Les fantômes du passé

Date 15-10-2015 20:01:48 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Les fantômes du passé


Je regarde par la fenêtre. Nulle part où aller. La ville est vide sans Marnie. Déménager ne changera rien. Mes fantômes me poursuivront toujours, ici, à Londres ou à Berlin.

La nuit rend le spectacle magique. Les lumières, les fenêtres éclairées et les phares des voitures brillent en autant de signes, de symboles d'une vie intense et variée. Je sais pourquoi j'aime Paris.
Dès que le soleil se couche, la crasse, la vulgarité et l'insolence laissent place au romantisme et à l'éternité de ce musée habité par des millions d'aveugles.

Marnie l'avait bien compris. Elle me sentait attiré par les monuments historiques, un passé prestigieux et les grandes avenues parisiennes. Je lui racontais ainsi la mort de ce poète, les amours de cette chanteuse ou les intrigues royales, à l'aide des bâtiments, des sculptures et des parcs où tout s'était déroulé, à une lointaine époque désormais figée dans la pierre.
— Paris ressemble à une église, m'avait-elle dit, un soir d'été.
— Les curés en moins, rassure-moi.
— Ils sont là aussi. Tu en es un bon spécimen. Des troupeaux de fidèles parcourent les travées, sans savoir exactement pourquoi. Ils regardent les vitraux, les ornements religieux et les objets sacrés, toutes les marques d'un autre temps, quand la France adulait son roi et fouettait ses pauvres.
— En quoi suis-je un de ces curés ?
— Tu célèbres avec déférence un office permanent, pour un mythe dépassé.
— N'est-ce pas mieux ainsi ? Nous avons beaucoup à apprendre de nos ancêtres, dans cette histoire révolue où mon pays inspirait les artistes et attirait les mécènes.
— Je le sais. Chez moi, dans la puissante et fière Amérique, nous vénérons le dieu Réussite, la déesse Richesse et leur cour parée d'artifices. Je suis venue à Paris pour vivre autrement.

Marnie était vraiment différente. Elle n'essayait pas de me caser dans un rôle établi à l'avance, ou de changer mes manières. Je l'écoutais parfois me parler de son ancienne vie américaine, des inégalités entre les riches et les anonymes, des armes mortelles en vente libre et du président à la Bible sur le cœur, les symboles d'une nation jeune et dissipée, vierge d'un passé avouable.
— Les États-Unis sont une autre planète, lui avais-je déclaré un dimanche matin.
— Avec beaucoup de satellites, des petits et des grands.
— Ils gravitent autour de ce monde géant. Leurs habitants sont écrasés par des slogans déguisés en dogme, au nom du Tout-Puissant Dollar et du Temple de Wall-Street.
— Sommes nous si différents de vous ?
— Les Américains s'imaginent au centre de l'Univers et se voient investis d'une mission divine.
— N'est-ce pas un mal humain ? Nous n'avons pas fait mieux que nos pères fondateurs, les Anglais, les Français, les Russes et les Prussiens, partis de leur continent déchiré par les guerres.
— Je te l'accorde. Depuis, de l'eau a coulé sous les ponts et nul parent ne souhaite voir sa progéniture répéter ses erreurs. Je vis à Paris pour ne pas revenir en arrière.

Marnie appréciait nos points de vue divergents. Elle jouait à l'Américaine un peu folle éprise du Français cérébral, avec humour et détachement, sans se prendre la tête. Nous discutions souvent de nos civilisations respectives, de nos différences culturelles et de nos artistes préférés, les François Truffaut et Maurice Ravel pour elle, les Andy Warhol et Miles Davis pour moi.
— Nos enfants verront le monde d'un œil neuf, m'avait-elle dit la veille de son départ.
— Avec un esprit plus critique, souhaitons leur.
— Ils sauront trier dans tes récits fabuleux, parmi tes légendes romantiques habillées en vérités historiques et gravées dans le marbre de tes bonnes intentions.
— Tu n'aimes plus mes histoires ?
— Je les adore. Elles te ressemblent, par leurs couleurs chatoyantes et leurs jolis sentiments.
— N'est-il pas bon de rêver ? Ils auront largement le temps de revenir à la réalité, au matérialisme des adultes et aux valeurs factices déclinées par les médias et le qu'en-dira-t-on.
— Je t'aime pour cette raison, également. Avec toi, je ne vis pas dans une publicité géante.

La Lune brille dans le ciel. Un symbole éternel. L'astre illumine les gratte-ciel de La Défense et la Grande-Arche. Ces blocs de béton me rappellent Marnie dans son linceul de ciment.

La nuit noircit mon humeur. Les ombres des bâtiments, projetées sur le macadam par la lumière lunaire, transforment la vue panoramique en cimetière gothique. Je sais pourquoi Paris ressemble à New-York. Au coucher du soleil, les fantômes du passé percutent les tours jumelles, engloutissant Marnie dans un déluge de poutres, de plâtras et de fils électriques.




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