Le blues du crapaud

Date 06-01-2015 16:04:21 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Le blues du crapaud


J'écoutais en boucle une chanson de Screamin' Jay Hawkins en enchaînant les bières.
J'aurais bien aimé lui jeter un sort à cette lâcheuse mais ça, ce n'était bon que dans les tubes des années cinquante, quand le chanteur déclarait sa flamme, entre deux accords de pianos.

Moi, j'étais ancré dans la réalité du vingt-et-unième siècle, à l'ère de l'Internet et des amours virtuelles.
« Trop même », me disait mon ami Pix, un célibataire endurci.
La dernière fois qu'il m'avait pondue une phrase sortie de son catalogue de binoclard, je m'étais retenu de lui coller un pain.
« Tu ne devrais pas t'impliquer autant dans ces sites de rencontre. » m'avait-il conseillé.
Comme si j'avais le choix.

Entre tronches de cul, on s'était bien trouvés Pix et moi.
On se connaissait depuis le collège. A cette époque déjà, on essayait de rentrer dans les boums pour rencontrer la reine des poupées.
Combien de râteaux je m'étais pris sur la piste de danse ?
Il y avait largement le compte pour ouvrir un magasin de jardinage.
Avec l'âge, comme ça me grattait plus fort, j'avais fini par jeter mon dévolu sur une camarade de classe, moche et peu expérimentée dans les relations longues. Nous avions échangé les révisions de terminale contre des séances d'expérimentation sexuelle basées sur mes magazines de fesses. Résultat : je n'étais plus puceau mais j'avais raté mon baccalauréat.

J'avais le vague à l'âme.
« Le blues du crapaud » disait Pix.
Dans les revues spécialisées, on parlait de la crise du trentenaire. Les psychologues assermentés livraient leurs analyses clé en main, à destination des gogos concernés.
Il y avait le mou du bulbe, marié à vingt ans, père de cinq lardons et enfermé avec mémère à jouer au missionnaire.
Une variante existait : l'excité tardif, sacrifié au culte de la bienséance pendant sa jeunesse, coincé pendant dix ans dans un désert conjugal avant de prendre la tangente avec la fille du voisin.
Moi, j'étais le gars sans copine.
Du temps de mon père, j'étais l'habitué des bordels, avec réductions au volume de sucettes à l'anis et strapontin à mon nom.

Une fois de plus, Pix m'avait montré la voie.
Un soir, entre deux verres de whisky, il m'avait initié à un réseau social où le crapaud lambda pouvait se faire passer pour un prince charmant. Lui-même en usait largement, sous un pseudonyme adéquat, pour accrocher de jolies petites grenouilles et les amener dans sa mare.
Devant un tel bon plan, avec trois grammes d'alcool dans le sang, j'avais créé mon profil, m'étais fabriqué une identité glamour et avais lancé mes premières escarmouches dans le monde virtuel.
Au fil du temps, j'étais devenu un drogué des forums de discussion, au point de m'inscrire sur un maximum de sites et de décupler mes probabilités en multipliant les personnalités.

Malheureusement, Pix ne m'avait pas tout dit ou je n'avais pas bien écouté.
Ces conversations électroniques ne sortaient jamais du rêve magnétique où nous nous enfermions tous.
Les autres le savaient.
Moi je ne l'avais pas compris.
Je pensais vraiment que les belles salamandres me voyaient tel que je m'affichais sur le site. J'avais même utilisé un logiciel spécialisé pour magnifier mes photographies. Du coup, je m'étais mis à croire en mes différents personnages, tous les soirs entre huit heures et minuit.

Un jour Brigitte arriva.
Grande, blonde, belle, intelligente, elle représentait l'idéal de princesse pour n'importe quel batracien disgracieux. Pas plus con qu'un autre, j'avais compris le système et savais discerner le vrai du faux. N'empêche que même à vingt pour cent de son image virtuelle, Brigitte me faisait toujours gravement frémir.
Pix avait regardé son profil. Il m'avait gratifié de son avis d'expert.
« Elle a l'air authentique. Je me demande ce qu'elle te trouve. Il y a anguille sous roche. » m'avait-il sorti en guise d'analyse.
Vexé mais content, je lui avais offert un repas dans la pizzeria du coin.
Dès le lendemain soir, j'avais élaboré ma stratégie pour obtenir un rendez-vous avec Brigitte. De ronds de jambes en miaulements magnétiques, j'étais parvenu à décrocher le sésame. Nous devions nous rencontrer dans un bar branché de Paris, un de ces lieux où le café coûtait dix euros et où la bouffe tibétaine vous faisait regretter le cassoulet de mémé.

« Qu'est-ce qui avait merdé ? » telle était la question.
Je me la posais sans cesse, en boucle et en stéréo dans mon cerveau de têtard mort d'amour.
Brigitte était bien venue au rendez-vous. Elle avait même réservé une table à mon nom. J'avais mis tous les atouts de mon côté, avec coiffeur, esthéticienne, dentiste et manucure, sans compter la totale refonte de ma garde robe. Ma carte bleue s'en était souvenue, peu habituée aux magasins haut de gamme du centre commercial de Melun. Bref, j'avais assuré comme une bête.
Brigitte était encore plus belle que sa photo. Sa voix douce m'avait envoûté et, après deux cocktails à trente euros le verre, je lui avais raconté mon enfance, ma famille et mon travail, le tout presque sans mentir. Elle m'avait écouté attentivement, sans m'interrompre, ponctuant mes phrases par un sourire à damner un curé.

Tout le monde nous regardait, tellement nous étions beaux ensemble.
Certains nous prenaient même en photo avec leur smartphone. Je planais de fierté.
Puis Brigitte s'était levé. Elle m'avait posé la main sur l'épaule avant de me dire « je vais me repoudrer le nez, je n'en ai pas pour longtemps ».
Je l'avais attendu, des heures, sous le regard amusé des serveurs et des clients, jusqu'à la fermeture de l'établissement.

Voilà où j'en étais ce dimanche soir : à ruminer sur mon nénuphar, rond comme une queue de pelle.
Ensuite j'avais appelé Pix.
« Une de perdue, dix de retrouvées. » m'avait sorti l'expert, dans une de ses formules secrètes. Devant une telle évidence, j'avais allumé mon ordinateur pour me connecter à mon site favori.



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