Tragédie actuelle et intempestive

Date 30-05-2012 21:00:00 | Catégorie : Nouvelles


Tragédie actuelle et intempestive

Il faisait beau. Le Ciel dégagé laissait passer une lumière parfaite, pure comme aux plus beaux jours du printemps. Je sortais de mon petit appartement pour aller dans la petite cour histoire de mieux sentir les promesses de cette journée. Il faisait beau oui, mais je devais travailler à l’intérieur sur mon ordinateur. Mon appartement par ces chaleurs, devenait sur le coup des midis, une sorte de marmite en ébullition. On avait par intermittence l’impression d’y échapper lorsqu’on se mettait au fond, loin de la façade frappée sans répits par le soleil. Mais la température devenait vite suffocante. Je retournais donc à l’intérieur avec l’expression d’un poisson sur le point d’être frit, et avec un brin de rage au cœur à l’idée de ne pouvoir encore profiter de cette magnifique journée.
Je devais travailler, non heureusement pour des tâches franchement pénibles, comme si j’avais dû faire le ménage pour gagner ma paye, ou gérer à domicile le compte de mes clients si j’avais été banquier, ou assister en communication depuis mon domicile des entreprises publicitaires comme cela se passe aujourd’hui. La tâche qui m’était réservée avait quelque chose de plus attrayant, de moins fastidieux, de moins aliénant aussi : je devais faire de la philosophie. La mission qui était la mienne, ne trouvait sa nécessité qu’à l’intérieur de moi-même. C’était là son plus grand attrait.

J’étudiais Spinoza. Pourquoi ? Chacun peut, ou doit imaginer les avantages qu’il y a à compagnonner ne serait-ce qu’une heure avec une des plus hautes intelligences que l’humanité ait enfantée. Spinoza donc, je lisais des articles de spécialistes sur ce qu’il nomme « L’amour intellectuel de Dieu », puis je relisais certains passages de l’Ethique son livre de loin le plus fameux. J’arrivais à quelques propos du philosophe hollandais sur la mort. « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie ». Puis ensuite : « L’homme libre, c'est-à-dire celui qui vit selon le seul commandement de la raison, n’est pas conduit par la crainte de la mort, mais désire le bien directement, c'est-à-dire qu’il désire agir, vivre, conserver son être selon le principe de chercher l’utile qui nous est propre. Et par conséquent, il ne pense à rien moins qu’à la mort ; mais sa sagesse est une méditation de la vie ».

Ces propos me laissaient pensif, je me rappelais le célèbre mot de Montaigne : « philosopher c’est apprendre à mourir », et me demandais si c’était une attitude vraiment sage que de détourner son regard de la mort, de ne pas vouloir la regarder en face. J’avais plutôt l’impression qu’il s’agissait là d’une fuite devant un des problèmes les plus sérieux de la philosophie et de l’existence, et en même temps je notais le bon sens qu’il y avait à considérer la mort comme inéluctable et future, et en ce sens à savoir ne pas s’en préoccuper. Cela caricaturalement, incitez au carpe diem, cette cueillette de l’instant qui a donné tant de contre-sens, les hommes modernes à coup de simplifications voulant cueillir l’instant en sont venus à rester attachés à son piquet comme une chèvre. Nietzsche le voyant l’avait déjà noté. Pourtant pensais-je, il y a nonobstant au sein même de la vie un processus toujours latent de mort, c’est-à-dire des variations de puissance d’énergies comme le montre les maladies.
La vie et la mort sont-elles donc deux choses radicalement opposées et opposables ? Il ne me semblait pas. J’avais plutôt l’impression qu’elles s’imbriquaient l’une l’autre, pour former ce qu’on appelle la réalité. Peut-être est-ce là ce que résumait la sagesse de Confucius lorsqu’il répondait à un de ses disciples qui le questionnant sur la mort : « Quand on ne sait pas ce qu'est la vie, comment pourrait-on savoir ce qu'est la mort ? ».

