Mauvais sort

Date 22-02-2015 17:59:02 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Réponse au défi d'Istenozot :

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Si vous y trouvez des mots désuets, ne vous inquiétez pas, cela fait partie du défi.

Mauvais sort

Voilà… la malédiction familiale avait finalement frappé ! C’est la première chose qui me vient à l’esprit lorsque l’inspecteur de police, debout dans mon salon m’annonce, en triturant le bord de son képi, que mon mari, Philippe, est décédé dans un accident de la route.
L’histoire que me racontait ma mère lorsque j’étais petite, me revient avec toute la force de sa réalité. En 1615, mon ancêtre prénommée Bénédicte Bergerette dénonça une sorcière auprès de l’Inquisition qui sévissait à l’époque. À l’époque, ce statut rendait caduque toute isonomie et comme aucune preuve n’était requise, elle fut condamnée sans procès. Cette délation était une sorte de vengeance car Bénédicte lui avait acheté un philtre d’amour afin de reconquérir son mari infidèle. La femme hurla de son bûcher qu’elle jetait un sort sur toute la descendance de la personne responsable de sa condamnation à mort. Sa famille ne comporterait qu’une lignée de filles uniques dont les époux connaitraient tous une fin dans des circonstances tragiques. Ainsi, mes aïeules devinrent toutes veuves très jeunes suite à des accidents, des accès de folie, des départs sans retour à la guerre, et ce, peu après la naissance d’une seule et unique fille. Une malédiction ancestrale n’est pas le genre de chose que l’on évoque lors d’accordailles, sinon nous serions toutes restées célibataires.
Je me retrouve donc dans la même situation que ma mère, ma grand-mère et toutes les femmes de mon sang avant moi. Mes pleurs se font les plus discrets possibles afin de ne pas réveiller ma petite Lilou qui dort, sans se douter que son destin est scellé.
Le lendemain, Jacques, le fidèle associé de Philippe, se présente à ma porte. D’une simple phrase, il m’invite à le suivre jusque dans sa voiture. Arrivés devant un bâtiment à l’allure vétuste, nous nous dirigeons vers la porte à la peinture verte écaillée. Un code tapé et l’accès s’ouvre vers un lugubre couloir. Des lampes grésillantes s’allument à notre passage, nous amenant jusque dans une grande salle. Au milieu de cette dernière se trouve une machinerie complexe composée d’une sorte de cabine d’ascenseur d’où partent des dizaines de câbles multicolores branchés à un caisson aux multiples diodes clignotantes.
Sans dire un mot, Philippe me remet une enveloppe. Je le regarde s’éloigner, comme pour me laisser seule avec les mots qu’elle renferme. D’un geste nerveux, j’ouvre et en retire une lettre. Philippe évoque sa disparition et me demande de « réparer le passé ». Je ne comprends pas un traitre mot de ses derniers désirs. Son collaborateur m’explique qu’ils travaillent depuis des années sur un projet secret de machine à remonter le temps qui semble avoir fait ses preuves. Celle-ci a été construite dans le but de retrouver mon ancêtre et de la dissuader de passer à la délation. Apparemment, Philippe avait déjà fait une tentative, sans succès. Selon son carnet de bord, mon aïeule ne l’avait pas pris du tout au sérieux. En effet, au Moyen-âge, quel être aurait pu croire au voyage dans le temps ? Il n’y avait pas encore d’œuvres de science-fiction.
Il faut que je parvienne à obvier à ce mauvais sort, changeant ainsi mon destin et ceux de toute ma lignée. J’échafaude toute la nuit un plan d’action. Ainsi, le lendemain, après avoir déposé Lilou chez sa Mamie, je prends place dans la cabine, non sans un pincement au cœur. Je ferme les yeux, une nausée monte puis un étourdissement léger avant un vent d’air frais qui vient me rafraîchir le visage et me rappeler à la réalité. Mais quelle réalité ! Je suis assise sur un tonneau à l’orée d’une forêt séculaire. Face à moi est posé un village aux toits de chaume et aux cheminées fumantes. Je suis très contente d’avoir trouvé ces vêtements anciens dans mon grenier, vestiges d’une fête de Carnaval où le thème était le Moyen-âge. Je sais que je suis en 1615, à la fin de l’hiver, et que je dois trouver Bénédicte Bergerette dans ce hameau perdu de la campagne ardennaise.
