymique, elle peut aussi tour à tour incarner toute la fragilité d’une femme meurtrie, mais aussi parfois l’insensibilité aiguisée d’une autre, endurcie.

Tout au long de sa vie, j’ai le sentiment qu’elle s’est peu à peu affublée d’une épaisse carapace, dont les écailles seraient en quelque sorte un mélange détonnant, élaboré à base d’émotivités et de rancœurs.
A l’école, à cause de ses larmes incessantes, elle aime encore raconter parfois que les autres enfants la surnommaient « la fontaine ».
Au fond, je ne sais pas grand-chose d’Hélène.
Je connais si peu de sa famille, de son histoire.

Son père, dont le métier consistait à fabriquer des matelas, est décédé juste avant qu’elle ne devienne complètement adulte. Je crois qu’il est mort d’une leucémie, mais je n’en suis pas certain. Le peu de fois où j’ai pu entendre Hélène évoquer son père, il y avait des larmes forcément, un reste d’amour je crois, mais toujours, un masque de dégoût.

Lorsqu’Hélène évoque sa mère, elle pleure encore. Elle dit la détester sans vraiment pouvoir en donner les raisons.
Hélène est l’aînée de trois enfants. Lorsqu’elle parle de sa sœur, la petite dernière, elle pleure avec peine et tendresse. Elle semble s’être beaucoup occupée de cette enfant. Elle dit toujours qu’elle était trop petite, et que les autres (sa mère et son frère) lui ont monté la tête contre elle.
Quant à son frère, Hélène en parle en ces termes.
-« C’est une saloperie ! ».

Comme il était courant à l’époque, Hélène a dû commencer à travailler très tôt. Elle devait reverser l’intégralité de l’argent durement gagné à ses parents.
Lorsqu’elle parle de cette époque, elle dit souvent qu’elle faisait la boniche chez des patrons parfois malintentionnés et vicieux.
Jeune, Hélène était une très jolie fille.
C’est ainsi qu’elle a dû renoncer à son certificat d’études et à son rêve de devenir une couturière de renommée.

J’ai toujours su que ma mère protégeait comme elle le pouvait un terrible secret de famille. L’année de mes trente-neuf ans, j’ai traversé un sévère épisode dépressif. Alors que j’étais au plus mal, ne trouvant pas les mots pour me parler de moi, elle m’a livré au téléphone son histoire infâme et douloureuse.
Hélène fut plusieurs fois violée par son père, étouffée par le silence complice de sa mère, et l’indifférence de son plus jeune frère.
Ne pouvant pas entendre ma peine, et les rôles s’inversant encore, j’ai dû ce jour-là trouver les mots pour la réconforter. Ma dépression n’avait plus lieu d’être.
J’étais soudain redevenu le confident, celui qui apaise, et c’est d’ailleurs bien souvent dans ce rôle que les gens me préfèrent…

Aujourd’hui je pense enfin comprendre comment Hélène s’y est prise pour aimer les enfants qu’elle n’a pu mettre au monde.
Au risque de s’y confondre, elle s’est toujours montrée incapable de se saisir avec empathie de la souffrance de ces derniers.
Je crois que ma mère n’est capable que d’un amour froid et distant, mais d’un amour tout de même…

Hélène ne m’a jamais vraiment laissé la possibilité de parler avec elle de la maltraitance que j’ai endurée lors de ma petite enfance. Lorsqu’elle l’abordait, elle fondait littéralement en larmes.
Ces pleurs prenaient tout l’espace et me laissaient muet. Comment pouvais-je lui parler de mes angoisses d’enfant insécurisé quand les siennes, si manifestes, me blessaient tant ?
Tout en pleurant, elle répétait face à mon incrédulité toujours le même monologue.
- « Comment une mère peut-elle faire ça à son propre enfant ? Ce n’est qu’une garce ! C’est vrai que tu en as bavé. On devrait tuer ceux qui font du mal aux enfants ! Tu as été martyrisé, mais à présent, c’est terminé, tu nous as, c’est fini ! »

Tous ces mots noyés dans le chagrin et la colère me réduisaient définitivement au silence. C’était fini. Trop insoutenable. Il m’allait falloir grandir normalement, sans m’épancher.
Au fond, lorsqu’Hélène évoquait mon histoire, elle ne faisait que la réduire à sa propre douleur. Je crois que c’est là que j’ai puisé l’une de mes qualités les plus évidentes. Je suis devenu celui qui sait réellement écouter les autres sans toujours ramener tout à lui-même, comme le font tant de gens. Je me suis changé en un loyal confident, capable d’écouter l’inentendable, mais aussi, l’insoutenable..."




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