Je casserai des cailloux

Date 31-10-2015 05:35:39 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Je casserai des cailloux


« Encore deux jours à tenir » me disait une voix intérieure, celle de la raison ou du désespoir, je ne savais plus tellement j’étais lessivé. Les cours de civisme, les corvées et les discussions avec les éducateurs, tout ce lavage de crâne me pesait. Je n’étais pas le seul. Des alcooliques chroniques, des dealers de drogue et des maris violents composaient la Cour des Miracles du camp de redressement.

« Qu’est-ce que je fous ici ? » répétait en boucle mon cerveau fatigué. Moi, je n’étais qu’un musicien. Evidemment, je ne jouais pas de l’accordéon comme notre Président adoré, je ne chantais pas la tête de veau ravigote comme son rival à Matignon. Mon truc, c’était la musique binaire, les guitares électriques et les cris d’écorché. Je ne rêvais pas d’un temps où la France brillait aux yeux du monde avec un avion supersonique et un paquebot rutilant. Ma génération cherchait juste à s’en sortir, sans forcément rentrer dans le moule des quarante heures à l’usine, du salaire minimum garanti et des stages à l’agence pour l’emploi. Elle avait espéré, dix ans auparavant au cours d’un joli mois de mai, quand une grenouille socialiste s’était hissée au second tour de l’élection présidentielle pour la gagner haut la main, devant des bourgeois médusés et des policiers furibards.

« Les Bolchéviques vont envahir la France ! » déclarait alors l’hystérique Maggie, tandis que son pote Ronald le cow-boy faisait chauffer les ogives, dans l’attente d’en découdre avec son ennemi Leonid. Nous étions tous effrayés à l’idée de voir débarquer des Yankees pas forcément amicaux mais franchement déterminés à rétablir Valéry 1er sur son trône. Et c’était arrivé, sans un seul tir de canon, juste par un tour de passe-passe. Je n’avais rien compris, ni les gars à la rose et les ouvriers de Billancourt. On nous avait volé notre espoir de lendemain qui chantaient du Trenet et célébraient Jean Jaurès. La suite s’était écrite en long en large et surtout en travers dans les journaux du monde entier. La parenthèse socialiste avait duré l’espace de six mois pour terminer dans un coup d’état déguisé en salut public, sous les applaudissements des revanchards d’hier.

« Liberté, égalité, fraternité » rimait désormais avec cupidité, adversité et morosité. Notre monarque constitutionnel continuait à dîner chez le sujet moyen, à lui jouer du piano à bretelles entre deux verres de vin. Les rues de Paris brillaient de mille feux, débarrassées des clochards d’antan et des chômeurs en fin de droit. Le touriste japonais pouvait mitrailler Notre-Dame sans perdre sa bourse. Le nanti hexagonal exhibait ses richesses au petit peuple aveuglé par le strass, les paillettes et les rêves dorés. La Loterie Nationale inventait des mirages à un franc le ticket. Les télévisions publiques louaient les mérites de nos forces armées, de nos fiers pandores et de notre ligne Maginot culturelle. Enfin, le grand-frère américain installait ses bases militaires aux quatre coins du pays, créant des emplois dans la limonade et la bière frelatée, assurant les arrières des fils à papa et des nostalgiques de Charles Martel.

J’avais survécu au service militaire, deux années à vider des poubelles, à tirer sur des cibles bardées d’étoiles rouges et à jouer du poignet le soir en pensant aux danseuses du Lido. Mes compagnons d’infortune venaient d’horizons différents selon la brochure officielle mais ils affichaient tous les symboles d’une caste destinée aux boulots précaires et aux coups de grisou. Libéré de mes obligations patriotiques, j’avais ensuite erré d’emplois en galères, à ranger des cagettes ou à récurer des cuves, le lot de la jeunesse d’alors quand elle n’avait pas les moyens de se payer des études ou de partir loin d’ici. Mon futur s’écrivait en noir, entre quatre planches de bois.

La musique m’avait sauvé. Comment ? Je ne saurais l’expliquer. Certains trouvaient le salut dans des paradis artificiels ou dans la religion, moi j’avais rencontré des Iroquois percés d’épingles à nourrice et vêtus de fringues déchirées. Leur musique âpre et sans concessions, leur philosophie de la vie basée sur le rien et le nulle part où aller, leur courage physique devant les brimades quotidiennes des uniformes bleus, tout m’avait séduit chez eux. En deux temps et trois mouvements je les avais rejoins dans un squat de Belleville, lâchant mes maigres économies et mes rares biens terrestres.

Cinq années à éviter les rafles, à écumer les bars alternatifs pour parfaire mon art de la guitare saturée, du cri de chat écorché et des coups de pieds dans les murs, ainsi se résumait mon existence à l’époque. Mon curriculum-vitae s’était enrichi de nouvelles compétences, loin des standards imposés par des autorités sclérosées. A l’instar de mes pairs, j’avais acquis le sens du coup fourré, de l’esquive et du triple salto, dans la pure tradition du Système D. Plus chat de gouttière que chien enragé, je me faufilais dans les sombres rues de la capitale, sur les toits des cités de banlieue, pour rejoindre mes amis les pestiférés d’une société policière. Nous étions libres, frères et égaux devant la menace et les délateurs.

« Le salut vient par le recentrage » déclamait mon éducateur attitré, un illuminé qui croyait en Dieu et son fils Jésus, balayant d’un seul coup Ponce Pilate et Marie-Madeleine sous le prétexte de consignes nationales et d’un pape polonais. Depuis que je m’étais retrouvé avec les menottes au poignet, victime anonyme d’une rafle ordinaire à la Porte des Lilas, je devais subir ce discours laxatif sept jours sur sept et seize heures sur vingt-quatre, dans un camp de redressement quelque part au milieu des champs de tournesols. Délinquant certifié par un fichage devenu légal, je n’avais pas beaucoup d’options : me soumettre à la médiocrité ambiante ou casser des cailloux ad vitam aeternam dans un pénitencier auvergnat. Un choix simple quand on avait déjà tout perdu.




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