Prise de tête

Date 08-05-2016 16:24:51 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Réponse au défi de Donald :

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J’avance avec difficultés dans cet enchevêtrement d’arbres noueux, de lianes et de végétation diverse. Ma machette est devenue mon seul moyen de me frayer un semblant de chemin au sein de la forêt amazonienne. Mon employeur, le célèbre National Geographic, m’a envoyé ici afin de débusquer des endroits nouveaux, non encore touchés par l’objectif d’un appareil photo qu’il soit argentique ou numérique. Ce type de mission devient de plus en plus difficile à mener, tant l’homme s’est déjà faufilé dans les endroits les plus inaccessibles de sa planète, du point le plus haut à celui le plus profond. J’ai donc jeté mon dévolu sur le nord du poumon de la Terre.

Au détour d’un bananier, je me retrouve soudainement pendu par le pied droit, à plus de deux mètres du sol, maintenu par une liane tressée. Me voilà piégé comme du vulgaire gibier. Je me débats en espérant que mon lien cède mais en priant intérieurement qu’il ne le fasse pas car la chute pourrait m’être fatale. Le sang me monte vite à la tête et ma vision se trouble. J’entraperçois des silhouettes s’approcher de mon corps pendouillant et me détacher en douceur. Après quelques minutes, je reprends pied dans la réalité et découvre mes sauveurs. Ce sont des hommes basanés de taille modeste, vêtus d’un simple pagne. Leur tête est ornée d’une coiffe multicolore faite de plumes. Leur peau est tatouée de symboles mystérieux. Ils m’observent comme une bête étrange. Je me relève et leur tend une main amicale. L’un d’eux crache dans la sienne et semble attendre que je l’imite. Je m’exécute et nous procédons à une poignée de main virile mais gluante.

Après cet échange, je comprends qu’ils m’invitent à les suivre. Nous marchons longtemps avant d’arriver près d’une large case en bambou. À l’intérieur, les femmes et les enfants sont installés à droite de la construction et les hommes de l’autre côté. Un groupe de gamins vient à ma rencontre et se met à me tourner autour. Je sens des petits mains me toucher les jambes, le dos, les bras et me faire les poches. S’approche alors un homme âgé d’une soixantaine d’années, bien qu’il soit difficile de lui donner un âge car le soleil a buriné sa peau et l’a froissée comme une pomme blette. Il me pose des questions dont je ne saisis pas la teneur. Voyant mon incompréhension, il se met à rire de concert avec les hommes qui m’ont libéré. Le doyen de la communauté ordonne quelque chose à une femme qui court me chercher un bol en bois contenant une boisson chaude. J’avale lentement la mixture qui se révèle être extrêmement piquante. Mes joues virent au rouge, mes yeux se mettent à pleurer et ma bouche semble prendre feu. Mes grimaces génèrent l’hilarité générale. J’ingurgite un broc complet d’eau afin d’apaiser cette horrible sensation de brûlure.

Le chef me présente chaque membre de sa tribu, j’en profite pour sortir mon appareil photo et immortaliser ces êtres pour qui le temps n’a pas influencé le mode de vie. Ici, pas d’internet, pas de téléphone mobile, le monde dit « civilisé » semble leur être totalement étranger. Est-ce un handicap ou plutôt une chance ? Ils ne connaissent pas la pollution, les clivages entre les riches et les pauvres. Ils semblent communier avec la nature, en faire partie intégrante. Ils la respectent et elle les protège et les nourrit. Je filme les femmes qui tressent des lianes, préparent le repas commun, et les hommes qui réparent le toit de la hutte ou fument des feuilles de tabac. La répartition des tâches est proche de la nôtre finalement.

Le soir tombe sur la canopée amazonienne et nous sommes tous rassemblés autour du feu qui trône au milieu de la case familiale. Le souper est composé de légumes qui me sont inconnus mais dont le goût me ravit les papilles. Mon assiette, ou plutôt ma demi-noix de coco, vidée, un homme s’approche et désigne mon appareil photo d’un air interrogateur. Je lui montre sur le petit écran arrière les scènes que j’ai filmées dans l’après-midi. Il ouvre de grands yeux, se tient le visage à deux mains et interpelle le chef avec une intonation de panique. Le doyen à plumes violettes vient jeter un œil à son tour. Il me regarde d’un air de déception et prononce un seul mot avant que tous les hommes me sautent dessus pour m’immobiliser.
Je suis conduit sans ménagement vers une petite case cachée entre deux palmiers. À l’intérieur, on me ligote comme un saucisson et on m’attache à un poteau. Une femme vêtue de peaux de crocodiles s’approche de moi. Elle porte sur la tête un chapeau en lianes tressées surmonté par une tête de singe réduite. Les yeux et la bouche de l’animal ont été cousus et ses poils sont longs. Pendant le discours incompréhensible de la chamane, j’ai le temps de détailler la pièce. Les murs sont recouverts de têtes d’animaux réduites aux deux tiers de leur taille d’origine. Je dois être tombé dans les mains de ces fameux indiens Jivaro, célèbres pour cette pratique très particulière qui consiste à couper la tête d’un ennemi et à la réduire au terme de diverses manipulations afin d’en faire un trophée.

J’espère au plus profond de moi que ce n’est pas le sort qu’on me réserve. Que s’est-il passé ? J’ai eu droit à un accueil chaleureux, voire brûlant, j’ai partagé leur gamelle et maintenant me voici leur prisonnier. Ce sont les images qui semblent avoir causé leur courroux. Je ne suis pas contre leur verser des royalties si mon reportage est diffusé. Mais allez expliquer cela à des êtres qui n’ont même pas l’once d’une idée de ce qu’est une télévision. J’ai lu quelque part que certains peuples croient que la caméra leur vole une partie de leur âme. Peut-être ont-ils eu cette impression…
La sorcière secoue devant mon nez une tête de ouistiti réduite, attachée à une ficelle. Elle place son index droit en transversale de sa gorge et effectue un mouvement de gauche à droite. Je comprends de suite que je vais perdre la tête… au sens propre. Comment m’échapper, c’est un vrai casse-tête. Ma tête bouillonne de pensées, et elle va bientôt bouillonner tout court dans le petit chaudron que je vois au milieu de la pièce. Impossible d’appeler au secours dans cette partie oubliée des opérateurs mobiles. Quand bien même, comment me localiser ? Trente-cinquième bananier à gauche dans la case de la folle du village ? On me laisse en tête-à-tête, et bientôt en tête-à-petite-tête avec un homme qui commence à aiguiser une vieille hache rouillée. Et moi qui n’ai pas fait mon rappel pour le tétanos… Je fais une tentative pour amadouer mon bourreau à coups de larmes de crocodile mais il reste de marbre. Quelle tête de mule ! Et dire qu’en rigolant, mon père me disait toujours : « P’tite tête, va ! Tu oublies tout ! ». Je porterai très bien ce sobriquet dans quelques heures.

Finalement, je terminerai ici mon existence, un comble ou un rêve pour un explorateur. De mes yeux minuscules, même cousus, je pourrai contempler éternellement cette forêt ancestrale jusqu’au jour où des hommes de l’autre monde, celui d’où je viens, la détruiront. Ils décimeront ce peuple et découvriront ainsi qu’un jour, un explorateur blanc leur a rendu visite et y a perdu la tête.




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