Une vie de gaucher.

Date 23-06-2012 23:30:00 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Savez-vous ce qu'est un ' gaucher contrarié ' ?
J'en suis un. Si la nature a voulu que je sois un gaucher, la société, celle de ma jeunesse, pensait que c'était là une tare dont il fallait absolument me débarrasser, sous peine d'être différent de ceux qui ne l'étaient pas, gauchers. C'était un des critères déterminant l'accés à la vie sociale.
Si ma mère n'a jamais fait cas de cette petite différence, si ce n'était, parfois, en parlant de ma 'patte gauche' lorsque le sujet était abordé, tous ceux sur qui, dans ma cité, reposait le salut de la société s'y intéressèrent vivement.
Cela commença durant ma dernière année de maternelle.
Je vous situe l'endroit. Ma cité de baraques, isolée sur un plateau du pays de Caux, loin de tout, n'avait pas encore d'école. Mes deux soeurs et moi allions dans une école, dans un petit hameau situé à 4kms. On ne pouvait y parvenir qu'en traversant une forêt sombre et inquiètante dont le chemin qui la traversait devenait un bourbier après les pluies. Je ferais mieux de vous dire que je ne me souviens pas l'avoir vu à sec.
Mes soeurs me déposaient à la petite école maternelle et partaient vers leur communale.
C'est dans cette maternelle que la maitresse commençait à nous donner des rudiments d'écriture en nous faisant écrire notre nom sur une ardoise.
Mon cauchemar de gaucher démarra.
Mes premières vélléïtés pour me servir de ma patte gauche furent interrompues avec horreur ! je devais é-cri-re - de - la - main - droi-te ! !
Hélas, des huit lettres formant mon nom, je ne réussissais qu'à en faire rentrer trois, sur mon ardoise.
Déjà que je venais de l'endroit maudit, là-haut, sur le plateau, si, en plus, je faisais preuve de mauvais esprit, il devenait nécessaire de briser dans l'oeuf toutes mes méchantes tendances.
C'est ainsi qu'un soir d'hiver, alors que la nuit était en train de tomber, mes deux soeurs m'ont attendu dehors, dans le froid, pendant que je purgeais ma retenue durant laquelle une maitresse, attentive aux premiers pas de mon entrée dans la civilisation, s'efforçait, avec courage et abnégation , de m'enseigner les rudiments des belles lettres, mais de la main droite uniquement.
Après notre retour à la maison, la nuit tombée, à travers un bois plus inquiètant que jamais, tous les trois en larmes, maman décida qu'il était préférable d'attendre l' année suivante, en ce qui me concernait. Notre école était en fabrication et j'ai attendu jusqu'au 2 octobre de l'année suivante.Je garde un merveilleux souvenir de cette année de liberté, dans les près et les champs de blé.

Dès ma rentrée en 'grande école ', le problème resta le même : j'étais, bien évidemment, toujours gaucher.
La très gentille maîtresse qui fut chargée de mon éducation n'avait pas une opinion différente sur la bonne main devant écrire : On devait être droitier ou...ou rien du tout ! on devait être droitier, un point c'est tout .
C'est pourtant vrai qu'elle était gentille, cette maîtresse. Calme, douce, patiente, dévouée. Quel méchant destin lui avait envoyé un gaucher entêté dans sa classe ! Je suis persuadé qu'elle a beaucoup souffert de l'obligation qui lui était imposée de me remettre dans le droit chemin. Combien d'heures a t'elle passé, debout devant mon pupitre, la baguette d'osier à la main, afin de me cingler ma patte gauche chaque fois que, changeant automatiquement de main pour tremper ma plume dans l'encrier, ma main gauche repartait toute seule vers ma ligne d'écriture.Je rentrais à la maison, la main violacée et striée de la marque de la badine. Il ne me serait pas venu à l'esprit de me plaindre, très conscient que j'étais d'être la marque d'une attention allant au mieux de mes intérèts.

