Léo " Monsieur Printemps"

Date 19-06-2015 10:38:08 | Catégorie : Nouvelles confirmées


"Un matin, monsieur Vincent, le directeur de l’institution m’invita à me rendre dans son bureau. Ce n’était pas son habitude de recevoir les éducateurs ainsi.
J’étais un peu inquiet.
— Installez-vous Léo, me dit-il. Voilà, en fait, si je vous ai convoqué aujourd’hui, c’est parce que j’ai beaucoup pensé à vous ces derniers temps. Vous sachant depuis peu marié, je me suis laissé dire que sans doute, dans les mois ou les années à venir, vous penseriez à fonder une famille…
Je trouvais son introduction originale, brutale et quelque peu intrusive. Je n’avais pourtant rien dit à propos des bébés à venir. J’avais pensé qu’il était encore un peu tôt.
— Aussi, compléta-t-il, j’ai considéré qu’il serait peut-être plus simple pour vous de ne plus travailler lors des soirées ou même, certaines nuits. Je devine qu’un jour ces horaires d’internat ne seront pas vraiment adaptés à votre future vie de famille.
— Euh… oui, avais-je bredouillé avec un léger sourire, mais aussi un soupçon de gène.
Où voulait-il en venir ? Je trouvais ses propos de plus en plus hasardeux. Pourtant, monsieur Vincent gardait au coin des lèvres son sourire habituel de curé bienveillant.
— Sans doute n’ignorez-vous pas que dans trois mois exactement, Monsieur Printemps partira à la retraite ?
J’avais acquiescé car je savais parfaitement qu’un poste serait bientôt vacant en journée, mais je ne m’étais même pas autorisé à le rêver pour moi.
Monsieur Printemps faisait figure de grand-père, gentil mais un peu bourru. Il proposait aux jeunes garçons dans son atelier des activités ayant trait à la peinture et à la fabrication de quelques objets en bois. Il dégageait tellement de calme et parfois même d’indolence, que les adolescents pourtant souvent très perturbés ne le chahutaient en définitive que très peu.
C’est alors que monsieur Vincent ajouta :
— J’ai pensé à vous Léo, pour reprendre le poste d’éducateur scolaire !
A n’en pas douter, il s’agissait en quelque sorte d’une promotion. Il me proposait de rejoindre l’équipe pédagogique et donc de travailler en me calant sur les horaires des enseignants. J’ai accepté le poste sur-le-champ, sans vraiment réfléchir.
Ainsi, trois mois avant que monsieur Printemps ne prenne sa retraite, je dus travailler à ses côtés, histoire que nous assurions ensemble la délicate transition. Elle ne fût pas simple.
Plus de trente-cinq années nous séparaient. Son atelier ressemblait à un musée.
Pour ma part, je n’avais aucun attrait pour les vieilles choses.
Monsieur Printemps, lui, conservait tout et disait constamment que chaque objet, plus tard, pourrait certainement servir à nouveau.
Je lui souriais traîtreusement en me disant à moi-même que dans quelques mois, les lieux seraient dépoussiérés, les placards vidés et la peinture refaite. En vérité, je peinais à me faire une petite place alors qu’il était encore présent. En conservant tout de cette manière, j’imaginais que le vieil homme cherchait à se rassurer sur la place qu’il avait pu tenir au sein de l’institution durant toutes ces années. C’était un peu de ses souvenirs, comme des morceaux de lui qu’il me laissait, parfois dissimulés, dans le fond des tiroirs. Il cherchait à me transmettre quelque chose de sa pratique professionnelle et en semblait heureux. Je la trouvais désuète et n’en voulais pas.
Sans doute étais-je un peu présomptueux, ou tout simplement encore jeune ?
Je savais qu’après son départ, je travaillerai à ma manière et surtout que je donnerai tout de moi pour réussir. J’avais comme une envie de balayer le passé et d’investir personnellement l’atelier. Je ne voulais que saisir pleinement cette chance qui m’était donnée.
Monsieur Printemps avait passé presque toute sa carrière professionnelle auprès de ces gamins. Je tentais de garder à l’esprit qu’à une certaine époque sans doute, il avait tant représenté pour eux. Demain pourtant, il ne serait plus là, presque plus rien.
Je comprenais sa joie de partir enfin, et malgré tout, son déchirement. J’avais veillais à ne pas le bousculer ou même le décevoir.
A dire vrai, le vieil homme n’était plus du tout dans le coup, mais il semblait être le seul à ne pas le savoir. Je m’étais bien gardé de le lui dire.
Les adolescents que nous devions accueillir étaient souvent les plus torturés. En effet, nous tentions de reconquérir ceux qui étaient en crise et pour qui, être en classe, relevait de l’impossible et de l’insupportable. Avant de commencer un quelconque travail en atelier, il fallait d’abord prendre le temps de les rassurer et de les calmer.
Souvent, ils étaient en colère contre l’école, d’autres adultes, et bientôt, contre le monde entier. Il n’était jamais facile d’endiguer tous ces troubles, et chaque situation se voulait singulière. Je pensais que l’expérience pouvait être un secours non négligeable en matière d’éducation spéciale, mais très vite, je compris qu’elle trouvait ses limites. Un certain savoir-être m’était parfois plus bénéfique.
J’ai très tôt apprécié mon nouveau travail.
Quelques mois plus tard, par un heureux concours de circonstance, j’ai pu redonner vie au sein de l’institution à une petite ferme pédagogique.
Avec les jeunes, nous l’avions rebaptisé « Le zoo ». Je n’avais aucune connaissance particulière dans le domaine des animaux, mais ce défit me tenait particulièrement à cœur. Au bout de quelques semaines et au prix d’un investissement personnel considérable, j’ai pu observer l’intérêt évident que portaient certains jeunes aux habitants de notre petit zoo. Il y avait des chèvres, des volailles, des lapins, des cochons d’Inde et même deux énormes cochons vietnamiens. J’ai rapidement compris que ce petit espace animalier permettait aux jeunes de construire des relations saines et heureuses avec les animaux. Ils semblaient s’apaiser.
Eux qui avant tout souffraient le plus souvent de difficultés relationnelles, réalisaient doucement, grâce à la présence de leurs nouveaux compagnons, d’énormes progrès, qu’ils apprenaient à transposer peu à peu dans leurs relations aux autres.
Sans doute ai-je vécu auprès de ces jeunes, au contact des animaux, l’une de mes plus belles expériences professionnelles…

