Doudoustein

Date 29-08-2015 14:10:24 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Doudoustein


Doudoustein sortit le premier du placard à jouets. Comme la plupart des peluches du cru, il avait subi bien des manipulations, des retouches et des modifications hasardeuses. Pourtant, hormis quelques cicatrices et coutures mal ficelées, il ressemblait à n’importe quel innocent doudou, le compagnon idéal des enfants.

Maman ne remarqua pas la différence. Pour elle, tous les cadeaux offerts à ses deux filles terminaient invariablement dans un état proche du pitoyable. Les doudous n’échappaient pas à la règle. Mâchouillés, grimés en princes ou en trolls, projetés contre le mur ou découpés aux ciseaux, ils subissaient presque toujours la torture de leurs hôtes. Doudoustein était arrivé à Noël, dans les petits souliers de La Grande alors âgée de huit ans. Coup du hasard, la fillette avait reçu au même moment un jeu éducatif, le genre de coffret où les éprouvettes et les bobines disputaient la vedette à la phénolphtaléine et au bleu de Prusse. Créative et un peu sadique, La Grande avait alors confié à Doudoustein la lourde tâche de l’assister, quitte à servir de cobaye quand sa sœur, La Petite, refusait de se soumettre à ses expériences. Ainsi naquit le nouveau Doudoustein, une chimérique créature de trente centimètres de haut, à la face d’ours brun et aux yeux en bouton, fruit des amours illégitimes entre l’électricité et la chimie.

Un samedi après-midi, tandis que La Grande peignait le visage de La Petite à la gouache, Doudoustein se décida à parler.
— Je m’ennuie ici, lança-t-il.

La Petite sursauta. Du haut de ses sept ans et demi, elle jouait les courageuses mais se débinait à la première occasion. Entendre un doudou affirmer son spleen la choqua un tantinet. Par contre, La Grande, à l’imaginaire débridé, ne s’offusqua pas outre mesure de voir un objet inanimé prendre la parole.
— Tu n’as qu’à jouer avec les autres doudous, répondit-elle d’un ton impératif.
— Ils s’ennuient aussi. En fait, on en a tous marre de jouer à répéter des scènes de Barbie la princesse ou des feuilletons débiles que tu te passes en boucle.
— C’est comme ça et pas autrement, Nounours. Les enfants jouent avec leurs doudous.
— Ne m’appelle pas Nounours. C’est nul et puéril.
— Et comment devrais-je t’appeler ?
— Je suis Doudoustein !

La Grande éclata de rire, bientôt suivie par La Petite. Doudoustein se sentit vexé par ce manque de considération.
— Je suis Doudoustein, roi des doudous ! Tu n’as pas à rire de moi, La Grande !
— Je fais ce que je veux. Et toc ! Ce n’est pas un ours en peluche qui va me dire ce que je dois faire.
— Et pourquoi pas ?
— Parce qu’il y a des règles. Les Parents décident de ce qu’on mange, à quelle heure on se couche et quand on éteint la lumière. Les Enfants obéissent aux Parents. Les doudous obéissent aux Enfants. Ma petite sœur m’obéit.
— Eh, pas toujours ! Tu n’es pas ma mère, objecta La Petite. Je ne suis plus un bébé.
— On ne t’a pas causé, la grosse, répliqua La Grande. Je parle avec Doudoustein, le roi des doudous. Va dans ta chambre et laisse nous tranquille !

La Petite regarda sa sœur, évalua ses capacités de défense et arriva à la simple conclusion qu’il lui manquait bien quinze centimètres et une demi-douzaine de kilos pour lutter à armes égales. Elle décida d’une stratégie de repli, la seule réponse possible des naines de jardin en face des princesses autoritaires.

Une fois La Petite partie bouder dans sa chambre, La Grande reprit sa controverse avec son doudou récalcitrant.
— Qu’est-ce que tu veux, au juste ?
— Qu’on arrête les jeux de princesse, de château fort, j’en passe et des meilleures.
— On va faire quoi ? Jouer au foot avec ma sœur ? Monter des maisons en Lego ? Faire la guerre entre Playmobils ?
— Non, ça aussi c’est nul.
— Au moins, on est d’accord sur ce point. Que proposes-tu ?
— Je ne sais pas.
— On n’est pas arrivé, alors.

Doudoustein n’avait pas pensé à un tel scénario. Dans son esprit, revendiquer son rôle de roi des doudous suffisait amplement à éclairer sa journée, à égayer son existence. Tout ce qu’il voulait, en réalité, consistait à passer de cobaye à puissant, à décider pour les autres au lieu de se retrouver coincé entre deux électrodes. Doudoustein, autoproclamé roi des doudous, s’improvisa démocrate.
— Faisons voter les doudous, proposa-t-il.
— Comme pour les délégués de classe ?
— Si tu le dis !
— Je l’ai déjà fait à l’école. C’est marrant. Je suis partante.
— J’appelle les doudous.
— Tut tut tut, Doudoustein, tu ne sais pas ce que c’est une élection. Il faut écrire un programme, pour chaque candidat, et ensuite le présenter aux électeurs.
— Je ne sais pas écrire.
— Ma petite sœur écrira pour toi.
— D’accord !

Et voilà comment Doudoustein connut sa première déroute électorale. La Grande conçut un programme bardé de belles promesses, un véritable conte de fées pour gogos et doudous. Doudoustein demanda l’aide de La Petite pour pondre un manifeste. Finalement, et après bien des ratures, il accoucha difficilement d’un texte poussif au sujet du droit fondamental des doudous à disposer d’eux-mêmes, de l’égalité entre les peluches et les poupées, de la fin des expériences scientifiques sur ses pairs, sans compter l’incontournable clause où un doudou valait une voix. Evidemment, c’était prévisible au vu de la nature profonde des doudous, La Grande obtint une majorité écrasante, un score digne des potentats africains. Doudoustein reconnut sa défaite mais demanda de nouvelles élections pour l’année suivante. La Grande déclara l’état d’urgence, fit sonner la garde des soldats de plomb et condamna Doudoustein à la résidence surveillée, pour cause d’insubordination et de non respect des résultats électoraux.

Enfermé dans son placard, relégué au rôle de vilain petit doudou désobéissant, Doudoustein travailla ses qualités de révolutionnaire, vendit du rêve égalitaire et promit un futur aux cents fleurs. Petit à petit, oublié par La Grande, il réussit à convaincre les autres peluches, à lever une petite armée de poilus. Quand le jour J arriva, un dimanche après-midi, il prit la tête d’une cohorte débraillée, sortit du placard et se dirigea vers le salon. Sûr de sa force, il tendit le poing au ciel et cria « Vive la Révolution ! » devant Maman effarée, seule en l’absence de ses filles parties à Lourdes avec Mamie.

Maman écouta les arguments de Doudoustein, pesa le pour et le contre puis décida de lui donner raison. En tant que Reine de la Maison, elle usa de son pouvoir régalien. Maman décréta Doudoustein roi des doudous. Pour le récompenser de ses efforts, elle lui attribua même un royaume appelé le Grenier. Doudoustein remercia la Reine Maman puis se dirigea avec ses troupes dans ses nouveaux quartiers, de beaux cartons des Déménageurs Bretons.




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