Je peux vous annoncer une bonne nouvelle ! : aujourd'hui, je suis un véritable gaucher qui écrit de la main droite ! c'est pas une belle victoire sur l'adversité, ça ? C'est vrai que, à côté de cela, personne ne s'est formalisé du fait que j'ai continué à manger avec la main gauche, puis à utiliser mes outils de la main gauche . Quoi que....
Il a du y avoir quelque chose qui m'a perturbé, au départ. Souvent, par la suite, et aujourd'hui encore, d'ailleurs, je me surprend parfois, en plein travail, à m'arrêter, le geste en suspens, indécis et mal à l'aise. J'ai mon marteau suspendu au dessus de ma tête et je suis en train de me demander si je le tiens bien de la bonne main. Parce que, dans ces cas-là, je m'aperçois que je peux m'en servir aussi adroitement d'une main que de l'autre, mais qu'il y a une question de principe qui me dérange. Si je me sers de la main droite, je continue un moment, sans conviction,puis je fais passer le marteau dans ma main gauche pour cesser de penser à ça.
Ce flou dans l'utilisation de mes mains m'a d'ailleurs côuté cher, au sens propre du mot. Ayant été amputé d'une phalange de la main gauche, à l'occasion d'un accident du travail, j'avais demandé à ce que le faible taux de la pension qui m'avait été attribuée soit reconsidéré, compte tenu du fait que, gaucher, j'étais handicapé pour l'utilisation de mes outils. Ce qui était exact la plus grande partie du temps.Ce fut en remplissant des formulaires en présence d'une commission , à laquelle prenait part mon médecin, que quelqu'un me fit remarquer que, pour un gaucher, j'écrivais parfaitement bien de la main droite ! ...Demande refusée.....

Puisque les hasards de l'écriture m'ont fait passé par mon ancienne école, j'aimerais en profiter por vous faire partager les souvenirs des quelques rudiments de base qui étaient nécessaires et indipensables, à cet époque, pour élever convenablement les fortes têtes, voire même ceux qui auraient pu être susceptibles de le devenir sans ces mesures bienfaisantes.
Après ma maîtresse à la badine qui pratiquait une discipline soft, je suis passé dans la classe de mon premier maître. C'est avec lui que j'ai appris ce que voulait dire ' sanctions ' . Oh la vache ! Excusez-moi, mais c'est le mot le plus atténué que je puisse lui trouver. En bottes et culottes de cheval, cheveux en brosse et rictus permanent, il cadrait particulièrement bien avec les descriptions des SS dont le souvenir était tout frais, à cette époque.
Ah on l'avait affecté à un poste dans un secteur difficile ( sur le seul critère de la vétusté des lieux ) . On allait voir ce qu'on allait voir !
Et on a vu...
Ses gifles, pour lesquelles il prenait beaucoup d'élan, était souvent à poing presque fermé. Les heures agenouillé sur une règle, la station penchée qu'il fallait adopter, avec le bon angle, pour le formidable coup de pied au fesse qui tardait toujours à arriver, mais qui arrivait toujours.
Et puis il y avait les sévices distractions, ceux qui étaient censés nous amuser et pour lesquels nous éclations d'un rire de soumission.Le coup du tableau tournant avait beaucoup de succés: L'âne qui en faisait les frais devait s'agenouiller derrière le tableau. Là, notre bien-aimé maître faisait semblant de s'en désintéresser et continuait sa leçon en marchant de long en large devant le tableau. Puisque nous avions la chance de ne pas nous trouver derrière ce tableau, nous n'avions qu'à attendre le bon vouloir du maître. Il ne pouvait jamais attendre bien longtemps. En marchant, il saisissait un bord du tableau et le lançait violemment en rotation .Le pénitent qui allait s'écraser le nez contre le mur entendait alors l'éclat de rire général, en l'honneur de notre maître si drôle.
Il y avait aussi ' le coup de la porte '. Celui-là, il le faisait plus rarement, sans doute parce qu'il nécessitait le développement d'un effort physique dont notre bon maître était avare. Il consistait, tout simplement, à prendre un fautif par le collet et le fond de culotte, de le soulever, de lui faire faire deux ou trois mouvements de balancier et de le projeter violemment contre la porte en bois de l'entrée. Succés d'autant plus garanti que la représentation était rare. La minute d"apologie de cette scène, celle dont nous nous sommes délectés bien souvent en nous la remémorant , a été la fois où, surement en état de grâce ce jour-là, le lancer du maître fut si réussi que sa pauvre victime se retrouva, ayant traversé la porte, avec le torse dans le couloir et les fesses en classe.
Je peux vous assurer que tous les autres maîtres ou professeurs que j'ai pu avoir par la suite, n'étaient que des galopins à côté de ce tortionnaire-là.
Jusqu'au jour où un jeune professeur, s'apprètant à me mettre une taloche , est resté la main levée après que je l'ai informé que, s'il s'en servait, je me verrais dans l'obligation de lui casser la gueule. Je venais de décider de mettre en application les conseils de mon père.








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