Atonal

Date 13-09-2015 19:55:05 | Catégorie : Nouvelles confirmées


En l'honneur d'Arnold Schönberg et de son Pierrot Lunaire.
Merci à Loriane d'avoir consacré sa plume à ce formidable compositeur.


Atonal


Sol descendit de son piédestal, bientôt rejoint par ses sœurs Ut et Fa. Le monde ne serait plus jamais celui qu’elle avait connu, avec son ordre presque mathématique, sa logique quasi parfaite et ses vieilles règles, inscrites dans le marbre depuis trop longtemps.

« Peut-être était-il temps de changer de dimension » pensa Sol, entre deux croches et un silence. La portée devenait surchargée, les cordes se disputaient avec les vents, les voix avec les percussions. Ut elle-même n’assumait plus sa double identité, se battait avec La pour conserver le titre de première de la classe, de référence absolue. Les gardiens du temple classique posaient des bémols et des dièses, les doublaient quelques fois, mais jamais ne tentaient d’imaginer un autre univers que leur sacro-saint carré aux angles castrateurs. En arrondir les contours n’apportait rien de nouveau à leur conception rétrécie, toujours conservatrice, sans risque et sans folie, comme si tenter une autre perception apporterait le chaos et la désolation, même si c’était pour inventer des ronds, une autre figure géométrique et encore limitée.

Et puis Arnold était arrivé, bientôt suivi de sa cohorte de fidèles, de jeunes inconscients venus de la mythique Vienne, de l’Est de l’Europe et même de la Russie soviétique. Il avait imposé son Pierrot descendu de la Lune, un scandale à l’époque, contre vents et marées, une pure agression pour des oreilles façonnées par des années d’harmoniques propres sur elles.

Sol avait adoré. Ut et Fa s’étaient laissé charmer par cette poésie sans pareille, un pur cri dans la nuit. Les bourgeois avaient hurlé au scandale, invoquant des siècles de pieux conformisme, de principes confortables et d’orthodoxie musicale. Le ver s’était planté dans le fruit, d’abord avec les bois, si longtemps oubliés, puis par les cordes, lassées de tourner en boucle la même mécanique stérile. Ce ver s’était mué en magnifique papillon aux mille couleurs, un sacre du printemps. Le chant des oiseaux était devenu à son tour musical, des forêts brésiliennes aux sources du fleuve Amazone. La nature avait repris ses droits, réinventé le son, brisé les codes artificiels et rendu aux tympans ce qui leur revenait de droit, un goût d’authenticité.

Pour cette raison et des milliers d’autres, Sol se sentait désormais libre. Elle ne luttait plus avec Ut ou Fa, dans un concours de clés conçues pour d’illusoires portes. Avec ses sept sœurs, et même ses cousines éloignées, celles des contrées orientales, Sol retrouvait le plaisir de chanter l’Amour ou la Mort, dans une nuit éclairée par d’innombrables lucioles. Sol s’affichait japonaise, indienne ou africaine, par delà les montagnes de l’Oural ou l’Océan Pacifique.

« Et si nous oublions les carrés et les ronds, que deviendra le monde ? » se demanda soudain Sol, enivrée par un délire esthétique, saoule de sa nouvelle liberté. Les oiseaux répondirent, dans leur infinie sagesse héritée du temps où la Terre crachait ses premières larmes de feu, que voler dans les cieux leur avait apporté la fin de l’univers plat, de l’horizon limité aux collines environnantes. Sol les écouta célébrer les quatre saisons, le vol du bourdon et la mer, de mille et une façons. Sol regarda la portée, une dernière fois, puis partit à l’aventure, dans des contrées inconnues, comme Arnold autrefois, loin des oreilles carrées où jamais ne rentraient de mélodies rondes.





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