Léo "De Bretagne..."

Date 23-04-2015 21:43:18 | Catégorie : Nouvelles confirmées


"Effectivement, l’école d’horticulture « Saint Ilan » à Langueux était très sérieuse. Très cotée. Une sorte d’usine pour fils à papa. Il y avait cependant quelques erreurs de distribution. Peut-être étais-je la plus probante ? Notre promotion était constituée d’une quarantaine d’élèves. Pour moi, le changement fut violent. Les professeurs ne nous connaissaient pas. Je me souviens particulièrement de l’un d’entre eux qui nous enseignait la biologie.
Ses interventions étaient surréalistes. Il arrivait dans la classe en ne disant presque rien et imposait ainsi un silence des plus inquiétants. C’est alors qu’il se saisissait d’une craie. Ensuite, pendant parfois deux heures, il écrivait sans relâche avec un rythme enragé sur le tableau noir. Il ne faisait que répéter que ce qu’il inscrivait. Dans la salle, notre silence demeurait. Aucune autre explication n’était avancée. Jamais ce professeur ne regardait son auditoire, si bien qu’aucune question ne pouvait lui être adressée. Nous écrivions inlassablement, sans aucun enthousiasme. Je n’écoutais rien de ce qu’il racontait et ne comprenais pas ce que j’écrivais. A la fin de son intervention, nous comptions les pages remplies et relâchions nos poignets. Sous ses aisselles, lorsqu’apparaissaient enfin de grandes auréoles de transpiration sur sa chemise, nous comprenions que notre supplice se terminait aussi.

Je n’avais pas souhaité intégrer l’internat. Je m’étais trouvé une petite chambre chez une habitante, à l’étage. Une vielle fille d’une quarantaine d’année. Plutôt stricte, elle portait une jupe qui lui arrivait au-dessus des genoux et un chignon résolument serré. Les murs de sa maison étaient recouverts d’images pieuses. La sainte Vierge, principalement.
En fait, elle louait deux chambres, avec vue sur la mer. J’avais donc une voisine. Une camarade de promotion. Caroline. Une écervelée.
Je me souviens que quelques soirs, elle passait me voir dans ma chambre, vêtue de son peignoir clair. Il nous arrivait, à sa demande, de réviser nos cours ensemble. Lorsqu’elle se penchait sur nos cahiers, je n’avais d’yeux que pour ses petits seins blancs qu’elle laissait amplement s’échapper.

Les deux ou trois premières semaines se déroulèrent assez paisiblement, même si très rapidement, la solitude m’enveloppa. Mis à part sa paire de seins, Caroline n’était pas intéressante. En plus, à cause de ma timidité, je peinais à me faire des amis.
Je ne me sentais pas vraiment à l’aise avec mes camardes qui visiblement étaient issus d’un milieu social bien plus élevé que le mien.
Pourtant, un soir la propriétaire des lieux me sortit de ma torpeur. Soudainement, au rez-de-chaussée elle se mit à faire des bruits de plus en plus inquiétants. Dans un premier temps, seulement des chocs de casseroles et de vaisselle. Puis, par la suite, sa voix qui résonna de plus en plus fortement. Elle semblait seule mais à la fois très en colère. J’avais imaginé qu’elle était au téléphone.
Par curiosité, j’entrouvris ma porte afin de mieux entendre ce qu’elle pouvait bien raconter. Je ne fus pas déçu.
— Tu vas crever Salope ! Oh oui sale putain, tu vas me le payer ! Tu n’es qu’une infâme truie qui ne fait que sucer !
Je n’en croyais pas mes oreilles, la vieille fille à qui l’on aurait donné le bon Dieu sans confession utilisait un vocabulaire ordurier et choquant. Mais ce n’était pas tout.
— Marie la catin, la putain ! Tout ça te fait du bien, hein ? Salope ! Tu n’es plus vierge, tout le monde te baise ! Sale traînée !
Caroline aussi avait ouvert la porte de sa chambre qui se tenait face à la mienne, à l’autre bout du couloir. Nous nous observâmes quelques secondes, terrifiés. Je lisais la peur dans ses gros yeux. Sans un mot elle referma précipitamment sa porte et j’entendis sa clef vivement tourner dans sa serrure. Je l’imitai instantanément. Mon cœur battait violemment.
Ma propriétaire était donc une véritable démente. Une psychotique, probablement schizophrène. Elle se parlait à elle-même et pouvait personnifier différentes voix. Elle avait parfois un petit timbre aigu et strident, et tantôt, laissait échapper des tons rauques et caverneux.
Bientôt des assiettes volèrent et s’écrasèrent sur le sol. La pauvre femme n’était plus seule dans sa cuisine et encore moins dans son corps ou dans sa tête. J’étais apeuré. Je guettais qu’aucun bruit ne provienne des marches du vieil escalier de bois. J’avais le sentiment d’incarner un personnage malchanceux échappé d’un film d’horreur. Ce soir là, je suis resté derrière ma porte jusqu’à ce que la crise passe.

