Shoot

Date 16-11-2015 21:06:05 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Shoot


Kim se leva d’humeur maussade. Son appartement sentait la saleté, la fatigue, le laisser-aller. Elle enfila un polo et un short, sortit de sa chambre et se dirigea vers la cuisine. Les bouteilles de vodka, les beignets et les tablettes de chocolat jonchaient la table circulaire, derniers vestiges d’une soirée en solitaire.

Kim regarda son reflet dans le miroir mural. Elle vit une grande girafe blonde aux yeux de poisson mort. Cette image lui déplut. Kim décida d’en finir avec le capharnaüm, la vaisselle empilée et les restes de sa vie pourrie. Elle prit des mesures drastiques, joua du balai et de la serpillère, jeta tout ce qui ressemblait à du sale et stérilisa la pièce à grand coups d’eau de Javel. Une fois son espace nettoyé, Kim s’attaqua aux autres pièces, retourna son canapé, balaya dans les coins et se débarrassa du trop plein.

Le téléphone mural sonna, signe d’un restant de vie sociale. Kim décrocha sans grande conviction.
— Kim, c’est ta mère, aboya une voix peu amène. Tu n’as pas payé ton loyer, une fois de plus. Ton père a dû faire un chèque au propriétaire. Tu es à deux doigts de l’huissier.
— Qu’est-ce que j’en ai à foutre, répondit Kim. Vous avez du fric. Raquez !
— Tu voulais ton indépendance, alors assume, ma grande !
— Je ne voulais pas m’enterrer dans ce pays pourri.
— Tu préférais la Californie, à courir derrière tes dealers ?
— Je n’ai pas eu le choix. Nous sommes venus ici pour la carrière de Papa.
— Dois-je te rappeler ta dernière désintoxication ?
— Je connais la chanson, c’est bon, lâche moi.

Kim raccrocha sans autre forme de procès. Sa mère la fatiguait, avec ses conseils sur la vie parfaite des Américains à Paris, la ville des esprits libres et des intellectuels. Kim ne supportait pas les grenouilles savantes, les mensonges déguisés en philosophie, le culte du vin et des victuailles, le prétendu savoir-vivre des Français. Pour cette raison et des milliers d’autres, elle n’avait jamais réellement essayé de s’intégrer dans une société illusoire où des journalistes assis sur leurs privilèges racontaient des balivernes à des millions de citoyens trop occupés à protéger leur confort au lieu de penser. Au début, son père l’avait trainée dans des manifestations culturelles, croyant berner sa fille avec de soi-disant amis peintres et poètes, lui redonner goût à la création artistique. Il voulait simplement revoir la petite Kim, quand elle peignait des éléphants cubistes sur des toiles géantes en première année aux Beaux Arts, devant des professeurs de Berkeley. Il rêvait d’un futur glorieux pour sa progéniture, sa seule enfant, parce qu’elle avait hérité d’un talent pour le dessin, d’une imagination débordante, loin de son univers à lui, celui des brasseurs de dollars et des vendeurs d’artifices.

Kim sourit au souvenir de sa dernière incartade, quand elle avait collé une claque à un mandarin de l’Art, un vieux cochon plus orienté vaseline que peinture à l’huile. Son père avait tenté de minimiser l’affaire, sa mère s’était confondue en excuses, devant une Kim morte de rire devant le spectacle d’un satyre parfumé en train de chercher ses lentilles de contact sur une moquette de mauvais goût. Depuis ce mémorable épisode, Kim avait coupé les ponts avec ses parents et s’était enfermée dans son appartement parisien.

Le téléphone retentit de nouveau. Kim se demanda pourquoi tout le monde voulait tant lui parler, en pleine frénésie de ménage.
— Kim, c’est Louis, tu te souviens de moi ?
— Non, rafraichis-moi la mémoire.

Kim maîtrisait parfaitement la mauvaise foi. Elle se souvenait bien de Louis, un jeune professeur d’arts plastiques, rencontré au hasard d’une visite au musée de Beaubourg, entre deux tableaux de Warhol. Du genre chevelu à mèche longue, Louis lui avait servi son discours formaté sur le Pop-Art, dans un anglais de belle facture mais un peu trop britannique. Elle l’avait écouté patiemment avant de lui enfourner sa langue dans la bouche, histoire de s’éviter des préliminaires encombrants. La suite s’était déclinée dans une partie de jambes en l’air pas forcément mémorable, au dernier étage d’un immeuble haussmannien, dans un ridicule loft légué par une grand-mère pleine aux as à son petit-fils adoré. Louis lui avait ensuite sorti le grand jeu, à coup de champagne, de vernissages chez de prétendus génies, de soirées plaquées toc à écouter le dernier titre d’un dénommé Vincent Delerm. Kim avait observé ce petit théâtre de la vie parisienne, telle l’entomologiste devant une nouvelle espèce de fourmi, s’était permis quelques provocations devant des beautés à grand nez venues étaler leur savoir, avait remis à leur place deux ou trois bellâtres de pacotille puis avait tiré le rideau sur ce spectacle désolant. Louis avait rejoint la caste des garçons ennuyeux, dans l’armoire de ses souvenirs.

