Katy

Date 16-05-2015 12:36:37 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Katy


Katy se rangea à côté de la pompe numéro trois puis arrêta le moteur. Elle sortit de la voiture, se servit en carburant avant d’aller au comptoir de la station-service. Un garçon grassouillet, visiblement occupé par son téléphone mobile, ne daigna pas lever les yeux.
— Je souhaiterais payer, s’il vous plait !
— Une minute, je termine.
— C’est ça votre sens du service client ?

La question ironique ne perturba pas outre-mesure le caissier. Katy s’approcha de la caisse, mesurant sa distance à l’employé, puis regarda à travers la vitrine pour évaluer le risque. Ils étaient seuls, à l’abri d’éventuels regards, au milieu de nulle part. Katy tapa du poing sur la tablette.
— Eh, l’abruti, c’est ma dernière relance !
— Je n’ai pas fini ma partie, répondit le bedonnant en levant les yeux pour la première fois.
— Je n’en ai rien à foutre. Votre job, c’est d’encaisser les clients. Pompe numéro trois !

Le caissier fixa Katy, d’abord d’un air agressif puis avec insistance. Il ne devait certainement pas voir beaucoup de belles femmes dans sa station-service perdue en pleine campagne.
— C’est malin ! Maintenant, je vais devoir repartir de zéro dans ce jeu.
— Et je devrais pleurer ?
— Vous pourriez être gentille avec moi.
— Je n’ai pas envie. Encaissez, que je puisse partir !
— Non !
— Quoi ?
— Excusez-vous d’abord !

Katy crut halluciner. Non seulement le caissier lui faisait perdre son temps mais en plus il jouait les gros bras, persuadé de son bon droit.
— Vous êtes sérieux ?
— Ai-je l’air de plaisanter ?
— Non, vous paraissez sûr de vous. Décidément les bouseux m’étonneront toujours.
— Pour qui tu te prends pétasse ? Ton tailleur chic, ta voiture de richard et ton petit cul ne valent rien ici.

Katy reconnut les signes avant-coureurs de la bavure. Le tutoiement précédait toujours les insultes, surtout quand une citadine éraflait la virilité d’un rat des champs. En temps normal, elle aurait laissé passer l’orage, courbé l’échine, invoqué la diplomatie pour régler le différent. Pas là.
— Je suis une cliente attendant à la caisse, devant un gras du bide plus occupé à faire joujou avec son téléphone portable qu’à enregistrer les règlements.
— Le problème, bébé, c’est que tu ne peux pas partir sans payer. Je viens de bloquer la porte.
— C’est ce que je demande depuis le début : payer. Pompe numéro trois.
— On n’en est plus là. D’abord tu vas devoir être gentille.

Katy comprit où le bedonnant voulait en venir. Comme beaucoup de ses pairs détenteurs d’une parcelle d’autorité sur un territoire famélique, il croyait user de son pouvoir pour obtenir des faveurs d’innocentes victimes.
— Je n’ai jamais été aussi patiente.
— Je ne parle pas de ça.
— Soyez plus clair !
— Ne me dis pas qu’une poupée de ton genre, habillée en bourgeoise de la ville, roulant dans une grosse cylindrée allemande, roulée comme un mannequin de haut vol, en est arrivée là sans jouer de son cul.

Le caissier joignit le geste à la parole, mimant ses attentes avec force sons et mimiques. Katy le regarda avec un écœurement non dissimulé.
— Je vois ! Si je résume, vous avez crevé votre poupée gonflable, à l’usure je suppose. Vous n’avez pas de rustine alors vous comptez sur moi pour vous prêter mon kit anti-crevaison. Avez-vous essayé avec un chewing-gum, il parait que ça marche ?
— On se marre avec toi, madame pif en l’air ! Tu sais très bien ce que je veux. Ne fais pas ta mijaurée.
— Et quid des éventuels clients ? Devront-ils attendre pendant que nous faisons ce que vous croyez obtenir ?
— J’appuie sur un bouton et hop, la station est fermée.
— Pas de collègue pour nous déranger ?
— Non, juste toi et moi, beauté. Le couple du siècle.
— Vous comptez faire ça en pleine boutique ? On pourrait nous voir.
— Il y a une salle de repos derrière, avec un lit pliant. On sera bien tous les deux, à faire des câlins. Tu vas aimer, ça te changera de ton vieux mac.

Katy sourit. Le caissier la prenait pour une femme entretenue, du genre décorative, entre la geisha japonaise et le mobilier suédois. Pas pédagogue pour un sou, elle décida de jouer selon ses règles.
— Vous me ferez cadeau du carburant ?
— Il faudra être très sage, ma chérie.
— Je suis la sagesse incarnée.
— On verra.
— C’est tout vu ! Vous effacez la transaction, fermez la station-service, éteignez la boutique et on va s’éclater dans votre garçonnière.
— Tu ne me donnes pas d’ordres, sale pute ! Je décide, tu exécutes.
— On n’est pas arrivé, alors.
— J’ai tout mon temps. Toi non.
— Quelqu’un va bien finir par arriver. Vous devrez lui ouvrir pour encaisser. Alors, je partirai. Il ne vous restera que les yeux pour pleurer, avec des regrets plein la tête. Au royaume des perdants vous serez le roi, tout ça par fierté. C’est trop bête de rater une occasion pareille.

Katy sentit les rouages grincer dans la cervelle du bedonnant. Son argument avait porté. Elle avait joué sur la tendance qu’avaient les harceleurs à se prendre pour des étalons, à s’imaginer en charmeurs de serpents, quand ils avaient un semblant de contrôle sur la situation.
— Tu es sérieuse ? Si j’éteins la station-service pour éloigner les curieux, efface ta dette et ferme la boutique, tu me suis dans la salle de repos pour s’éclater ensemble ?
— Je ne mens jamais. Croix de bois, croix de fer, si je mens je vais en Enfer.
— Putain, c’est bon ça. Je le sens bien, toi et moi à quatre pattes sur mon plumard.
— Des mots ! Agissez pour changer ! Je suis impatiente de connaître le Nirvana.

Les yeux du caissier s’illuminèrent, comme si le Père Noël avait déposé les cadeaux devant le sapin. Il appuya sur les boutons de la commande à distance puis invita Katy à le suivre dans son terrier. La jeune femme le regarda une dernière fois puis fouilla dans son sac à mains.
— Chose promise, chose due, vous allez vous éclater, dit-elle en lui logeant une balle de neuf millimètres entre les deux yeux.
Katy vida le tiroir-caisse, détruisit les indices de son passage dans la station-service puis reprit la route dans sa belle berline de luxe.




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