Je m’élance, plus déterminée que jamais. Une vieille dame, le dos tordu par un fagot plus gros qu’elle, me désigne une maison un peu plus imposante que les autres comme la demeure des Delatour-Bergerette. Après avoir traversé un boulingrin, j’actionne une cloche et une servante vient m’ouvrir. Je lui déclare que j’ai un message important pour sa maîtresse. Elle me conduit jusqu’à elle. Je rencontre une maritorne, la quarantaine bien sonnée, les cheveux en bataille et à la robe aux couleurs passées. Etant donné son aspect négligé, cela ne m’étonne pas que son époux aille voir ailleurs. Je constate aussi que le tarin long et fin est une marque de famille depuis des siècles. Je lui raconte que je suis de passage et que j’ai eu une drôle de sensation en passant devant sa maison. Comme je me déclare capable de lire l’avenir, je lui demande de me présenter sa main. Intriguée, elle obéit malgré tout. Je simule une transe avec des yeux révulsés, avant de suivre de l’index les lignes de sa paume.
« Je vois un mari volage. Est-ce correct ?
– Euh, oui. Comment le savez-vous ?
– Je sais TOUT ! Vous avez demandé à Dame Bérengère de vous concocter une potion pour le retour de l’être aimé.
– Je savais qu’elle ne pourrait pas tenir sa langue de vipère. Elle va voir de quel bois je me chauffe !
– Non, elle ne m’a rien dit. Tout est écrit ici (en pointant la base de son pouce). Abandonnez cette solution, elle vous mènera à votre perte et celle de votre lignée. Moi, je peux vous aider.
– Que me racontez-vous là, vile omineuse ?
– Que la vérité ! Faites-moi confiance, vous ne le regretterez pas. D’ailleurs, qu’avez-vous à perdre ?»
Bénédicte m’invite à la suivre jusqu’au salon et s’installe sur une chaise. Je m’assieds face à elle, je sors de mon sac mon set de maquillage et me mets à effectuer un véritable ravalement de façade. Les produits de beauté modernes ont cette capacité de masquer la laideur, la rendant moins offensante pour l’œil masculin. Ensuite un petit tour dans sa garde-robe me permet de dénicher un ensemble de cotte et corps de cotte en tafetas qui la met en valeur. Je lui conseille de ne pas porter de dessous afin que Monsieur puisse l’effleurer rapidement. Elle me jette un regard presque offensé. Je serre son corsage au maximum afin de donner l’illusion d’une taille de guêpe. En limitant le nombre de jupons, je parviens à mettre en évidence un de ses atouts physiques majeurs : le galbe de son fessier. Bénédicte semble ébaubie par mes idées. Alors, je l’invite à se regarder dans un miroir. Telle une callipyge, elle se tord pour admirer sa chute de reins. Par-dessus l’ensemble, elle enfile une robe de velours vert sombre. Je termine par la coiffer avec un chignon serré et maintenu par une simple baguette de bois permettant de libérer sa chevelure dans un mouvement gracieux. Je suis assez satisfaite du résultat. Je lui remets un flacon de parfum au musc dont elle s’asperge généreusement.
Ensuite, je pars en cuisine. Dans la casserole où je mets à mijoter de la viande et des légumes, j’intègre un peu de gingembre qui a fait le voyage temporel avec moi. L’heure du retour du maître de maison approche. J’encourage son épouse à jouer de ses charmes et son amabilité pour reconquérir le cœur de son aimé. Au soleil couchant, je m’éclipse discrètement.
Je passe la nuit dans une chambre de l’unique auberge du village, payée au moyen de pièces en argent prélevées dans la collection numismatique familiale. Le lendemain matin, je me précipite chez Bénédicte. Son visage rayonnant de bonheur me signifie que la soirée sabbatine s’est passée comme je l’avais espérée. Je sais que la partie n’est pas encore gagnée mais j’ai bon espoir de parvenir à mes fins.
