Un petit pas de trop

Date 01-03-2015 00:50:07 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Un petit pas de trop


Mon cerveau allait exploser.
Des lignes bleues, rouges, jaunes s’entremêlaient dans mon cortex cérébral. Une voute sonore dominait mes synapses, dirigeait mes neurones, établissant un univers infini au sein de ma boite crânienne. Je vivais une expérience mythique, digne de « 2001 Odyssée de l’Espace ».
Le professeur Glouque ne m’avait pas prévenu. Jamais il n’avait parlé de souffrance physique pour ce voyage dans le temps. Au pire, je devais, selon ses estimations, ressentir des picotements dans la nuque, rien de bien méchant.

Je regardai le cadran.
Il affichait 2075, septembre, et ne cessait de défiler dans le futur. L’expérience était censée m’amener à la bordure du vingt-et-unième siècle quelque part dans l’Hémisphère Nord, au gré des fluctuations spatio-temporelles et de la mécanique quantique. Je ne comprenais rien au charabia scientifique de Glouque mais lui faisais confiance. Après tout, il m’avait payé assez cher pour ce travail de cobaye dans une expérience unique au monde, ultraconfidentielle, enviée par les Américains et les Russes, espionnée par les Chinois et les Japonais, protégée par le gouvernement français et la Communauté Européenne.
Certes, je n’étais pas le seul à explorer le futur. D’autres comme moi avaient accepté de relever le challenge, se trouvant eux aussi dans une capsule à destination de nos descendants. Seulement, moi j’étais le plus fort, celui qui allait révolutionner la physique traditionnelle, le Youri Gagarine de la quatrième dimension. Je faisais actuellement un bond en avant d’une soixantaine d’années et ce n’était pas fini. Il me restait, dans le programme concocté par Glouque et consorts, vingt-quatre ans avant de me poser sur notre bonne vieille Terre, à une époque lointaine où je serais supposé mort depuis pas mal de temps.

Le spectacle de son et lumière s’acheva en feu d’artifice.
Je vis des diamants dans le ciel, des champs de fraises alentour et une maison rouge aux allures de vaudou. Nul n’aurait pu me dire d’où venaient ces hallucinations. Elles mélangeaient mon imaginaire déjà débordant, des références culturelles, des fantasmes, enfin tout un tas complexe digne de papa Freud. C'était le prix à payer pour les avancées de la science. J’en étais conscient, Glouque me l’ayant assez répété en boucle pendant la phase d’essais en laboratoire.

Je me réveillai difficilement.
Mon nerf optique brûlait comme un muscle trop longtemps sollicité par un effort violent et inhabituel. J’avais dû m’endormir pendant ma dernière phase hallucinatoire, sombrer dans une petite mort salvatrice, loin de la folie affichée en quatre par trois et en Technicolor sur mon grand écran cérébral.
Le cadran avait arrêté sa fuite en avant, pointant son curseur sur l’année 2233 et le mois de juillet. Je n’en crus pas mes yeux. Mon périple temporel, supposé se terminer à l’aube du vingt-deuxième siècle, s’était emballé, m’emportant très loin de mon époque de départ. J’allais certainement débarquer sur une Terre complètement différente de la mienne, peut-être désertée par l’espèce humaine, ravagée par un désastre écologique ou colonisée par des extra-terrestres hostiles.

Je décidai de m’extraire de ma sphère métallique.
Le professeur Glouque, un pacifiste doublé d’un grand naïf, avait volontairement opté pour un équipement non armé, pensant que nos descendants auraient atteint la sagesse ultime, inaugurant ainsi une ère de paix et d’amour. J’étais donc sans défense dans un monde inconnu.
Je me trouvai dans un champ de céréales, au milieu de nulle part. Le ciel était orangé, l’air sentait le chaud, le soleil s’affichait haut et majestueux. Je marchai dans les allées de terre, entre d’immenses plants de blé. Ma boussole m’indiquait l’ouest, signifiant ainsi que les cultures suivaient une géométrie précise.
J’avais emporté avec moi un kit de survie, stocké dans un sac à dos. Je ne rencontrai personne sur le trajet. Aucun animal, même insignifiant, ne croisa mon chemin. Le sol était meuble, agréable à la marche, rectiligne et plat. Je ne ressentis aucune fatigue, au contraire, comme si l’atmosphère me prodiguait des forces supplémentaires, me nourrissait des ressources indispensables à un effort prolongé.