Je continuais à lire, et à penser la question qui comble du scepticisme, resterait peut-être éternellement à l’état de question. Puis tout à coup « Vlan, Prak, TAP », un bruit violent retentit à l’extérieur. Je me levais pour regarder si quelque chose était tombé dans la cour du haut d’un toit, mais je ne remarquais rien. Il me semblait néanmoins à la violence du bruit, que quelque chose d’imposant venait de tomber. Je retournais m’assoir. Puis j’entendais des voix à l’extérieur s’agiter. Je décidais de sortir pour voir. Je vis deux de mes voisins dans une frénésie panique. A côté de la cour principale se tenait une autre petite cour, par laquelle on devait passer pour sortir et entrer. Au-dessus d’elle se tenait plusieurs étages. Je compris vite à l’expression de mes voisins que quelque chose de grave s’était passée. Il y avait dans la petite cour qui jouxtait la cour principale, un homme étendu au sol et une femme en pleur. Une échelle à trois plans et désarticulée se trouvait sur le sol comme si elle avait été arrachée violemment. Que se passait-il ? Je m’approchais. J’entendais dire : « On a appelé les pompiers ». Je m’approchais encore pour porter secours. Là, je vis l’homme étendu sur le sol, baignant dans une mare de sang, le visage face contre terre. La femme à ses côtés exténuée par les pleurs, posait sa main sur son visage et lui parlait. Il n’entendait rien. Du sang s’échappait de ses oreilles et de sa bouche. Je tentais de parler à celle dont j’avais compris qu’elle était son épouse.

L’homme avait voulu monter à l’échelle pour aller récupérer un chat. Je tentais de calmer la dame. Je lui parlais sans savoir si mes mots servaient à quelque chose, car je voyais bien qu’il pouvait difficilement réussir en pareil instant. Mon voisin prenait le relai, je descendais dans la rue pour réceptionner les secours qui n’allaient pas tarder à arriver.
J’attendais en bas dans la rue, rien ne venait. Les gens déambulaient innocemment devant moi. Quelle insouciance, pensais-je ! Je ne le pensais que plus tard, mais je réalisais avec force qu’ils sont et que nous sommes en réalité pour la plupart spinoziste face à la mort, nous la laissons loin de nos yeux et préférons avancer insouciants. Je les enviais en cet instant, car elle était à ce moment mon premier et dernier souci. Les secours n’arrivant pas, je remontais à l’étage pour voir la dame. Elle était toujours accroupie, complètement courbée dans une posture qui avait déjà quelque chose du recueillement bien que ses larmes continuaient à couler. Elle me dit : « Il respire encore je crois ». Je regardais ses mains, qui étaient devenues bleues. Je pris alors son pouls, et ne sentis plus rien. J’enfonçais mes doigts presque à en toucher le radius, pour voir si je ne me trompais pas. Rien de moi ne voulait croire ce que je voyais là, tout voulait que je me trompe.

Mais je ne m’étais pas trompé. Je me relevais, mon voisin me dit qu’il avait aussi pris le pouls quelques minutes auparavant et qu’il n’avait rien sentis. Les secours venaient d’arriver, quatre dames en blanc du SAMU, et quelques pompiers. Je pris la dame avec moi pour l’éloigner. Elle pleurait, je ne savais que dire. Elle me dit : « Tout ça pour un chat ! C’est ma faute, je n’aurais jamais dû le laisser monter, il n’est pas souple ». Je lui disais que ce n’était pas sa faute, pour tenter de la déculpabiliser tout en sachant terriblement que ça n’avait aucun effet. Elle rajouta : « Il venait juste d’acheter un bateau », s’en fut finit du peu d’assurance qu’il me restait.
Les services de secours prirent le relais, et je rentrais tout juste à dix mètres chez moi. Du coin de ma fenêtre je pouvais presque voir le corps. La philosophie n’avait plus aucun écho à ce moment-là. La survenance de la mort avait tout emporté. Je me laissais un peu de temps pour prendre un peu de recul, mais n’y parvenais guère. La police posa à tout le monde quelques questions. Je ne les écoutais pas vraiment. Il serait mal à propos, de tenter de décrire les sentiments qui me traversaient à ce moment-là, mais je comprenais à nouveau qu’il pouvait y avoir parfois un gouffre entre l’émotion et la raison. Le vertige de la mort me paraissait à cet instant infini. Mais plutôt que d’y laisser aller mon regard, je l’avais déjà bien assez fait près du corps sans vie, je voulais penser comme Spinoza, autrement dit ne plus y penser du tout.
Ces mots vont à la mémoire de cet homme et de son épouse, dont je ne connais toujours pas le nom. Inconnus pour moi, mais finalement si proches ce jour de tragédie.

Antarès




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