Pendant qu’elle me raconte les réactions de son mari face à sa transformation physique, la fameuse Dame Bérengère, sorcière au noir de son état, se présente à la porte de la demeure. À son entrée, un frisson me parcourt l’échine. Elle dépose sa précieuse potion sur la table et attend son dû, comme un chien de chasse son os après avoir attrapé un lapin pour son maître. Bénédicte lui explique qu’elle n’a plus besoin de ses services, et ce, grâce à mon aide précieuse. L’ensorceleuse me jette un regard torve en me traitant de pécore et m’accusant d’abalourdir sa cliente avec mes belles phrases. Elle reprend son bien et sort en ruchonnant. Si elle savait que je viens de lui éviter une mort atroce.
Par la suite, chaque jour, je vais à la rencontre de mon ancêtre pour lui prodiguer mes conseils en matière de beauté, séduction et cuisine. Je m’assure ainsi qu’elle sera désormais capable de maintenir la flamme chez son époux et le garder dans son lit, rendant inutile toute ingestion de potion et évitant la fameuse malédiction.
Je retourne finalement à la lisière de la forêt. Le tonneau vide est toujours là. Je pose mon séant sur ses lattes irrégulières en psalmodiant la date de mon départ pour ce voyage incroyable : le 21 février 2015. À nouveau ces sensations de femme enceinte dans son premier trimestre et je me retrouve dans la fameuse cabine d’ascenseur qui m’avait vue partir. Toutefois, je suis plongée dans une obscurité inquiétante, seul un mince ray de lumière filtre sous la porte. Je pousse péniblement celle-ci et suis surprise de ne pas découvrir le laboratoire secret. Devant mes yeux se trouve un amoncellement de carcasses de voitures écrasées et des montagnes de pièces métalliques bouffées par la rouille. J’avance dans ce décor de fin du monde lorsqu’une voix rauque me huche :
« Hé vous ! Qu’est-ce que vous faites ici ? »
Je reste muette pendant que l’homme, un baraqué barbu aux géantes mains gantées, s’approche de moi. Il me détaille des pieds à la tête.
« Vous vous êtes échappée d’un bal costumé ?
– Euh… oui. Quelle est la date aujourd’hui ?
– Le vingt-et-un février ! Vous avez un peu abusé sur le kir, p’tite dame ?
– Et l’année ?
– Vous allez bien ?
– Oui ! En quelle année sommes-nous ?
– 2015 !
– Ouf ! J’ai eu peur d’avoir été envoyée trop loin…
– Pardon ?
– Non, laissez tomber. Pourriez-vous m’appeler un taxi ? »
La Mercedes me dépose devant mon immeuble. Pendant que j’enfile des vêtements du vingt-et-unième siècle dans la chambre, je sursaute car des bruits me parviennent de la salle de bain. J’attrape le téléphone et contacte la police en expliquant mes craintes qu’un voleur se soit introduit dans l’appartement. La standardiste m’informe qu’une patrouille se rend immédiatement sur place et elle m’incite à quitter les lieux discrètement. Je traverse le living à pas de loup en direction de la porte d’entrée lorsque celle de la salle de bain s’ouvre subitement. Je me mets à courir et suis coupée dans mon élan par un « Qu’est-ce que tu fais ? ». Cette voix m’est familière… je me retourne. « Philippe ! » Ce prénom est sorti de ma gorge malgré l’émotion qui me submerge. Je lui saute au cou et l’embrasse avec fougue. Ses yeux sont remplis d’interrogations et les miens d’un profond soulagement. Enlacés dans le fauteuil, je commence à lui raconter mes aventures. Il est ébaubi mais, en grand scientifique qu’il est, il me croit.
« Si je comprends bien, ma présence à tes côtés aujourd’hui signifie que tu as réussi. »
C’est alors que notre porte s’ouvre lentement sous l’action du passe de la gardienne. Elle est accompagnée par un policier armé et sur le qui-vive. Il chuchote :
« Où est l’intrus ?
– Euh… c’est une longue histoire ! Vous voulez un café Monsieur l’agent ? »




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