Quentin Coursel (fin)

Date 06-07-2016 16:00:53 | Catégorie : Nouvelles confirmées


« Du temps où il allait à l’école, peut être ? »
« Je ne me souviens d’aucune Sybille. »

Les mots de Quentin sont venus à ce moment. A ce moment précis.
Pas dans l’heure d’avant, pas l’année d’avant, mais exactement là.
Après toutes ces années, pour Quentin, qui avait vu le corps de son père vidé de sa vie, qui avait vu la forme gisant sous la couverture, pour Quentin, le père venait seulement de mourir.

Le médecin veut extraire encore des mots à l’enfant, il voudrait le revoir le jour même…
« Quentin tu peux me reparler de Sybille ? »
« Je dois pas… papa m’avait dit. Je dois pas. »
« Ais confiance en moi, je ne répèterai à personne, pas même à ta mère. »
« Dis moi ! Sybille, la mélancolie ? je suis sûr que ton père voudrait que tu parles à présent, il voudrait que tu parles pour que tu souffres moins, parce qu’il t’aime. »

Le silence suivant ramène Quentin à la jeune fille.
Elle est assise au piano, il est allongé à plat ventre sur le grand plateau lisse de ce piano, le menton déposé dans une anse de mains qui scelle ses poignets.
Elle a 14 ans, il en a 9.
Pendant que la jeune fille ordonne des partitions sur le pupitre de l’instrument, il lui demande « pourquoi tu ne vas pas à l’école ? »
« C’est à cause de la maladie. »
« La maladie ? »
« J’ai ce qu’on appelle la maladie bleue. »
« Ca te fait mal ? »
« Pas vraiment, mais souvent je me sens fatiguée et j’ai mal à la tête. »
« Et bien moi je n’aime plus le bleu, je jetterai même celui qui est dans ma boîte de crayons ! »

« Ne dis pas cela… c’est une belle couleur, c’est la couleur du ciel joyeux, de la mer, de la mélancolie aussi. »
« C’est quoi la mélancolie ? »
« La mélancolie ?… je vais te dire la mienne… Imagine le désespoir comme une grande mer profonde et sombre… Sur le rivage de cette mer, des vaguelettes tendrement bleues… Ces vaguelettes, vois tu, elles me mettent comme des papouilles au ventre, à la gorge et des fois elles mouillent un peu mes yeux.
C’est ça ma mélancolie, elle me fait une douce tristesse. »
« Alors moi aussi j’ai la mélancolie ! »
« Tiens donc ? »
« Ca me fait tout comme tu dis, surtout dedans mon ventre quand je suis [/i[i]]allongé sur le piano et que tu joues. »
« Alors tu aimes de nouveau le bleu ? »
« Oui ! En plus tu en as au bout des doigts et c’est beau quand ils bougent pour faire la musique. Joue encore ! »

Par instant, le jeu gracile des mains de Sybille devient pour l’enfant des grappes de fleurs de murs livrées aux partitions du vent.
Placé ainsi il devient le réceptacle du merveilleux champ tactile de la musique. Tous ses sens sont délicieusement nourris. Mais l’émotion la plus intimement exacerbée, la seule présence de la jeune fille suffit à la susciter.


