Un six août à Fontbelle

Date 31-08-2016 12:40:00 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Cela fait plus de trois heures que ses pieds sont passés de la couche garni de feuilles de frêne, au plancher de mélèze de son vieux chalet. Trois heures qu’il est sorti par un « j’y vais ! » donné à Giovanna.
Depuis plus de trois heures, ses pieds ont bougé aux cadences rudes et mesurées de ses tâches paysannes.
Le voilà assis à l’ombre d’un bouquet de trembles. Il sent le ruissellement du vent dans les feuillages atteindre son visage, ses bras.
Il sent ce ruissellement d’air parcourir, désaltérer sa peau asséchée par les travaux de l’été.
Ce matin-là, les yeux fermés pour bien retenir ces sensations, il voue pour la première fois de la gratitude au vent, à l’ombre.
A la besace posée contre la souche d’épicéa sur laquelle il est assis, il prend un saucisson entamé par la pause matinale du jour d’avant.
En tirant sur le bord entaillé de la peau il voit tourner la rondelle pincée en son axe par les extrémités de son index et de son pouce. Il n’y avait jamais vraiment prêté attention.
Il voit s’étirer la bandelette de peau comme un courant d’eau sur la roue du moulin et cela modèle à sa bouche un vague sourire. À la terminaison de son geste, la main du couteau cède le bout de peau au happement étouffé des mâchoires de son chien.
Son regard reprend un instant la tête effilée du Mourinou puis descend par son arête ouest. Il s’arrête à un picot anodin qui en perce le cours régulier. Retaillé par la lumière transverse du soleil, cet infime hoquet de magma est devenu une somptueuse pyramide de roche, aux lignes pures et aux proportions équilibrées.
Cette impression de découvrir de la sorte un élément familier de son environnement, lui rappelle l’instant où, à travers des carreaux poussiéreux, il avait observé son père à l’établi. Celui-ci patiemment scarifiait une planchette de bois brut. Il remarqua alors le plissement de ses yeux usés et sa langue tirée en coin de bouche…
il remarqua cette escorte de mimiques, pourtant coutumières, qui servait à donner plus de précision à ses gestes.

Ce matin-là, plus de trois heures après son entrée dans le jour, il a un sentiment nouveau. Un profond sentiment d’appartenance. D’appartenance au « tout ».
Cela ne le porte aucunement aux représentations que l’église s’efforce de soumettre… Nulle image, nulle pensée, nul discours, jamais côtoyés, n’investissent cet état d’être. Il vit simplement cet instant dans la pureté du sans-nom.

C’est bien plus tard, vers l’heure du repas, qu’il se lève et qu’il retourne à travers un pan d’alpage au chalet.

Depuis trois étés Giovanna accompagnait par delà la frontière, son père veuf, faucheur saisonnier. Et puis, un nœud de sentiments pudiques avec le fils du fermier en avait fait la femme de la maison.

Tandis qu’elle vient de déposer devant lui une assiette garnie d’une fricassée de lapin, il se lève et se place en face d’elle. Leurs corps sont séparés par un espace ténu et dense. Dense du lacis de leurs émois.
Depuis dix mois qu’elle vit avec lui, sa matrice est resté un nid vide. Pourtant ils se sont accouplés autant que peuvent le faire deux jeunes cœurs vigoureux.
Elle ne lui a cependant jamais offert la totale nudité de son corps.
Elle ne s’est jamais dévêtue devant lui. Avant de se coucher elle n’enfile sa chemise de nuit qu’à la faveur de l’obscurité. Et même au cœur de leurs ébats intimes, elle conserve le vêtement qu’il doit alors trousser.
Il incline sa tête vers l’épaule de Giovanna et sans la toucher, les bras ballants, il respire longuement son cou. Cette odeur lui est aussi puissamment capiteuse que réconfortante. Par-delà le désir de pénétrer son corps il sent en lui le mouvement diffus d’une vague qui brasse félicité et soupirs… Les soupirs exhalés d’une tristesse enfouie qui se commue en bonheur. Le bonheur de l’entière communion.
Il la regarde à présent. Ses yeux attendent les yeux de Giovanna. Elle ne comprend pas vraiment ce qu’il fait, ce qu’il recherche, mais elle est en confiance.
Quand leurs regards se trouvent, elle lit la pureté d’une tendresse enfin libérée.
Elle fait un pas en arrière, puis, comme dans les craquements de bois de la maison lorsque la besogne est suspendue à la patère de la nuit; comme quand elle va pour s’abandonner aux caresses de sa brosse, elle défait ses longs cheveux lourds.
Elle baisse la tête, ils tombent comme un rideau, un rideau qui occulte et clôt ses prudes réticences.
Les pieds dans la flaque de ses habits, elle donne ce qu’elle n’a jamais donné à voir … la face cachée de sa féminité.
Son corps est devenu beau à montrer.
Pour la première fois, son dieu ne la juge pas. Elle ne se juge pas!
Il vient à elle, et, restant debout, assemble son corps au sien. Il saisit le creux du genou de Giovanna, le fait plier plus haut.
Il vient en elle, puis il fait ce qu’il n’a jamais fait en l’aimant, il l’embrasse.
Il l’embrasse loin après leur jouissance.

Dans la poursuite de ce jour premier, transcendant, ils sont assis côte à côte sur la souche de l’épicéa.
Au signet du torrent, les flancs ouverts des montagnes qui se font face se rejoignent. Plus bas contre le torrent, du ressaut qui fait choir et disparaître le sentier, émerge une silhouette.
Au cours du sentier, la silhouette s’agrandit puis elle s’arrête et leur adresse un signe court. C’est le garde champêtre de Valcros. Il tire de sa poche un long mouchoir qu’il rassemble en chiffon dans une main, et s’éponge nuque et front.
C’est le garde champêtre de Valcros, le bourg dissimulé à dix sept lieues en contrebas, dans l’évasement du torrent.
Il est venu jusqu’ici pour lui annoncer l’ordre de mobilisation et lui remettre sa feuille de route.
A Fontbelle on ne savait même pas que le pays était entré en guerre.






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