Louis ne se démonta pas. Il habilla le passé de vêtements de lumière, vanta les mérites de Kim et s’accrocha aux branches.
— Viens en au fait, Louis, proposa Kim.
— Je voudrais t’inviter à une grande fiesta, répondit Louis.
— Je croyais avoir été claire sur tes potes et leurs plans à deux balles.
— Tout ça, c’est fini. Je ne les vois plus, Kim. Ces dernières semaines sans toi m’ont servi de leçon. J’ai compris.
— Si tu avais vraiment compris, tu ne m’appellerais pas.
— Je t’aime, Kim. Profondément. De tout mon être.

A ces mots, expression d’un absolu romantique et dépassé à ses yeux, Kim pensa à l’acteur Jean-Pierre Léaud dans « Un dernier tango à Paris » quand il essayait d’éblouir Maria Schneider avec ses postures d’apprenti cinéaste. La seule différence, du moins pour Kim, c’était qu’elle n’avait pas été pervertie par un Marlon Brando venu de nulle part. Du coup, elle n’avait qu’une alternative : Louis ou le ménage.

Kim regarda son appartement, évalua le temps restant avant d’atteindre la propreté maximale, puis donna un peu de matière à Louis.
— Tu m’épouserais, Louis ?
— Oui !
— De suite ?
— Sans hésiter.
— Tu es prêt à partir à Las Vegas avec moi, à me dire oui devant un prêtre assermenté, sous le regard fatigué de deux témoins professionnels ?
— Tout ce que tu veux, Kim.
— Alors lâche ce téléphone, va à l’agence de voyages et commande deux billets. On part aujourd’hui.
— Et ma soirée ?
— Oublie-la ! On vivra un trip grandiose dans le désert du Nevada, mari et femme, au milieu des crotales et des cailloux. Tu oublieras ton Vincent Delerm, tes poses de grenouille à longue mèche et tes suiveurs trop bavards.
— Mais, Kim…
— Tu ne comprends pas, Louis ? Je te propose le Nirvana, la folie ultime, le délire hallucinogène, à coups de champignons mexicains, d’alcool frelaté et de guitares saturées. Tu ne seras plus jamais le même, le gars fade et plaqué toc qui cause trop pendant la baise.

Kim écouta le silence de son interlocuteur. Elle l’imagina en train de tergiverser, d’arbitrer entre sa vie tranquille au pays des parfumés et un futur incertain avec une fille instable.
— Je sens tes cellules grises en plein concile, ironisa-t-elle.
— Ce n’est pas ça, Kim, mais je trouve ta proposition un peu soudaine.
— C’est de l’instantané, Louis. Notre passage dans ce monde est furtif comparé au désert du Nevada, aux cailloux immortels et aux générations de crotales cachés dans des cactus.
— Tu es prête à tout abandonner pour moi ?
— Je cherche mon Marlon Brando, pas un petit garçon élevé par Maman, cajolé par Mamie et entretenu par Papa.
— Tu crois que je peux l’être ?
— Je ne m’interdis aucune possibilité, mentit Kim. A toi de me dire si j’ai raison.
— Je ne te décevrai pas, Kim, tu verras.
— Ne perds pas de temps, alors, Louis !

Sur ces mots, Kim raccrocha. Elle attendit un moment devant le téléphone mural, au cas où Louis changea d’avis. Après les cinq minutes diplomatiques, la jeune femme jugea la cause entendue, reprit son seau et son éponge puis s’attaqua au mur du salon, sans oublier de débrancher la prise téléphonique. « Cet abruti ne connait même pas mon adresse et il veut m’épouser. » pensa-t-elle en imaginant Louis perdu dans un délire psychédélique, la tête explosée au peyotl et les tympans éclatés par une musique métallique. A cette pensée, Kim trouva la force de terminer son ménage en sifflotant une chanson des Doors, celle où Jim Morrison parlait de la fin, la seule amie des âmes esseulées et des artistes incompris dans un monde de gagne-petit.




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