Hors de contrôle

Date 04-04-2015 11:00:00 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Hors de contrôle


Monsieur Dugommeau traçait un cercle parfait, à la craie blanche, sur le tableau noir de la salle 102. Les élèves de la classe de troisième A ne disaient pas un mot. Ils semblaient hypnotisés, sous le charme de la figure géométrique dessinée avec brio par leur professeur de mathématiques.

Monsieur Dugommeau se retourna, fixant le dernier rang tel un chanteur dans un concert en plein air. Il n’était pas peu fier de lui. Sa quarantaine bien frappée, son embonpoint naissant, sa moustache de mousquetaire lui permettaient d’affirmer son autorité sur la trentaine d’adolescents assis devant lui.

Monsieur Dugommeau choisit un élève en particulier, sa tête de Turc préférée, un gros cancre prénommé Raymond. Il jugea le bedonnant rouquin apte à une petite leçon de discipline.
— Chombier, qu’ai-je dessiné au tableau ?
— Un cercle, monsieur.
— Qu’est-ce qu’un cercle en géométrie euclidienne ?
— C’est un rond.
— Voyez-vous ça ! Un rond, rien que ça. Combien de synonymes allez-vous me sortir, Chombier ?

Personne ne rit à la remarque acerbe de Monsieur Dugommeau. Chombier ne rougit même pas, contrairement à son habitude en pareille situation. L’enseignant regarda plus attentivement sa victime du jour. Raymond n’avait pourtant pas changé. Il ressemblait toujours à un rôti de porc mal ficelé, en version rouquine. « Le genre de gamin perdant depuis sa naissance » avait coutume de dire Madame Delahaye, la nouvelle arrivante en charge des cours de sport.
— Chombier, dois-je répéter ma question ?
— Non, monsieur, je l’ai comprise.
— Alors j’attends.
— Un cercle, c’est un anneau, un collier, le bout de la laisse.

Monsieur Dugommeau sursauta. Il n’avait pas prévu une telle réponse. Non seulement on n’enseignait pas la philosophie aux élèves de troisième mais en plus le gros Raymond était plus du genre à se masturber devant des magazines érotiques qu’à dévorer du Kant.
— D’où tenez-vous une idée aussi saugrenue, Chombier ?
— Je ne sais pas, monsieur, ça m’est venu spontanément.
— Je suis curieux d’entendre la suite, Chombier. Que raconte votre petit cerveau ?
— La laisse va craquer. Le collier n’est plus assez résistant. Il a fait son temps.
— Qui tient la laisse ?
— Vous, monsieur.
— Qui est prisonnier du cercle ?
— Nous, monsieur.

Monsieur Dugommeau remarqua un mouvement imperceptible dans la salle de classe. Tous les élèves avaient fermé leur cahier et posé leur stylo. Ils regardaient dorénavant leur camarade, le bedonnant Raymond, avec une étrange intensité, un air de fièvre. L’enseignant décida de remettre de l’ordre dans son cours de mathématiques.
— C’est bon Raymond, nous n’allons pas passer l’heure sur votre histoire de laisse. Asseyez-vous !
— Vous aussi êtes pris dans un collier, monsieur.
— Sans blague ? Et qui tient la bride ?

Raymond leva les yeux sur son professeur. Le reste de la classe en fit autant. Trente paires d’yeux fixaient désormais le représentant de l’autorité scolaire, un professeur peu habitué à mater des insurrections ou à contourner des barricades.
— Des gens placés au-dessus de vous, monsieur.
— Qui vous permet une telle insolence, Chombier ?
— Vous, monsieur.
— Comment ça ? Jamais je ne vous ai encouragé à sortir de telles balivernes sur la géométrie euclidienne. Vous êtes là pour apprendre les mathématiques modernes, point barre !
— Nous raisonnons par nous-mêmes, monsieur.
— Vous, Raymond Chombier, un petit gros rouquin fils de cuisinier ? Vous terminerez au mieux comme votre père, à récurer des casseroles, à couper des patates en quartiers et à servir la soupe au vieux de la maison de retraite.
— Pas lui, nous, répliqua d’une seule voix l’ensemble des élèves.

Raymond quitta alors sa place, bientôt suivi par ses camarades de classe. La trentaine d’adolescents se dirigea comme un seul homme vers la sortie, devant un Monsieur Dugommeau atterré. Ils rejoignirent d’autres cohortes de collégiens, sorties des salles avoisinantes. Les professeurs, effarés, n’osaient pas les rappeler à l’ordre. Ils semblaient tétanisés par la foule grandissante, silencieuse, par les dizaines de paires d’yeux fiévreux dirigés par un invisible leader vers un ailleurs inconnu.

Monsieur Dugommeau reprit ses esprits. Il sortit à son tour puis se rua dans les quartiers du directeur. Ce dernier, un quinquagénaire à l’air peu commode, était en pleine discussion avec d’autres enseignants.
— Il faut appeler la police, dit Dugommeau.
— C’est fait, répondit le directeur. Ils arrivent quand ils peuvent.
— Comment ça ? Ils sont si occupés ?
— Oui. Tous les collèges et lycée de la ville subissent le même phénomène. Quelques écoles primaires sont touchées également. Nous avons des centaines d’enfants dans les rues.
— Heureusement qu’il n’y a pas d’université, sinon ils nous referaient Mai 68, ironisa Monsieur Laforêt, un vieux professeur de français et de latin.
— Que comptent-ils faire ?
— Personne ne le sait, dit le directeur. Ils n’ont pas répondu à mes ordres, à mes questions, à rien en fait. On dirait des fourmis suivant leur instinct, en direction de la fourmilière.

Madame Crozatier, une vénérable historienne plutôt ancrée à gauche, pimenta la discussion.
— C’est ce que nous voulions de toute manière. En faire de braves petits robots, des singes savants appliqués à réciter des tables de multiplication, des déclinaisons latines et des verbes irréguliers.
— Ils disent que le cercle c’est un rond, un collier au bout d’une laisse, précisa Monsieur Dugommeau.
— Chez moi, ils ont comparé l’orthographe à une vaste prison, la grammaire à un champ de mines et le génitif romain à de l’esclavage, pleurnicha Monsieur Laforêt.
— Nous sommes arrivés au bout de leur éducation, affirma Madame Crozatier. Ils n’en ont plus besoin. Ils me l’ont dit tout net, juste avant de sortir de mon cours.
— Où va-t-on ? C’est le début de l’anarchie, déclara Monsieur Dugommeau.
— Ou de la liberté, soupira le directeur. N’est-ce pas ce dont nous rêvons tous sans oser la réclamer ?




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