Les poupées

Date 21-05-2016 03:34:21 | Catégorie : Nouvelles confirmées


C’était un grand jour. Pour des fêtards tels que nous, le festival de la bière de Montréal était un événement à ne pas manquer. Je pourrais vous mentir en disant que c’était pour découvrir de nouveaux produits, mais la véritable raison était qu’on pouvait se saouler à très faible prix. On avait tout prévu. On avait beau être des soûlons, on restait responsables. On vivait tous à Saint-Eustache, une ville de banlieue de Montréal. En voiture, cela prenait trente minutes. Pour ne pas conduire sous influence, on décida d’utiliser le train qui nous amenait directement au centre-ville, tout près de l’événement.

Cette année, notre groupe se limita à un duo. Les autres avaient tous des empêchements. Il y avait François, un grand mince aux cheveux blonds, c’était mon meilleur ami. Et puis, moi bien sûr, aussi maigre que François, mais beaucoup plus petit. La raison de notre grande amitié était due à nos personnalités inversées. Lui était extraverti. Moi, j’étais timide maladif. L’alcool était évidemment un bon remède contre cette pathologie. J’avais bien l’intention de dépasser la posologie.

Donc, on se retrouva sur le site du festival. On était armés de nos billets pour des consommations. Il y avait tellement de kiosques qu’on ne savait pas par où commencer. On décida d’y aller au hasard. Au début, on dégusta, mais à mesure que le temps avançait, on ne goûtait plus.
Le monde se mit à tourner et je devins aussi volubile et criard que François. Certaines gens trinquaient avec nous, car notre plaisir était communicatif.

Plus tard, en soirée, je constatai qu’une fille suivait notre route. François le remarqua également. On se présenta. On continua de festoyer avec elle. Elle parlait peu. Elle souriait beaucoup. Elle était plus petite que moi. Elle avait un visage de bébé. On aurait dit un enfant ayant vieilli trop vite. Moi qui n’avais pas un grand standard pour les femmes, je n’étais pas particulièrement attiré par elle. Elle n’était pas laide, mais elle dégageait quelque chose de bizarre. Je n’osais pas demander à mon copain s’il pensait comme moi, ça aurait été indélicat (quoique la délicatesse n’est pas l’apanage de l’ivrogne), mais il ne semblait pas flirter avec elle non plus. On sympathisait, c’est tout. Elle s’appelait Annabelle. À ce moment-là, c’était tout ce que je savais d’elle, il faut expliquer qu’on ne se préoccupait pas trop du quotidien des gens dans ces moments-là. Comme je le disais, elle parlait peu, elle souriait beaucoup, elle levait son verre quand on le faisait. Honnêtement, j’étais certain que cette relation n’irait pas bien loin après cette soirée.

Je m’étais trompé. Sous alcool, le temps passe rapidement. Tellement rapidement qu’on ne regardait plus l’heure. On oublia un fait important. On devait reprendre le train de banlieue. Lorsqu’on se rendit compte qu’on allait le manquer, on se mit à filer. Malheureusement, l’ivresse nous enlevait toute coordination pour courir convenablement. Quand on arriva à la gare, le wagon était déjà parti. Et c’était le dernier. On était mal pris.

« Vous avez besoin d’aide ? » J’étais tant préoccupé de rattraper mon lift que je n’avais pas remarqué qu’Annabelle nous avait talonnés. Elle était en arrière de nous, toujours aussi souriante. Elle continua : « Mon appartement est tout près, vous pouvez venir coucher chez moi jusqu’à demain. » François et moi nous regardions et nous haussâmes les épaules. Pourquoi pas après tout ? On la suivit donc.

Elle habitait un peu au sud de Saint-Denis, un 4 et demi au deuxième étage. Elle ne semblait pas avoir de coloc du moins, je n’en entendais pas. Il faisait sombre. Comme si on avait coupé son électricité. Elle nous présenta le salon. J’étais assommé. L’effet de l’alcool commença à descendre et tout ce dont j’avais envie c’était de dormir. En observant l’air de déterré de François, je compris que c’en était de même pour lui. Annabelle nous amena des couvertures et on s’étendit par terre, car il n’y avait pas de divan ni de sofa. Heureusement, il y avait un tapis. C’était peu confortable, mais on s’endormit tout de même. Je tombai comme une bûche.

Les lendemains de veille. Le dur rappel à la réalité. J’avais toujours les yeux fermés lorsque je me réveillai. Je n’osai pas les ouvrir en espérant pouvoir me rendormir. Le tambour résonnant dans ma tête me fit comprendre que ce ne serait pas possible. C’est avec un grand râle que je décidai de revenir chez les vivants. Et puis, j’ai crié. François qui dormait encore profondément se leva en sursaut. Des milliers de regards se jetaient sur nous. Des poupées. Le salon. Les murs. Il n’y avait que des poupées. Toutes parcelles d’espace en étaient couvertes. Je saisissais dès lors pourquoi il n’y avait pas de sofa. Il n’y avait pas de place. Elles occupaient tout. Et il y en avait de toutes sortes. En porcelaine, en caoutchouc, en cire, en plastique. Il y en avait de très vieilles et de très récentes du style Barbie. Mais elles avaient un point en commun, elles nous dévisageaient toutes. J’ignore si c’était mon état post-éthylique, mais j’étais extrêmement mal à l’aise. On aurait dit qu’elles étaient vivantes. Je regardais mon ami et il était aussi effrayé que moi. Je lui déclarai :

– On s’en va !
– Mets-en ! Mais je dois aller aux toilettes avant.
– Fais ça vite. J’aime pas ça ici.

