Poupée de lumière

Date 23-08-2015 14:56:39 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Poupée de lumière


Arlequinstein marchait dans les rues de la ville, au milieu des badauds et des touristes. Il découvrait pour la première fois le monde libre, loin du laboratoire et des expériences. Le cœur léger, une sensation nouvelle, il avançait sereinement, sans la crainte de mal faire ou de répondre à côté.

Les vitrines brillaient de mille feux. Une jeune et grande femme arrangeait les mannequins de plastique, derrière la vitre de verre. Arlequinstein s’arrêta, fasciné par le spectacle. Il la regarda assembler des morceaux de tissu sur des formes humaines, manipuler les bras et les têtes de poupées gigantesques, transformer de la matière brute en décor somptueux.

Soudain, la jeune femme s’aperçut de sa présence. Elle se retourna et lui adressa un sourire. Arlequinstein lui répondit de son mieux, pas encore habitué à jouer des zygomatiques. Le résultat dépassa ses espérances : son interlocutrice muette éclata de rire. Arlequinstein ressentit une chaleur au plus profond de sa poitrine, comme si un feu intérieur venait de naître dans ses poumons et s’étendait au reste de ses entrailles. Il rit à son tour, étonné d’accomplir un tel exploit. La jeune femme leva la main et bougea les doigts, l’invitant à la rejoindre dans son univers costumé. Arlequinstein imita son geste puis se dirigea vers la porte d’entrée.

Une fois à l’intérieur du grand magasin, Arlequinstein retrouva la jeune femme derrière la vitrine. Elle lui parut encore plus belle : fine comme une ballerine, son teint pale tranchait avec le noir corbeau de ses cheveux et de ses yeux. Sa tenue bleue lui donnait un air céleste.
— Vous êtes la fille de la Lune et du Ciel, lui dit Arlequinstein.
— Et vous un fils de l’arc-en-ciel, paré de ses habits de lumière, répondit elle.
— Je m’appelle Arlequinstein.
— Moi, c’est Colombine. Que faites-vous de beau aujourd’hui, Arlequinstein ?
— Je découvre le monde du dehors.
— Vous habitez dedans ?
— Encore plus que vous ne pourriez l’imaginer.
— C’est pourquoi votre sourire est si triste ?
— Je n’ai pas beaucoup d’occasions de sourire.
— Pourtant, vous avez ri. C’est un bon début.

Arlequinstein scruta Colombine. Visiblement, elle ne se méfiait pas de lui, ne le considérait pas en menace. Il ne voulut pas la décevoir en lui racontant son existence au laboratoire, sa naissance chaotique dans les tubes à essais du vieux professeur Glouque. Pour cette innocente raison, et aussi par pudeur, il conserva son secret bien caché dans sa poche cérébrale, son seul jardin personnel inaccessible aux scanners et autres électroencéphalogrammes.

Devant tant de mystères, Colombine décida de changer de sujet. Elle prit les devants et la main de son nouvel admirateur.
— Savez-vous comment se fabrique un costume, Arlequinstein ?
— Vaguement.
— Et voulez vous dépasser les vagues, plonger dans l’océan des couturières, découvrir l’autre côté du miroir ?
— J’en serai ravi, Colombine.
— Suivez-moi, mon ami. Nous allons rentrer dans le saint des saints, le royaume immergé des fourmis à aiguilles, des reines de la piqure et du point de croix.
— Puis-je garder votre main dans la mienne ?
— Non seulement vous pouvez mais c’est la condition essentielle, le sésame primordial à l’entrée.

Colombine sembla s’envoler. Arlequinstein se retrouva dans une vaste pièce où mouvement rimait avec précision, sous l’impulsion de nombreuses femmes habillées de bleu. Il vit des morceaux de tissu changer de forme, des couleurs se dessiner au gré de magiciennes anonymes, le tout au rythme des machines à coudre et des coups de ciseaux.

Arlequinstein regarda de nouveau Colombine. La belle s’illuminait à son tour, devenait un arc-en-ciel multicolore au sein d’un univers de fils et de coutures. Sa chevelure brune prenait vie, un corail merveilleux en pleine mer de couleurs. Arlequinstein sentit son cœur battre très fort dans sa cage thoracique. Le feu intérieur continua à brûler ses entrailles. Il se sentit bizarre, vivant, humain. Sa main fondait entre les doigts de Colombine. Son costume brillait de tons chauds et passionnés, comme une parure de carnaval. Arlequinstein sourit de nouveau.

Colombine l’emmena dans une autre salle, un endroit peuplé de mannequins incomplets. Arlequinstein ressentit la peur, celle de se retrouver confronté à sa propre nature de créature livrée à l’imagination d’un esprit perturbé. Colombine s’en aperçut.
— De quoi avez-vous peur, mon ami aux mille couleurs ?
— De moi-même.
— Vous êtes en sécurité ici, avec moi, votre main dans la mienne.
— Je suis comme ces mannequins : pas fini, chimérique même.
— Ce sont des objets de plastique, conçus pour porter des vêtements éphémères, destinés à trôner derrière des vitrines pour le plaisir des yeux. Ils ne peuvent donc jamais être finis. Leur existence suit le cycle des modes, des saisons, des promotions.

Colombine pressa les doigts de son nouveau compagnon. A ce moment précis, elle sentit l’immense vide d’une âme perdue dans un monde trop grand. Arlequinstein tenta un sourire mais accoucha d’un rictus informe. Ses yeux se mouillèrent et son costume perdit de sa superbe. La lumière déclina progressivement, l’obscurité remplit l’espace de tristesse.

« Nous avons le temps, mon ami » souffla doucement Colombine à l’oreille d’Arlequinstein. La jeune femme plongea son regard dans celui d’Arlequinstein. Elle assista à un spectacle inhumain où des hommes en blanc découpaient des cadavres humains, les assemblaient avec précision et les inondaient d’ondes froides. De ce film insensé, Colombine vit émerger la silhouette nue d’Arlequinstein, un nourrisson artificiel jeté au milieu des adultes sans avoir jamais rien demandé. Elle comprit tout à coup le silence de son nouvel ami, sa peur à la vue des mannequins désassemblés et son sourire triste. Colombine enlaça Arlequinstein. « Allons à la lumière maintenant » lui dit-elle. Arlequinstein reprit des couleurs, Colombine se para d’un bleu inédit et le couple sortit dans la rue au milieu des passants anonymes.




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