Bientôt, un épisode comme celui-ci advint au moins une fois par semaine. Heureusement jamais la propriétaire n’eut l’idée de monter à l’étage.
Je me souviens d’une fin d’après-midi où, accompagné de Caroline, je rentrais paisiblement de mes cours. J’ouvris la porte et là, nous aperçûmes notre propriétaire, les yeux exorbitaient de colère et le chignon visiblement cahoté, défait.
Nous courûmes dans l’escalier pour aller nous enfermer chacun dans notre chambre respective. Nous avions la frousse et n’en ressortîmes que le lendemain matin.
J’avais prévenu mes parents de ce que je vivais. Je n’avais pas d’autre solution que d’obtenir mon permis de conduire pour me trouver un autre logement, un peu plus éloigné du lycée. Heureusement, comme un cadeau, le 22 décembre 1994 est arrivé.

L’inspectrice était une jolie femme. Elle portait une petite jupe sombre, mais aussi, de jolis bas noirs ornés de motifs. Des losanges.
Nous n’étions plus qu’à trois jours de noël et j’espérais mon cadeau. Le soleil était radieux, mais le vent glacial. C’était une magnifique journée d’hiver.
L’inspectrice me fit prendre la direction du centre ville de Falaise. Au bord d’un trottoir, elle me demanda de me garer juste à côté de la banque. C’est alors qu’elle me fit comprendre que j’allais devoir l’attendre là.
— Je n’en ai que pour quelques minutes…
Elle descendit de voiture, alors que je croyais rêver.
Ma formatrice qui était à l’arrière du véhicule semblait estomaquée. Lorsque l’inspectrice revint enfin, elle m’enjoignit de reprendre la route en direction de la poste. Elle me demanda de m’y arrêter. Puis elle descendit à nouveau. Je n’étais plus qu’un chauffeur. Elle réapparut et ainsi, nous reprîmes la balade. Je ne me souviens plus quelle fut la troisième destination. Toutefois, je me rappelle parfaitement de m’être demandé si je n’étais pas malgré moi en train de participer au tournage d’une émission de caméra cachée. Pourtant, il n’en était rien.
Pour conclure l’épreuve, lorsque nous arrivâmes enfin sans encombre sur le parking de l’auto-école, l’inspectrice, afin d’apprécier mon acuité visuelle, me demanda de lire à haute voix la plaque minéralogique d’une voiture blanche située à une quinzaine de mètres.
Il s’agissait de la voiture de mon père dont je connaissais par cœur l’immatriculation. Cette fois, c’était un sans faute. Ainsi, j’obtins finalement sans aucun panache, mais avec un insondable soulagement, mon permis de conduire.

