L'espion

Date 05-07-2016 18:10:00 | Catégorie : Nouvelles


L’ESPION


Assis à mon bureau, je commençais ma journée, comme d’habitude, en ouvrant mon journal à la page nécrologique.
Je la parcourais à la recherche d’une éventuelle connaissance ou d’un parent d’une connaissance, afin de ne pas commettre d’impair. En effet le culte des morts est si important chez nous que si l’on omet de présenter des condoléances, cela peut vous valoir une inimitié qui peut se transmettre à vos descendants.

Mon regard fut soudain attiré par la photo d’un défunt, pour lequel sa famille demandait d’avoir une pieuse pensée à l’occasion du dixième anniversaire de sa disparition.
Je le reconnu tout de suite, soit qu’il n’ait pas changé depuis les années 65/68, soit que la famille ait mis une photo datant de cette époque.
Sur cette photo, il était resté le même que dans mes souvenirs, c'est-à-dire un homme d’une cinquantaine d’années, ce qui, à l’époque me paraissait être un âge canonique, toujours vêtu d’une veste usée aux coudes, portée sur une chemise d’un blanc grisâtre, au col douteux, sur laquelle serpentait une cravate informe, et un pantalon de velours marron, godaillant aux genoux.
Pour couronner le tout, si l’on peut dire, il portait des chaussures rarement cirées, qui faisait plus penser à des savates qu’à des chaussures.
Son travail consistait à passer toutes les heures dans les différentes salles de classes du lycée de la ville de B.. , où je poursuivais mes études, pour que les professeurs y notent les absents.
C’est pourquoi nous l’appelions « L’ESPION ».

Je ne saurais dire lequel d’entre nous avait eu l’idée de l’affubler de ce sobriquet, et je crois même qu’il avait déjà été décerné à ses prédécesseurs par les générations d’élèves précédentes.
Quoi qu’il en soit il était « L’ESPION »
Le malheureux ne pouvait l’ignorer, car pendant le peu de temps que durait sa présence parmi nous, toute la classe de jeunes idiots que nous étions alors, se faisait un malin plaisir à chuchoter « l’espion, l’espion, l’espion » malgré les « Silence» sans conviction que nous lançaient nos différents professeurs.

Il arrivait à faire le tour des classes en une demi-heure, ce qui lui permettait pendant la demi-heure suivante d’aller au bistrot d’en face pour prendre ses fortifiants à base de liqueur anisée.

Un après-midi, alors que je me trouvais, pour je ne sais quelle raison, dans le bureau du Surveillant Général, je fus intrigué par le manège de « l’espion » que je voyais par la porte demeurée ouverte.
Celle-ci donnait sur un cloître, - l’établissement étant un ancien couvent - au milieu duquel se trouvait un jardinet qu’il était interdit de traverser.
Voyant que je ne l’écoutais plus, le Surveillant Général, regarda dans la même direction que moi, et il vit ce que je voyais : « l’espion » passant furtivement d’un pilier à l’autre.

On se demandait tous deux à quoi il pouvait bien jouer, quand on vit de l’autre coté de la cour, un trio d’élèves de terminale qui discutaient en fumant, ce qui, à l’époque, était interdit par le règlement intérieur, mais plus ou moins toléré pour les élèves de dernière année.
Apparemment eux aussi avaient vu le manège de « l’espion », mais ils n’avaient pas l’air de s’en soucier outre mesure, et semblaient même s’en amuser.

Le Surveillant Général se mit sur le pas de la porte et regarda sans rien dire les pérégrinations de « l’espion ».
Comme il passait derrière le pilier se trouvant face au bureau, il se retourna vers nous, et un doigt sur la bouche nous fit signe de nous taire.
Écartant ses bras en signe de désespoir, le Surveillant Général lui dit sur un ton où la résignation l’emportait sur la colère :
« Mais enfin… Monsieur A ..., voulez-vous m’expliquer ce que vous êtes en train de faire ».
Et « l’espion » passant derrière l’autre pilier lui répondit imperturbable :
« Je leur fais des souvenirs ».

Quelle phrase admirable de bonté, d’altruisme, d’humanité, de la part d’un homme que nous considérions tous comme un ivrogne, et que nous chahutions sans aucun respect pour son âge.
Le Surveillant Général fut sans aucun doute aussi surpris que moi, car il rentra dans son bureau l’air pensif, puis après un léger silence, dit : « Quel brave homme ».

Je refermais lentement mon journal qui venait de jouer le rôle de la madeleine de PROUST, me ramenant trente années en arrière, en pensant que le mot du Surveillant Général pouvait être une belle épitaphe pour celui qui restera, malgré tout, pour plusieurs générations de lycéens : « l’espion ».

J.P INNOCENZI
(2012)





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