Aussitôt après le passage de ce souvenir, Quentin dit au docteur « j’allais avec mon papa chez Sybille… j’avais pas le droit… »
« Tu n’avais pas le droit d’y aller ? »
Le balancement de sa tête se renforce.
« Tu n’avais pas le droit d’en parler ? »
Deux mots passent mollement par la bouche de l’enfant « à personne »
« Tu ne devais en parler à personne ? »
« A personne !» puis comme si ce qu’il venait de dire n’était pas important,
« j’aimais chez Sybille. »
« Sybille c’était comme une autre maman pour toi ? »
« … Ma copine ! »
« Qu’est-ce que vous alliez faire chez Sybille ? »
« Moi j’allais sur le piano. »
« Sur le piano ? »
« Sa maman disait oui, mais sans les chaussures ! »
« La maman de Sybille te permettait de monter sur le piano ? »
« Sans les chaussures, elle disait. »
« Pourquoi sur le piano ? »
« Sybille me jouait ! »
« Qu’est-ce qu’il allait faire ton papa chez Sybille ? »
« On y allait souvent quand je n’avais pas école et que maman travaillait. Mais à la maison on disait qu’on était allé au parc ou en ville… ou à la mer. »
« Que faisait-il ton papa chez Sybille ? »
Ce sont les derniers mots de l’entretien, l’enfant ne parle plus, le balan de sa tête gagne le reste de son corps et cela imprime à sa chaise un mouvement de bascule lancinant.
A présent, le docteur Maurel se retrouve seul avec Mme Coursel.
« Avez-vous su pourquoi votre mari a été assassiné ? »
« Pas précisément. On nous a dit qu’il aurait trafiqué avec des dockers, une affaire qui a mal tournée, un règlement de compte… ça se pourrait… Je ne sais rien de plus ! »

Les premiers jours d’une guerre mal nommée lui avaient fait traverser par force la méditerranée. Les premiers jours d’une guerre mal nommée lui avaient planté une volée de tessons de fer dans les jambes. Dès lors, Jean-Charles Coursel n’avait jamais plus retravaillé.

« Je suis impressionné et intrigué par ce que vient de réaliser Quentin au piano.
Je voudrais que vous tentiez de le convaincre de jouer vraiment. J’ai le sentiment qu’il sait jouer, qu’il sait bien jouer ! »

Quentin s’est mis à genoux sur le piano, face à Sybille. Il est au bord du plateau, juste au dessus du clavier. Pendant que Sybille donne la Berceuse, il fait bouger simultanément ses doigts sur le rebord laqué, devant ses genoux.
De temps en temps Sybille porte des regards tendrement amusés vers Quentin. Puis elle lui dit « viens donc jouer sur le clavier ! »
« Non ! Je préfère comme ça. »
« Viens ! »
« je préfère comme ça en face de toi. »
Leurs mains dansent ainsi à l’unisson, jusqu’à l’extinction de la mélodie.

« Un règlement de comptes ? »
« Je m’en veux! je ne me suis aperçue de rien. Jean-Charles était devenu taciturne, il parlait peu. Il semblait n’être bien qu’avec son fils. »
On tape à la porte. Le docteur va ouvrir.
« Qui a-t-il ma sœur ? »
« L’enfant veut vous parler ! »
« Entre Quentin! Qu’as tu à me dire ? »
« Je veux jouer la musique au piano. Maintenant ! »

« Installe toi je mets le disque et » « non ! sans le disque ! »

Après qu’un toussotement a bousculé l’instant de silence qui précède l’interprétation, des notes de piano naissent, se tressent en un corps volubile qui déploie dans le ciel de la salle une vaste frondaison aux franges retombantes. Cela créé une musique qui bat à la cadence précise de 56 pulsations à la minute. Mais très rapidement Quentin s’interrompt, troublé. En l’espace de quelques secondes les traits de son visage redeviennent détendus, déterminés. Unissant à nouveau ses doigts au clavier, il joue sans la moindre hésitation. Il joue avec une habileté et une justesse stupéfiante.
Pendant qu’il produit la musique, on se regarde… perplexe.
La musique est étrange, étrangère. Les harmonies sont déconcertantes, inhabituelles.
L’âme et les sens de cet auditoire ne sont pas en mesure d’accueillir cet insolite agencement de sons. Cette musique leur est tout bonnement inintelligible.
On est dérouté. Désappointé. Déçu.
Et pourtant!…
Pourtant Quentin joue avec une précision extrême. Il interprète avec la plus grande fidélité le friselis bleuté des doigts qui tant de fois ont produit l’extase de la Berceuse.
Il l’exécute à l’identique.
A l’identique
en miroir.







































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