•••


J’avais trouvé un minuscule logement, très sombre.
A présent, je détestais la Bretagne tout autant que la Normandie. Je m’y sentais au bord du monde, gris et humide. C’était l’hiver et jamais je n’allais voir la mer.
J’étais désespérément seul. Parfois je restais trois semaines à Langueux sans même rentrer chez mes parents. Souvent je passais mes weekends dans l’isolement le plus absolu, sans parler à personne. Du vendredi après-midi, jusqu’au lundi matin, j’en oubliais le son de ma propre voix. Ma liberté avait le goût acerbe de la solitude.
Mes résultats scolaires étaient à nouveau très faibles. J’avais presque totalement décroché. Sans avoir conscience de ma situation et sans même pouvoir en parler, je commençais à percevoir les manifestations d’un état fortement dépressif.
Petit à petit, insidieusement, je discernais une périlleuse douleur psychique s’installer. Elle était inextricable et indicible.
Sortir de chez moi m’était de plus en plus pénible. Je finissais par éviter mes propriétaires, le boulanger et même les caissières. Une timidité maladive était en train de s’installer durablement. En classe, je n’osais plus prendre la parole et chaque exposé ou examen oral se transformaient pour moi en d’insurmontables défis. Même quand des occasions se présentaient, j’évitais soigneusement toutes les invitations et fuyais également toutes les relations amicales.
Le midi, au réfectoire je ne me sentais pas bien. Même si je n’étais pas observé, je m’imaginais l’être. J’avais peur que l’on me pense comme étant quelqu’un d’étrange, distant et bien sûr, stupide. Je comprenais parfaitement que mes peurs étaient excessives et irrationnelles, mais un peu plus chaque jour, je sentais qu’elles s’intensifiaient et que progressivement, j’évinçais toutes les situations collectives.
Le piège de la phobie sociale sur moi se refermait.
Parfois, quelques camarades me proposaient d’aller boire un verre avec eux dans le bar du bord de mer où se retrouvaient régulièrement les étudiants du lycée. Ils disaient vouloir faire connaissance avec moi. Je pensais que cela n’avait aucun intérêt et pourtant, tout mon être mourrait d’envie d’accepter. Infatigablement je répondais que j’avais beaucoup trop de devoirs à faire. J’aurai voulu hurler que je n’étais pas cynique et froid, tout juste un peu plus sensible, un peu plus émouvant, ou prisonnier tout simplement. En réalité, je savais parfaitement pourquoi je refusais de sortir de chez moi. J’avais à présent bien trop peur de me sentir mal à l’aise au milieu des autres. A mes yeux, mes camarades étaient de toute façon bien plus intelligents que moi, plus riches ou plus beaux, ou tout simplement plus sûrs d’eux-mêmes. Probablement n’avais-je que des choses inintéressantes à raconter? A coup sûr, ils me trouveraient ridicule et je ne pourrais que les décevoir.
Seulement voilà, à chaque renoncement, je m’effondrais.
Je les supposais s’amuser sans moi, heureux de leur vingt ans. Cette souffrance m’était insupportable, bien plus que tous les maux physiques auxquels ma mémoire me laissait accéder et que j’avais pu endurer jusqu’à présent.
Dévoré par cet enténèbrement, il m’arrivait parfois d’envisager le suicide.
Je savais que si je décidais de vivre malgré tout, j’allais devoir croupir seul et sans amis.
Sans doute deviendrais-je tel un papillon ? Insaisissable.
Celui ou celle qui oserait s’approcher de moi me ferait fuir irrémédiablement. Ainsi, du bout des doigts, qui consentirait à effleurer mes ailes pourrait bien risquer de me tuer. Aussi, ceux qui oseraient m’aimer néanmoins, et toujours plus que moi-même, devraient continuellement s’attendre à me combattre. Je n’aurais de cesse de faire en sorte que toujours on m’abandonne et que j’en souffre éperdument. Tout en m’enfuyant, je passerais ma vie à implorer que l’on m’aime. Voilà, en quelque sorte, je supplierais que l’on me retienne, mais dès lors, je serais déjà bien loin.
Assurément, je finirais par en mourir.
•••

Au fond j’avais grandis comme l’avaient désiré mes parents. En apparence, j’étais parvenu à tenir mon passé à distance tout en faisant semblant de l’avoir oublié.
Je m’appliquais à le laisser penser à mes proches. Nul à part moi n’avait besoin d’en souffrir encore.
Souvent je repensais à mes véritables parents, mais aussi à ce bébé, dont les pleurs me hantaient encore. Qu’était donc devenu ce plus jeune frère que je ne connaissais pas et qui peut-être ignorait tout de mon existence ? Très souvent, secrètement, je pensais à lui. Aussi, un jour mon véritable père viendrait-il me chercher ? Lui ressemblais-je, ne serait-ce qu’un peu ?
Pourquoi m’a mère n’avait-elle pas réussi à m’aimer ? Pourquoi m’avait-elle maltraité avant de m’abandonner ? Allais-je pouvoir parvenir à vivre sans pouvoir répondre à une seule de ces questions ? Pourrais-je un jour tout pardonner et réellement tout oublier ? Je l’espérais.