•••

C’est au cœur de l’hiver que le jour de notre déménagement est advenu. Sophie était encore régulièrement malade. La grossesse l’épuisait et bien sûr, j’étais impuissant.
Les quelques mois qui suivirent je me suis beaucoup investi dans l’aménagement intérieur, puis extérieur de notre maison. Du papier peint et un jardin.
Enfin, le ventre de Sophie s’arrondissait. Elle commençait même à retrouver quelques forces. En attendant l’arrivée des bébés, notre vie était idéalement sereine.
Notre petite chienne, Orchis, n’était jamais très loin de Sophie et semblait déjà comprendre que nos existences, bientôt, seraient totalement bouleversées. Sur le canapé, elle venait se coucher contre sa maîtresse, et, de temps à autres, de ses yeux doux, elle contemplait ce ventre qui n’en finissait plus de s’imposer. Moi, aussi, je regardais ou touchais ce ventre avec tendresse, mais aussi circonspection. J’étais évidemment heureux, mais je passais encore secrètement beaucoup de temps à me torturer. Et si je n’arrivais pas à aimer mes propres enfants ? Et si eux, ne parvenaient pas à m’aimer ? Et si, la rencontre que j’attendais tant, entre un père et ses enfants ne se produisait pas ? En silence, ces pensées me faisaient terriblement mal. Rongé par la honte, je crois que je n’osais en parler à personne. Ces questions étaient-elles normales ou habituelles ? D’autres futurs parents venaient-ils à se les poser parfois ?
Je restais sans réponse.
Un soir d’avril, alors que nous étions en voiture, de retour d’un dimanche passé chez mes parents, Sophie vint subitement à se plaindre de vives douleurs au niveau du bas ventre. Des contractions. Déjà.
Comment cela pouvait-il être possible ? Elle entamait à peine son cinquième mois de grossesse. Les deux petites filles que nous attendions ne pesaient encore à peine qu’un modeste kilo chacune.
Comme incapable d’appréhender le véritable danger qui menaçait notre famille en devenir, à aucun moment, nous n’envisageâmes réellement d’appeler des secours.
J’ai alors conduis le plus lentement possible, tremblant et en sueur, durant les trente derniers kilomètres qu’il nous restait à parcourir. Je crois qu’ensemble, nous avons vécu l’une des plus grandes frayeurs de notre vie.
Heureusement, de retour à la maison, et après quelques heures de repos, tout est progressivement rentré dans l’ordre.
Lorsque le mois de juillet est arrivé, l’été de cette année 2003 s’annonçait anormalement chaud. Sophie ne savait plus où et comment se positionner pour supporter les températures devenues caniculaires.
Ce soir du 09 juillet, nous nous étions couchés, mais n’avions pas tout de suite trouvé le sommeil. Au cœur de la nuit chaude, Sophie se réveilla.
Une poche amniotique s’était rompue.
Je n’imaginais pas en partant de Lyons-la-Forêt qu’il fût possible de rejoindre la clinique Mathilde de Rouen en un laps de temps aussi court.
Etait-ce une nuit de pleine lune ? En tout cas, d’autres avaient eu l’idée de se rendre à la clinique. Un peu de temps fût nécessaire pour que Sophie soit prise en charge. Une éternité. Je devenais fou.
Après quelques heures d’attente, le verdict tomba. Sophie allait être contrainte de rester à l’hôpital, immobilisée. Elle allait bénéficier d’une injection de corticoïdes pour retarder et même empêcher l’accouchement. Cette injection allait aussi permettre d’accroître la maturité pulmonaire de nos bébés et de limiter des complications liées à une prématurité, devenue maintenant évidente. Il fut aussi question d’un traitement anti-contractions, mais aussi d’antibiotiques.
Je n’avais pas tout compris de ce charabia médical que m’avait jeté sans doute une infirmière, mais j’avais saisis l’essentiel. L’accouchement n’était pas prévu pour aujourd’hui. Après cinq heures de veilles et d’anxiétés, je fus invité par l’équipe médicale à rentrer chez moi, seul. J’étais entièrement rassuré. Sophie était entre de bonnes mains et les bébés aussi. Je reviendrais la voir dans l’après-midi.
Il devait-être à peine neuf heures du matin quand je suis rentré chez nous. Il n’était pas question de dormir. J’étais encore trop énervé. Pour me détendre un peu, je me suis rendu dans mon potager et c’est alors que j’ai cueilli ma toute première récolte de haricots verts de l’année. Les premiers fruits de notre terre.
Au moment où je suis rentré dans la maison, encore fraîche, pour déposer ma cueillette, le téléphone sonna. Je décrochai.
— Monsieur, votre femme vient tout juste, en urgence, d’être transférée au C.H.U… Nous vous invitons à venir la rejoindre au plus vite…
A présent, je savais très précisément le temps qu’il me faudrait pour regagner Rouen..."




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