La nuit commença à tomber.
Le soleil laissa progressivement place à la Lune. L’astre nocturne ressemblait à la sphère grisâtre de mes souvenirs, avec ses mers et son halo. Sa présence m’apporta un sentiment de sécurité, à l’instar d’un phare côtier pour le marin perdu au large d’un océan menaçant. Mon univers euclidien, peuplé de tiges céréalières, délimité par des lignes de blé, s’assombrit lentement. J’eus le sentiment d’un plan de zéros et de uns où la terre s’équilibrait avec la végétation. Je me sentis l’intrus de cet environnement binaire, la lettre grecque perdue au milieu d’une étrange base deux.
Épuisé, je regardai ma montre, constatant que j’avais marché plus de dix heures sans m’arrêter. Je posai alors mon paquetage pour prendre un repos bien mérité.

Une lumière blanche me réveilla brutalement.
Je levai les yeux afin d’identifier la source lumineuse. Un cercle blanc, d’apparence métallique, stationnait au-dessus de moi. Un œil synthétique me fixait, projetant un flux de particules irisées sur la surface alentour.
— Que faites-vous ici ? Cet espace est réservé aux cultures, me dit une voix autoritaire en résonnant dans mon cerveau.
— Je ne sais pas. Je viens du passé.
— De quand dans le passé ?
— De 2015.
— D’où, exactement ?
— De Paris, en France.
— Paris n’existe plus. La France non plus.
— Depuis quand ?
— L’année terrestre 2189.
— Que s’est-il passé ?
— Nous avons jugé plus rentable d’affecter ce territoire à la culture du blé qu’à un musée d’une ancienne civilisation. Les monuments ont été transférés sur une base dédiée aux découvertes archéologiques.
— Qu’en est-il de la population locale ?
— Elle avait disparu depuis des années, avant notre arrivée. Seuls les bâtiments subsistaient. Il n’existait aucune trace d’activité biologique, même pas végétale.

J’accusai le coup.
Un rapide calcul m’amena à conclure que l’espèce humaine avait désertée, d’une manière ou d’une autre, la Terre un siècle après mon départ dans le futur. Si l’expérience avait fonctionné comme initialement prévu, je me serais retrouvé en plein milieu d’événements historiques, au début d’un exode ou d’une extinction. Je ne savais pas si j’avais de la chance dans mon infortune.

Je tentai d’en savoir plus.
Visiblement, les nouveaux propriétaires de la planète bleue ignoraient pourquoi et comment l’espèce humaine avait quitté le globe terrestre. Plus inquiétant, le reste de l’écosystème manquait également à l’appel.
— Il y avait une civilisation florissante ici, dis-je.
— Les vestiges semblent l’indiquer. Nous n’avons cependant trouvé aucun fossile.
— Les humains ne peuvent pas s’être volatilisés subitement. C’est physiquement impossible.
— Vous préjugez. Votre référentiel culturel fixe des limites à votre imagination.
— Comment ça ?
— Nous n’allons pas vous expliquer des concepts incompréhensibles pour vous.
— Essayez autrement !
— Vous semblez attachés aux faits. Raisonnons sur cet axe.