Le lendemain du conseil de classe, le délégué me remit un petit morceau de papier sur lequel figuraient ses notes.
- Seulement trois résultats avec la moyenne...
- Léo semble un peu perdu.
- « Cas étonnant ! ».
Ainsi, je me consolais. Si je n’avais pas réussi à générer de la compassion chez mes professeurs, j’étais au moins parvenu à créer un mystère.

Un jeudi soir, plusieurs voitures s’arrêtèrent devant mon petit logement. Des camarades de classe. Ils débarquèrent chez moi.
— Ouais Léo ! Salut mon pote ! C’est donc là que tu crèches et que tu te caches ! Comment tu dois galérer ici tout seul ?!
— Euh… oui...un peu…
— Prend ta putain d’veste mon pote et va donc poser ton cul dans la bagnole ! Ce soir, on t’embarque et c’est la fête ! Tout le monde est au bar !
Bien sûr, j’avais d’abord refusé, jusqu’à ce que je n’aie plus vraiment le choix. Ils m’emmenèrent.
Lorsque je suis entré dans le bar, toute la promotion était déjà là. En me voyant, tous se mirent à hurler mon prénom, à m’acclamer ou à siffler. La consigne était donc de rassembler tout le monde et j’étais le dernier. Je crois aussi que j’étais rouge et transpirant de honte. Il faisait tout à coup si chaud.
— Un verre pour notre ami Léo !
A nouveau des sifflets.
— Euh, non merci, je ne bois pas d’alcool. D’ailleurs, je ne le supporte pas bien...
L’un des mecs me martela d’une grande tape dans le dos, amicale.
— Avec toi mon pote, je sens bien qu’on n’va pas s’ennuyer ! T’es un marrant toi en vrai ?!
Euh, bah oui, un peu…
Il n’avait pas complètement tort. Pourtant mes yeux s’écarquillèrent lorsque j’aperçus l’énorme poubelle posée sur le comptoir du bar. Elle était emplie de punch et était réservée pour notre promotion.
Je ne savais même pas qu’un tel dispositif était possible dans un bar. Je bus assez rapidement mon premier verre. Je connaissais l’effet désinhibant que pouvait avoir l’alcool sur moi. Je l’attendais presque et comme à l’habitude, ma tête se mit à tourner aussitôt.
Un deuxième verre arriva. Il fallait encore trinquer. Plus mes nouveaux amis s’adressaient à moi et plus machinalement je rapprochais mon verre de mes lèvres. Il me donnait de l’assurance. Aussi, je finissais par ne plus rien comprendre dans ce vacarme. Je souriais, répondais au hasard, et comme bien souvent, étais d’accord sur presque tout. Et puis soudain, je perdis le contrôle de mon rire. Pour un rien, il s’emportait bruyamment. Il m’était alors impossible de le réprimer. J’étais complètement ridicule, mais rien que le fait d’y penser me faisait m’esclaffer de plus belle. J’assurais le spectacle tandis que les verres se succédèrent toute la nuit. Bientôt, je me mis à chanter accroché aux épaules de mes nouveaux amis de boisson. Il était question d’une belette et d’un renard. D’un loup aussi. J’avais beaucoup de mal à tenir debout, en équilibre, lorsque nous nous mîmes à danser, accrochés les uns aux autres par nos petits doigts. Décidemment, ces bretons me semblaient être fous.
Assez prudemment, Valérie s’était lentement approchée de moi. Elle dansait avec sa copine Gwenaëlle. Elles riaient à grands éclats. Elle irradiait. Je l’avais remarquée. Peut-être n’avais-je jamais croisé d’yeux d’un bleu si pur et aussi clairs. Ses cheveux étaient roux, flamboyants. Je l’avais déjà observée au premier rang de la classe. Elle était si discrète. Je crus comprendre ce soir-là que je lui plaisais un peu. Moi, je la trouvais jolie.
Je ne me souviens plus vraiment comment s’est terminée cette improbable soirée. Pourtant, quand je suis arrivé au lycée le lendemain matin, mal coiffé, le regard vitreux et même un peu en retard, et que je dus traverser l’interminable salle de cours pour enfin rejoindre le dernier rang et enfin accéder à ma place, je compris à cause des larges sourires que l’on m’adressait, qu’assurément, je n’étais pas passé inaperçu la nuit d’avant.
En fait, cette soirée n’allait être que le prélude de tant d’autres à venir. J’étais enfin prêt à me laisser glisser vers la déliquescence ou les dérives que me suggérait à présent toute ma peine à exister."




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