Gorrotoa – La statuette maudite – L’usine Crawford

Date 15-04-2016 18:16:07 | Catégorie : Nouvelles


Mon annonce sur les réseaux sociaux avait porté ses fruits de nouveau. Je reçus un appel de Melanie Jackson, ancienne assistante administrative du PDG de l’usine Crawford, Henri Crawford. De ce que j’ai appris, en 1998 l’usine Crawford était une des rares à opérer encore aux États-Unis alors que la plupart des autres compagnies avaient déplacé leurs opérations dans des pays à plus faible coût. L’usine Crawford se spécialisait dans la construction de pièces de voitures, en particulier des freins. Voici donc le compte-rendu de mon appel avec Mme Jackson.

Enregistrement de l’appel entre Dr Ali Mousavi et Melanie Jackson – 27 octobre 2015

AM – Bonjour Mme Jackson. Je tiens d’abord à vous remercier de prendre le temps de nous livrer votre témoignage.

MJ – C’est le moins que je puisse faire…

AM – C’est tout en votre honneur. Si vous pouvez commencer par nous dire comment était la vie avant la venue de cette statuette.

MJ – Elle n’était pas parfaite, mais on arrivait à survivre. On était en plein essor de la mondialisation, et il était dur de rivaliser avec les bas prix des concurrents. Mais Henri Crawford était fier de garder son usine en Amérique. Il faut expliquer que celle-ci était un héritage familial venant du grand-père de Monsieur Crawford. Jusqu’au jour où le père d’Henri fit incorporer la compagnie. La famille Crawford restait actionnaire majoritaire, ce qui ne signifiait pas qu’ils devaient ignorer les autres. Les Crawford étaient à la merci des hauts et des bas de leurs actions et ils ne pouvaient renier ce fait.

AM – Donc Henri Crawford évitait de déplacer son usine?

MJ – Oui, mais ce n’était pas sans problème. Pour satisfaire les actionnaires, il devait parfois couper dans l’os, soit les salaires ou les fonds de pension, ce qui ne plaisait pas au syndicat. Il le détestait profondément d’ailleurs. Il était persuadé que les syndiqués finiraient par nuire irrémédiablement à la compagnie. Les négociations étaient toujours serrées. Ils arrivaient à une entente, mais ce n’était jamais sans un lock-out.

AM – Quand Gorrotoa (la statuette) est-elle tombée dans l’équation?

MJ – La première fois, j’ai failli ne pas la remarquer. Et puis, en déposant son café sur le bureau de M. Crawford comme chaque matin, j’ai vu au-dessus d’une pile de documents, une sculpture rustique dans une pierre ponceuse. Ça m’a surprise quelque peu, car M. Crawford n’a jamais été du genre à collectionner quelques œuvres d’art que ce soit. C’était un homme très terre à terre, il aimait les choses simples et concrètes. Je n’ai pas osé lui poser de questions à ce sujet. Après tout, qu’est-ce que ça pouvait me faire qu’il prenne soudain le goût pour un peu de déco?

AM – Quand avez-vous remarqué que quelque chose clochait?

MJ – Peu de temps après, l’apparition de cette… statuette. M. Crawford était de mauvaise humeur. Les actions avaient baissé d’un demi-point. Personnellement, je ne voyais pas pourquoi il s’en faisait pour si peu, ça arrivait fréquemment et puis ça remontait souvent du même demi-point par la suite. Mais il semblait focaliser là-dessus. On aurait dit que c’était un demi-point de trop. Il m’avait d’ailleurs déclaré : « On doit y remédier. »

AM – Qu’a-t-il fait pour y remédier?

MJ – Notre usine n’était pas seulement automatisée, il était paré par les meilleurs systèmes de sécurité du pays. C’était coûteux, mais une vie n’a pas de prix. Or, le lendemain, un accident est survenu. Une pièce de métal s’est mise à partir en flèche d’une des machines et à décapiter un employé et blessé gravement deux autres sur son chemin. Après enquête, quelqu’un avait désactivé un des systèmes de sécurité empêchant au mécanisme d’aller trop vite.