J’acceptai la méthode.
Bien que d’obédience littéraire, élevé dans la pure tradition française des arts et des lettres, de Voltaire et de Camus, de la Nouvelle Vague et des films intimistes, j’avais quelques connaissances scientifiques. Le professeur Glouque ne m’avait pas sélectionné innocemment. Il avait senti chez moi une différence, un état d’esprit plus ouvert, comparé aux premiers de la classe, aux fanatiques de la physique élémentaire et des particules relativistes. Je n’aimais pas la science-fiction, je ne croyais pas en un ordre des choses appelé l’Univers Quantique ou la Théorie des Cordes, je ne me tordais pas les neurones à imaginer une rencontre du troisième type au fin fond du Larzac.
— Imaginons une civilisation lambda, en l’occurrence la vôtre.
— Je le peux sans peine.
— Considérons une autre civilisation, appelons la alpha, la nôtre.
— Je vous suis.
— L’alpha sonde la Galaxie, découvre une planète éligible à la vie carbonée, décide d’en prendre possession parce qu’aucune civilisation ne semble présente à sa surface.
— Puisque que lambda a quitté son monde natal.
— Pourtant, alpha a étudié ce secteur galactique sans repérer lambda. Ce genre d’étude dure pendant des dizaines d’années terrestres avant de décider d’une expédition, d’un préalable à la prise de contact avec une autre espèce. Dans le cas présent, alpha n’a pas vu lambda, alors que selon vos dires et votre histoire personnelle, lambda existait encore sur cette planète.
— La réciproque est vraie. A ma connaissance, lambda a scruté la Galaxie à la recherche d’éventuelles civilisations de type alpha. Il a même existé un programme, intitulé SETI, dédié à cette quête. Résultat des courses : pas d’alpha en vue.
— Est-ce que lambda a découvert une planète habitable ? Une seule, avérée ?
— Pas à mon époque. Seulement des candidates à la possibilité de l’existence de la vie. Cependant, rien n’empêche que dans mon futur une telle découverte se soit produite.
— Un futur que vous n’avez pas connu puisque vous étiez en train de voyager dans le temps.
— Exactement !
— Si nous récapitulons, d’un côté vous n’avez que des hypothèses puisque vous étiez absent durant cette période, tandis que dans notre perspective, historique, nous n’avons que des certitudes puisque lambda ne s’est jamais manifesté. Que devrions-nous en penser, d’après vous ?
— Je ne sais pas. Les vestiges indiquent clairement l’existence de lambda. Vous les avez même déplacés dans une sorte de muséum d’histoire naturelle à titre de découverte archéologique. Par contre, il n’y a aucun fossile humain ou animal. Rien.
— La planète n’est pourtant pas stérile. Bien que dépourvue de la plus infime vie biologique, elle demeure habitable. Sa chimie, son environnement, sa géologie en ont fait une candidate idéale pour la colonisation par alpha.
— Est-ce qu’alpha l’a colonisée ?
— Non. La civilisation alpha a décidé d’en faire une planète agraire. Ainsi, pas de problème de surpopulation, de conflits territoriaux entre espèces. Un environnement régulé.

Je me trouvai à court d’arguments.
Mon interlocuteur alpha n’essayait pas d’imposer ses vues à son visiteur lambda. Il avait découvert une jolie petite planète bleue, inhabitée, décorée par de beaux monuments. En bon pragmatique, il avait transformé ce monde en champ géant, déplacé les cailloux et structures métalliques dans un endroit approprié, créé un écosystème paisible et uniforme. On était loin de la Terre souffreteuse et asphyxiée, déchirée par les excès de l’espèce lambda.
Aller plus loin dans la controverse n’avait pas de sens. Là d’où je venais, la Cité des Lumières, la France de 2015, des milliards de citoyens lambda auraient signé des deux mains pour hériter d’une planète pacifiée, rurale certes mais en pleine santé. Richesse et pauvreté seraient devenues des concepts. Au lieu de se tirer dessus au pistolet-mitrailleur pour un bout de terrain ou un sac de riz, les lambdas auraient concentré leurs efforts sur des activités plus nobles.
C’était donc ça le message de l’alpha. La civilisation lambda n’en était jamais arrivée à ce stade. Du coup, elle avait disparue. Le comment importait peu, seul le résultat comptait. La Terre avait repris ses droits. Elle accueillait désormais une nouvelle espèce, l’alpha, a priori plus sage que le lambda.

