Ozone mio

Date 24-12-2015 14:13:41 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Ozone mio


Deux vaches dans un pré, mâchent inlassablement une herbe grasse. La première lève les yeux au ciel, arrête de mastiquer un instant, puis se tourne vers sa congénère.
— Crois-tu, Meuh-Non, qu’il existe vraiment, ce trou dans la couche d’ozone ?
— Je n’en sais vraiment rien, Meuh-Oui. Tout ce que je peux dire, c’est que les humains nous accusent d’en être la cause. Et ça, c’est injuste.
— Tu parles de cette histoire de flatulences ?
— Exactement. Je pète donc je troue. C’est un peu court comme argument, je trouve.
— J’avoue ne pas comprendre non plus.
— C’est juste une histoire de gaz. Il parait que nous émettons du méthane à chaque pet et que l’addition de toutes les vaches du monde fait de nous la plus grande usine à hydrocarbures de la planète, largement devant l’Arabie Saoudite ou l’Iran.

Meuh-Oui s’arrête à son tour de mâcher. Visiblement, la théorie en vogue ne lui convient pas. Elle regarde de nouveau le ciel parsemé de nuages, s’ébroue un peu, histoire de chasser quelques mouches, puis avale son pâté d’herbe.
— Si c’est le cas, nous sommes potentiellement riches. Le méthane est bien un carburant, en plus de creuser la couche d’ozone ?
— Sur le papier, nous sommes collectivement milliardaires, ma chère Meuh-Oui. Seulement, il faudrait s’organiser sérieusement, créer des coopératives, organiser la production de manière scientifique, vendre notre gaz aux importateurs de pétrole.
— Je ne vois pas le problème, Meuh-Non.
— C’est du travail. Déjà qu’on n’arrive pas à devenir indépendante sur notre lait, alors imagine quand nous allons demander aux fermiers de nous laisser monter notre business d’hydrocarbures, sans eux.
— Si on leur dit que c’est écologique, qu’au lieu de péter en l’air on va péter dans des tuyaux, ils verront leur intérêt. Finies les saisons trop sèches ou trop froides, les pluies acides, l’été en hiver et Noël au balcon.
— Qui va payer les installations ? Déjà qu’ils ont du mal avec leurs subventions, à cause de gars en Belgique qui décident du prix des œufs et du lait, qui imposent le soja et dénigrent les cultures modifiées.
— Et si on allait directement en parler à Bruxelles ?

Meuh-Non manque de s’étouffer en broutant. Elle regarde sa voisine, cherchant si c’est du lard ou du cochon puis juge que tout ceci a l’air sérieux.
— Tu nous vois monter à la Commission Européenne ?
— L’écologie est à l’ordre du jour, ces temps-ci. Ils ont bien construit des éoliennes géantes en plein milieu de leur plat pays, alors que la moitié de ces grosses hélices ne tourne presque jamais.
— Comment le sais-tu ?
— Je l’ai entendu à la radio, pendant la traite.
— Admettons que tu aies raison. Nous montons à Bruxelles. Et alors ?
— Vingt millions de vaches sur l’Autoroute du Nord, ça va forcément se voir. Les gens vont se poser des questions. Les journalistes vont fantasmer, imaginer des scénarios délirants, inventer des lendemains où les bovins auront le droit de vote, pourront désigner leurs propres candidats aux élections locales, devenir des citoyens à part entière.
— Tu comptes mobiliser autant de vaches ? De quelle manière ?
— C’est un détail. Quand on veut, on peut.

Meuh-Non se penche et ramasse une grosse touffe d’herbe. L’argument de Meuh-Oui lui semble tenir la route, même si elle ne voit pas encore la stratégie de communication à adopter pour convaincre les autres vaches de sortir des prés sans leurs fermiers et maîtres.
— On pourrait financer une partie des travaux avec le produit de la traite, via une taxe spéciale ozone, ajoute Meuh-Oui. Elle serait directement prélevée au consommateur, histoire de ne pas dégrader les comptes des fermes européennes.
— Tu raisonnes déjà au niveau de l’Europe ?
— Il faut bien commencer quelque part. Et puis, je ne vois pas les vaches chinoises ou américaines nous suivre du premier coup. Elles ont trop peur de terminer en compost.
— Et pas nous ?
— Nous sommes un des fleurons de la France. Les vaches belges, allemandes et néerlandaises n’auront aucun mal à se rallier. Toute la civilisation européenne s’est construite sur notre dos. Il est temps de récolter le fruit de notre labeur.

Meuh-Non se met à imaginer une Europe des vaches libérées, fer de lance d’une écologie rurale, moteur d’une économie nouvelle où les anciennes pollueuses deviendraient pourvoyeuses d’emplois. Finie la dictature du cochon et du tout est bon, terminée la discrimination autour de la plus belle conquête de l’homme, adieu Perrette et son pot au lait.
— Tu pourrais péter sur commande, toi ?
— Pourquoi pas, Meuh-Non ? Ce n’est pas plus difficile qu’avec le lait. Finalement, on transforme de l’herbe en méthane. En plus, ça n’empêche pas la traite. Le matin, le fermier nous triture les pis, le reste du temps on pète dans des tuyaux pour notre compte.
— C’est un peu communiste comme approche. Je ne sais pas si Bruxelles va permettre des kolkhozes bovins. L’idéologie rouge n’est pas à la mode en ce moment.
— Ils n’en sont pas à ça près, là-bas. Et puis, en plus de protéger la planète, de réduire le trou dans la couche d’ozone, notre business va générer des recettes communautaires.

Meuh-Oui mâche de plus belle. Elle a les yeux brillants. Meuh-Non se demande si l’herbe est vraiment pure dans ce pré, ou si les derniers plants de cannabis n’ont pas pollué les cultures avoisinantes.
— Que ferais-tu de ton argent ?
— Je me paierais une petite croisière autour du monde, pour commencer, répond Meuh-Oui.
— Et après ?
— Un petit tour dans l’espace, en navette particulière.
— Tu ne te refuses rien, toi.
— Autant se faire plaisir, quand on a les moyens.
— Mais si on s’organise en coopératives, le profit sera partagé entre chaque vache. Aucune n’aura plus que l’autre et vice-versa. Notre revenu par tête de pipe se limitera au raisonnable, avec au mieux des vacances dans le Larzac, au milieu des moutons et des chèvres.

Meuh-Oui arrête de mâcher. L’idée de voyager en seconde classe, dans un train à grande vitesse rempli de vacanciers aux blagues débiles, avec leurs enfants nourris au hamburger, ne lui parait pas la panacée en matière d’avenir lumineux. Et puis, au-delà des perspectives économiques, elle ne se voit pas à la tête de milliers de grosses laitières habituées à brouter sans comprendre, à se faire chevaucher sans broncher par des taureaux priapiques, à ne pas voir plus loin que le bout de la clôture.
— Tu as raison, Meuh-Non, c’est une galère finalement ce business du méthane. Je préfère garder ma liberté de péter, même si c’est pour entendre des réflexions désagréables de la part des journalistes en mal de sujets et des supposés experts en écologie.
— Si on parlait de trains, pour changer, conclut Meuh-Non avant d’entamer une grosse touffe.

FIN




Cet article provient de L'ORée des Rêves votre site pour lire écrire publier poèmes nouvelles en ligne
http://www.loree-des-reves.com

L'url pour cet article est :
http://www.loree-des-reves.com/modules/xnews/article.php?storyid=7374