Léo (extrait n°15)

Date 14-02-2015 17:50:26 | Catégorie : Nouvelles confirmées


" S’il est bien une chose qui me laisse un souvenir presqu’aussi effroyable que l’apprentissage de la natation, c’est assurément l’initiation au vélo. C’est assez surprenant la proportion de confiance en soi qu’il faut pour s’élancer la première fois lorsque les deux petites roulettes stabilisantes à l’arrière de l’engin ont été retirées.
Pourtant, la plupart des gens ordinaires trouve ça banal et naturel.
Me concernant, ces années d’humiliations et de maltraitance m’avaient fait perdre en partie l’estime de moi-même et surtout, ma confiance. Qu’il m’était insurmontable de trouver l’équilibre, surtout lorsque l’on me retirer mes quelques béquilles ou me privait de mes indispensables étais.
Qu’il m’était plus dur encore que personne ne puisse le saisir, me comprendre ou tendrement m’encourager.
Pour le noël de mes sept ans, Roger m’offrit un somptueux vélo. Il était rouge, très cher, mais surtout gigantesque. Je me souviens aussi de ses roues que je trouvais si fines.
Lors de ce réveillon, je me souviens que ma tante Bleuette était présente.
A minuit, alors que je m’étais endormi, j’entendis clamer que le père noël était passé. Je soupçonne que je n’y croyais plus. Le moins que l’on puisse dire est que je n’ai jamais vraiment eu le réveil très amical ou enthousiaste. Pourtant, cette nuit là, à l’idée de découvrir mes merveilleux cadeaux tant attendus, j’étais bien décidé à faire un effort tout à fait considérable.
Mais voilà en entrant dans la salle à manger, le regard rivé vers le sapin, j’aperçus cet horrible présent. Les yeux de Roger brillaient car sans doute avait-il économisé rudement pour m’offrir ce vélo. Il était ému à la simple idée d’imaginer le sentiment de joie supposé que devait générer en moi la découverte de ce présent.
Mes yeux s’emplir d’eau et débordèrent de désarroi.
La fête était gâchée et je commençais sérieusement à désespérer mon grand-père qui visiblement s’apercevait peu à peu que je ne devenais pas celui qu’il aurait tant espéré.
Heureusement, sous le sapin, il y avait pour moi un autre cadeau. Bleuette m’avait offert celui dont j’avais tant rêvé. Un petit chien en peluche. Je l’adorais. Il était blanc, les oreilles marron et une grosse tâche noire sur le flanc droit. Il ne me quitta plus du reste des vacances et m’accompagna même jusqu’aux derniers rebords de mon enfance. Il fut mon compagnon et surtout, mon plus fidèle confident.
A chaque fois que Roger sortait le vélo pour me proposer une initiation, j’avais d’abominables maux de ventre. L’épopée se terminait toujours dans les cris et les larmes. Un jour, enfin, mon grand père renonça. Très fâché, il décida d’abandonner enfin cet apprentissage pour se résigner à le concéder à mes parents, plus tard…
C’était un bonheur provisoire, de passage.
La grande carcasse démesurée aux deux roues disproportionnées allait devoir passer quelques mois encore dans l’exécrable sous-sol.
Je désirais que la crasse ambiante le digère et l’engloutisse à tout jamais.

De retour en Normandie, c’est évidemment Hélène qui aux beaux jours revenus s’attribua à mon égard le rôle de précepteur en matière de cyclisme. Je connaissais Hélène et surtout sa patience légendaire lorsqu’il s’agissait de transmettre ou d’enseigner.
Elle aimait raconter comment elle avait appris à mon frère Kamel à faire du vélo. Ne le trouvant pas assez téméraire, elle se targuait de l’avoir poussé dans le fossé de la petite rue, qui derrière la maison, menait à la forêt. Elle aimait aussi raconter que le pauvre gamin n’avait pas eu de chance parce que le fossé était empli d’orties, mais que depuis ce jour, en dépit du léger désagrément engendré par cette expérience, grâce à elle, le gamin savait à présent faire du vélo. Mon frère, en rentrant à la maison était entièrement couvert de brûlures. Elle disait souvent qu’il la remercierait plus tard, car pour Hélène, tout s’apprenait de nos efforts, mais aussi de nos douleurs.

Le jour où elle décida de m’initier au vélo, nous ne prîmes pas le chemin qui montait à la forêt. Je fus sur le coup soulagé. Son plan, s’il était établi, n’était pas tout à fait le même. Nous nous dirigeâmes dans la rue opposée, enserrée par les maisons voisines, elles-mêmes, bordées par des massifs de fleurs. Si nécessaire, les chutes seraient plus délicates.
Lors des premiers coups de pédales, Hélène fut preuve d’une étonnante patience. Derrière moi, sa main maintenue au dessous de la selle, elle marcha le dos voûté, ne me lâchant pas un seul instant. Puis, petit à petit je sentis qu’elle lâcha prise. Je me retournai, me déséquilibrai, puis bien sûr, tombai. Elle m’ordonna de ne plus me retourner. J’étais terrifié et j’hurlai :
- « Maman, ne me lâche pas, s’il te plaît, ne me lâche pas ! »
Sans doute avait-elle honte de m’entendre braire ainsi au cœur du voisinage ?
- « Calme-toi, ça suffit maintenant, tu vas finir par en prendre une ! »
Pourtant, je continuai de me retourner à chaque fois que je sentais sa main se détacher de la selle de mon vélo. Il m’était impossible de faire autrement, je n’y arrivais pas.
Hélène s’exaspéra, puis soudain s’écria :
- « Si tu n’arrêtes pas tout de suite ton cinéma, je te laisse ici tout seul, tu m’as bien comprise !? »
Voilà ce qu’était ma plus grande peur : être abandonné. Hélène le savait parfaitement.
J’éclatai en sanglots et ma vision se troubla au point de voir s’éloigner, puis disparaître devant moi tous les paysages. Tout sembla soudainement m’échapper, l’espace, puis le temps, et tout à coup, la raison. J’allais me retrouver seul, ici, au milieu de la rue, au milieu de nul part. Sans doute allais-je mourir ce soir ou dans la nuit, abandonné de tous, à cinq cent mètres de la maison sans que personne ne s’en inquiète ?
Je vis Hélène se détourner de moi et s’éloigner peu à peu.
Tétanisé, comme planté sur la route, l’urine commença à s’écouler sur mes jambes.
Je ne suis plus très certain de ce qui s’est réellement passé après. D’ailleurs, je ne me souviens plus non plus du jour où j’ai réussi à faire du vélo tout seul pour la première fois.
Je ne me rappelle que de cette peur démente d’être à nouveau rejeté, abandonné. Sans doute allais-je passer le reste de ma vie à éprouver cette peur et ces mêmes émotions ? Combien de temps me faudrait-il pour comprendre qu’il n’y a aucune rationalité à éprouver continuellement ces sentiments abandonniques ?
Arriverais-je un jour à nier mon droit à les ressentir ?
Le soir venu, presque seul dans mon lit, je dus me blottir contre mon petit chien en peluche. Pour le rassurer, il fallut cette nuit là lui expliquer assez longuement, que rien ni personne ne pourrait un jour nous séparer..."




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