AM – C’était M. Crawford le coupable?

MJ – Il y avait des caméras. Et effectivement, on a découvert qu’il était la personne qui avait désactivé le système. Quand le syndicat l’a confronté à ce sujet, il ne nia pas. Il leur avait répliqué le plus sérieusement du monde qu’il l’avait fait parce que ce système ralentissait trop le processus et faisait perdre de l’argent à la compagnie. Il osa même dire que l’accident était la faute des employés eux-mêmes qui ne savaient pas opérer la machinerie. Là, ça a franchement dégénéré. Il eut des menaces de poursuite contre mon supérieur. Celui-ci a perdu son sang-froid. Il leur a traité d’ingrats. Il leur déclara aussi qu’ils ne méritaient pas mieux que d’être remplacés par des Chinois qui eux seraient heureux de travailler pour lui. J’ai dû appeler la police, car certains employés étaient prêts à se battre. L’usine ferma pour une journée. Je rentrai tout de même au travail (je ne faisais pas partie du syndicat). M. Crawford était devenu étrange. Il se murmurait à lui-même. Il avait le regard vide. Ça m’avait donné froid dans le dos.

AM – Qu’avez-vous fait?

MJ – Je lui avais demandé s’il allait bien. Si je pouvais faire quelque chose. Il était peut-être mon patron, mais il était presque comme un ami, je m’inquiétais de sa santé mentale. « Vous savez vous débarrasser d’un syndicat? » me demanda-t-il. Je ne savais pas quoi répondre à cela. Honnêtement, je crois que le syndicat était un mal nécessaire. Mais ce n’était pas le moment de lui dire cela. J’ai tenté quelque chose : « Les temps sont plus durs, mais vous êtes toujours arrivé à un arrangement. Vous y arrivez sûrement encore une fois, quitte à payer pour ce qui est arrivé. » Il balbutia : « Un arrangement… Oui, c’est ça. Leur faire un arrangement. Un arrangement qui réglera tout une fois pour toutes. » Il revenait dans son état contemplatif. « Que comptez-vous faire? » l’interrogeai-je inquiète. « Vous verrez demain, me dit-il souriant, retournez chez vous. Vos enfants souhaiteraient sûrement vous voir. » Je n’ai pas demandé mon reste, je suis partie.

AM – Que s’est-il passé le lendemain?

MJ – M. Crawford avait convoqué tout le monde à une réunion importante dans la salle principale. J’y étais invité moi aussi évidemment. Tous s’étaient présentés. On ressentait la colère se propager partout dans l’usine. C’était d’une lourdeur insupportable. J’avais hâte que cela finisse pour être franche. Le fait que M. Crawford prit du temps à se montrer n’aida pas les choses. On commençait à attendre de la protestation. Certains se plaignaient qu’il se foutait de leurs gueules. Pour être honnête, je me suis mise à craindre que ça tourne mal. Des gens ont commencé à dire qu’ils étaient prêts à faire sa peau. J’ai décidé d’aller en retrait pour ne pas me trouver au mauvais endroit si ça dérapait. J’ignorais à ce moment-là que ça m’avait sauvé la vie.

AM — Que s’est-il passé?

Mme Jackson est silencieuse pendant quelques secondes et puis se remet à parler.

