Je serai là

Date 16-02-2015 19:40:00 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Je serai là


Je marchais tranquillement dans la ville. Un espace entièrement neuf s’ouvrait sous mes pas. Des rues larges, des trottoirs rutilants, de larges bâtiments défilaient lentement devant moi. Les autres passants semblaient sortir du même moule, paisibles, silencieux. Aucun regard, nul jugement sur ce que je pouvais être ou ce que je représentais, rien ne transparaissait dans leur attitude.

Pourtant, j’étais mort. C’était flagrant tellement j’étais gris, les yeux cernés de noir et surtout vides de toute expression humaine. Mon médecin m’avait laissé par terre, après une crise cardiaque. Il s’était juste fait la malle, comme si j’allais lui faire un procès post-mortem. Au pire, mon fantôme le hanterait quelques nuits avant de déclarer forfait face à un manque d’empathie certain.

La Cité des Anges ne ressemblait pas à mes souvenirs. Je n’entendais pas le bruit assourdissant des voitures, le chant lancinant des bateleurs de foire aux illusions et des vendeurs de rêve américain déguisé en hot-dogs. Même le ciel me paraissait différent. Ensoleillé, à peine nuageux, il n’affichait plus cet air de carte postale, ce côté si énervant pour les gars casaniers de mon genre.

En temps normal, de mon vivant, j’hésitais avant de sortir de chez moi, au moment de quitter mon immense maison de poupées, d’affronter la foule d’anonymes et le qu’en dira-t-on. Les gens passaient leur temps à me dévisager ou à crier dans mon dos en une hystérie collective. Certains prenaient même des photos, comme si j’étais une espèce en voie de disparition, une sorte de dodo californien. D’autres essayaient de capturer mon air, de l’enfermer dans des bouteilles, de collecter les traces de mon passage. Je devais être à leurs yeux une sorte de fossile vivant, de spécimen paléontologique unique. Dans des années, mes restes vaudraient des milliers de dollars pour les collectionneurs frénétiques, les afficionados de la mémoire tactile, les pigeons des salles de vente.

Finalement, peut-être que mon médecin, ce charlatan de Conrad, me bourrait de cachets dans cette seule optique, pour se faire de l’argent sur mon mythe. Il me gavait de potions multicolores contre l’anxiété, de médicaments gélatineux pour m’aider à dormir, de comprimés supposés antidouleur, alors qu’en fait je n’en avais pas besoin. Ce que je voulais moi, c’était juste de l’amour, des amis sincères, un monde sans guerre et sans violence. J’en rêvais depuis ma plus tendre enfance, même quand mon père me battait ou me forçait à répéter mes gammes et mes exercices à la barre.

Une vache à lait, une machine à cracher des billets de banque bien verts, voilà ce que j’étais devenu au fil des années. « Nous avons confiance en Dieu » s’affichait grassement sur les feuilles de mon corps transformé en arbre d’opulence. Ma foi en l’Etre Suprême se déclinait alors en fatigue chronique, en désespoir chimique et en cauchemars argentés. Les autres, les gens du dehors, m’imaginais en vampire calfeutré dans son sarcophage de verre, en singularité humaine bonne à enfermer avec les fous, en plein de clichés véhiculés par des journalistes en mal de sensations ou un service marketing en quête de ventes mirobolantes. J’étais devenu une créature extra-terrestre.

Je chantais souvent sur les ondes magnétiques de nos rêves électriques. « Tu n’es pas seul » tournait en boucle sur les radios des cinq continents. Pourtant, je n’avais jamais autant connu la solitude, même entouré de mes gardes du corps, de mes conseillers en communication ou en droit privé, de mes infirmières ou de mon médecin. Je m’étais réfugié, avec mes enfants d’adoption, mes petits camarades de jeu, dans un univers magique loin des contrariétés, des jaloux et de la mesquinerie.

Je marchais encore et toujours. Les dalles ne s’illuminaient pas sous mes pieds, aucune musique ne sortait du ciel pour guider mes pas. Le bitume affichait une parfaite couleur noire, les murs arboraient des posters multicolores, les fenêtres restaient ouvertes et sans barreaux, le trottoir ne sentait pas la crotte de chien ou la poudre à canon. J’avais de nouveau envie de claquer dans mes doigts, de me lancer dans une mélodie joyeuse et entrainante, de danser en long en large et en travers sur le pavé étincelant, d’enflammer ce monde inconnu mais trop sage, de délivrer mon message d’amour et de paix à tous ces gens muets et calmes. Enfin. Libéré. Je serai là !




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