La salle de bain était dans le fond de l’appartement. Je le vis disparaître. Être seul avec les poupées m’angoissait terriblement alors je décidai de quitter la pièce pour me rendre vers la cuisine. Je pus au moins m’asseoir sur une chaise. Je ne savais pas ce que faisait François, mais ça traînait. Je cognais du pied d’impatience, je ne tenais pas à rester dans cet endroit plus longtemps. Et puis, elle arriva. En chemise de nuit bleu poudre. Toujours avec son sourire.

Maintenant sobre, je réalisai que son allure de bébé la faisait ressembler à ses poupées. Mon inconfort monta d’un cran. Elle m’offrit un café. Je refusai. Je déteste cette boisson de toute façon.

Je commençai à me poser des questions sur mon ami. Je lui demandai si elle l’avait aperçu. « Oh ! Il est parti prendre l’air, il ne se sentait pas bien. », qu’elle me révéla. Je ne pouvais croire qu’il m’avait abandonné ici. Pourtant, on devait quitter ce lieu ensemble. Je l’appelai donc sur son cellulaire. Et puis, j’ai entendu sa sonnerie. Elle venait d’une des chambres. « Il a dû l’oublier là », qu’elle répondit toujours avec ce sourire éternel. Quelque chose ne collait pas. Pourquoi être allé dans cette chambre ? Je décidai de me lever pour aller voir. Et puis, je ressentis une vive douleur en arrière de la tête et le noir total s’imposa ensuite.

J’avais une migraine horrible. Pire que la gueule de bois. J’ouvris péniblement les yeux. Je perçus un bruit de perceuse. J’essayais de bouger, mais de la corde entravait mes mouvements. On m’avait attaché sur ce qui ressemblait à une civière. Je voulus crier, mais j’avais un tissu épais de scotché sur ma bouche. Je regardai sur ma gauche et François était dans la même situation que moi. Il était sans connaissance. Sauf que… La perceuse... Annabelle l’utilisait sur le crâne de mon copain ! Je paniquai. Annabelle me remarqua et me fit « Chut ! Bientôt tu rejoindras ton ami. » Il y avait maintenant un gros trou dans sa boîte crânienne. Elle prit ce que je supposai être un morceau de cervelle. Elle ouvrit un tiroir. Une poupée ! Une autre de ces foutues poupées ! Elle enleva la tête de la poupée et plaça le bout de chair cervicale dedans. Elle réassembla la poupée, et la caressa ensuite. « Bienvenue chez moi », qu’elle lui dit affectueusement. Elle partit de la pièce avec son trésor dans les bras.

Sortir d’ici. Je devais sortir d’ici. Je me débattais comme un poisson hors de l’eau. J’y mis tellement d’efforts que la civière tomba sur le côté. La chute avait allégé mes liens. C’était peut-être ma chance. Après quelques maniements, j’ai pu libérer un bras, je me dépêchai pour défaire le reste. Un deuxième bras de libre ! Il ne me reste que les jambes ! Je me repliai sur moi-même pour les délivrer. C’est là que j’entendis : « Regarde ce que tu as fait ! » Un autre coup sur la tête.

Quelqu’un me portait. J’étais collé sur sa poitrine. On était venu me sauver ! J’essayais de bouger, mais j’étais paralysé de partout. Tout ce que je voyais c’était l’étoffe du vêtement de mon sauveur. Je le sentais immense, mais c’était peut-être mon état qui me donnait cette impression. Et puis, on me posa. C’est avec terreur que je constatai que j’étais de retour dans cette pièce. La pièce aux poupées. Elles me regardèrent toutes de nouveau. La personne qui m’avait transporté jusque-là recula. C’était Annabelle. Elle souriait. « Bienvenue chez moi ». J’ai finalement compris.

Annabelle n’était pas devenue immense, c’était moi qui étais maintenant petit. J’étais une poupée. Une conscience prisonnière de celle-ci à jamais. Je criais, mais rien ne sortit de ma bouche évidemment. « Je t’ai mis à côté de ton ami. », qu’elle me déclara tout heureuse. Je pus voir près de moi la poupée dans laquelle Annabelle avait opéré plutôt. J’entendais son cri. C’était la voix de François.

Annabelle tournait sur elle-même dans la pièce comme pour célébrer. En fond, il y avait une cacophonie. C’était le cri de toutes les poupées.



Cet article provient de L'ORée des Rêves votre site pour lire écrire publier poèmes nouvelles en ligne
http://www.loree-des-reves.com

L'url pour cet article est :
http://www.loree-des-reves.com/modules/xnews/article.php?storyid=8046