MJ – Le président s’est finalement présenté. Une cacophonie de huées se fit entendre. Il était tout sourire. Il fit un geste de la main pour tenter de calmer la foule. Ça a pris du temps, mais ils ont fini par se taire. Il commença son discours. Aucune feuille, il le savait par cœur. Je m’en rappelle comme si c’était hier. Il déclara : « Chers employés, chers syndicats. Nous avons passé à travers beaucoup d’épreuves ensemble et on a toujours travaillé pour garder notre usine ici, en Amérique. Nos compétiteurs pensent autrement, mais je crois fermement que les Américains ont droit à des produits venant de chez eux. Mais les temps changent et on doit s’adapter. Mais vous, les syndicats, refusez de vous adapter. Vous ne me laissez plus le choix de réaliser votre souhait le plus cher. Je vous donnerai ce que vous avez toujours voulu. »

MJ — Il y eut des murmures un peu partout. Et puis le chef du syndicat s’exprima enfin : « Crawford, c’est quoi cette blague? Pouvez-vous nous dire où vous voulez en venir à la fin? » M. Crawford resta silencieux un moment. Il ne perdit pas son sourire. Et puis, il sortit un objet métallique de sa poche. Il y avait un bouton dessus. Il termina son discours : « Vous avez toujours souhaité détruire cette entreprise? Eh bien, je vous donne satisfaction aujourd’hui! » Il appuya sur le bouton et on entendit une série d’explosions. Les flammes étaient vertes. C’était un cauchemar. La majorité des employés fut emportée par celles-ci. Certaines personnes étaient des bûchers vivants. J’étais heureusement loin, mais ça ne m’épargna pas le triste spectacle. Je me dirigeai immédiatement vers la sortie. Elle était barrée… par des chaînes.

AM – Crawford a posé des chaînes aux portes?

MJ – Oui, c’est pour cela qu’il mit du temps à arriver. J’ai constaté d’où venait la dernière explosion. Il provenait de boîtes contenant des pièces pour l’assemblage des produits. C’est à ce moment que j’ai vu une de celles-ci près de moi, j’ai couru le plus vite possible loin d’elle. Malheureusement, il était trop tard, l’explosion toucha une partie de mon corps, et je pris en feu.
La douleur fut atroce, la pire que j'ai vécue, je sentais ma peau fondre sur moi. L’explosion fut suffisamment forte pour démolir une des portes. J'ai tenté de me ressaisir du mieux que j'ai pu. Ensuite, j’en ai profité pour sortir de l’immeuble en affrontant les flammes ardentes et me rouler dans l’herbe rendue au-dehors. Les pompiers arrivèrent peu de temps après.

AM – Vous en avez gardé des séquelles?

MJ – J’ai été brûlée au troisième degré sur la moitié du corps. J’ai dû avoir recours à des greffes de la peau, mais encore aujourd’hui je ressens toujours de la douleur. Je suis sous médicamentation pour pouvoir vivre une vie digne de ce nom.

AM – Il y a eu des survivants mis à part vous-mêmes?

MJ – Quinze personnes ont survécu. Tous avaient des blessures assez graves. De ce que j’ai su, beaucoup n’ont pas retrouvé de travail, et deux se sont suicidés.

AM – Comment avez-vous fait le lien avec Gorrotoa?

MJ – Je ne l’avais pas fait jusqu’à ce que j’aille lu votre message sur les réseaux sociaux. Cela avait tellement de sens quand j’y pense maintenant. Surtout après l’enquête de l’incendie. Le produit utilisé était inconnu des autorités, ils n’ont jamais pu déterminer où il a pu se procurer celui-ci.

AM – Vous n’avez donc aucune idée où se trouvait la statuette après l’incident?

MJ – Pas vraiment. Après la force des explosions, je suis assez sûr qu’elle a été détruite. C’est ce que j’espère en tout cas.

AM – Mme Jackson, merci pour votre témoignage.

MJ – Ce n’est rien. Si au moins, j’ai pu être utile, ça aurait été déjà cela.

Fin de la conversation.

Est-il possible que la statuette soit effectivement anéantie? Alors pourquoi sens-je que je dois toujours la retrouver? Peut-être recevrai-je d’autres témoignages m’éclairant sur le sujet. L’avenir nous le dira.



Cet article provient de L'ORée des Rêves votre site pour lire écrire publier poèmes nouvelles en ligne
http://www.loree-des-reves.com

L'url pour cet article est :
http://www.loree-des-reves.com/modules/xnews/article.php?storyid=7919