La situation m’apparut compliquée.
Je venais d’un passé lointain, envoyé par un scientifique optimiste qui croyait en l’éternité pour l’espèce humaine. Je pourrais revenir dans mon époque, annoncer la nouvelle au professeur Glouque, lui dire qu’au vingt-troisième siècle homo sapiens aurait disparu de la surface de la Terre, sans tambour ni trompette. Au mieux, je déprimerais la communauté des savants, au pire je me retrouverais enfermé dans une cellule capitonnée.
— La civilisation alpha a-t-elle besoin de bras pour gérer ses cultures ?
— Tout est automatisé. Nous utilisons des intelligences artificielles pour les opérations de maintenance. Le reste est autorégulé par les plants eux-mêmes.
— Un lambda trouverait-il sa place dans la société alpha ?
— Assurément, non. Nous sommes alpha, tous, identiques, dédiés au même objectif. Un lambda est individuel, l’alpha est collectif.
— Vous parlez au nom de votre espèce ?
— Nous sommes l’alpha. L’individu n’existe plus depuis des millions d’années. C’est à ce prix que nous avons vaincu les distances intersidérales, dompté les ogres cosmiques et pacifié notre environnement immédiat.
— Travaillez-vous avec des espèces étrangères à la vôtre ? Je suppose que vous avez rencontré d’autres civilisations, certes moins avancées que vous mais avec qui vous pouviez collaborer.
— Nous n’avons rencontré personne. Aussi étrange que cela puisse paraître, vous êtes notre premier contact avec une autre intelligence vivante. L’Univers est immense. Nous n’en avons visité qu’une fraction, essentiellement dans la Galaxie, ses satellites et sa proche voisine.
— Si je comprends bien, vous devriez alors me mettre sous cloche dans votre muséum d’histoire naturelle, au titre de curiosité biologique.
— Vous seriez seul au milieu des vestiges de votre ancien monde. Ce serait cruel.
— Qu’allez-vous faire de moi ?
— Rien. Vous êtes un visiteur, libre de vos mouvements. Si vous souhaitez rester sur votre planète natale, vous êtes le bienvenu. Il y a ici assez de ressources pour assurer votre survie. Nous avons confiance en vous. Votre état d’esprit indique une sagesse suffisante pour vivre en harmonie avec cet écosystème. Nous pourrons même vous venir en aide si vous êtes en danger.
— En quoi est-ce moins cruel que de m’exposer dans votre musée ?
— Vous êtes ici chez vous, sans entraves, avec la possibilité de revenir à tout moment dans votre époque.

J’en conclus en savoir assez.
L’alpha m’avait gentiment signifié une fin de non-recevoir à ma demande d’asile. Pour lui, je restais un immigré, pour toujours, incapable de s’intégrer à cause de différences culturelles. Je devais choisir entre finir mes jours dans une ferme à l’échelle planétaire, avec des plants de céréales comme seuls compagnons, ou repartir dans le passé pour retrouver mes amis, le professeur Glouque et l’ensemble de l’humanité condamnée à disparaître un siècle plus tard. Je ne voulais pas d’une vie monacale à errer dans les champs, à regarder le ciel orangé et à compter les grains de blé. Je ne souhaitais pas non plus devenir le messager d’un événement tragique, celui qui devrait annoncer à ses pairs la fin des haricots. Ni prophète, ni ermite, je n’avais pas beaucoup de latitude. Il me fallait opter pour une troisième voie.

Je remerciai l’alpha.
Désormais, je pouvais revenir vers ma capsule temporelle. Plus rien ne me retenait dans cette époque. Atome largué dans un nuage de molécules, je perdais mon temps sur cette version de la Terre.
Je remballai mon paquetage puis me mis en marche en direction de mon point d’impact. Le voyage retour, en pleine nuit, me sembla aussi agréable que l’aller. L’atmosphère me nourrissait, me donnait des forces pour avancer. Les immenses plants de céréales me protégeaient du vent et du froid.
Enfin, j’atteignis la machine. Je posai mes affaires en zone de stockage, pris position dans l’habitacle, refermai le cockpit puis démarrai la procédure de départ. Il ne me restait qu’à indiquer la date cible. Je tournai le cadran à fond vers la droite, le plus loin possible dans le futur.




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