Déformation (défi du 26/11/2016)

Date 30-11-2016 15:11:18 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Déformation
Comme un ordinateur, les assistantes sociales ont besoin de mises à jour. Même si aucun message d’erreur d’apparaît dans leur cerveau, elles ressentent le besoin de suivre des formations, histoire de rester à la page mais surtout de vérifier si l’herbe est plus verte ailleurs. Elle avait choisi un sujet qui l'intéressait mais la formation a été annulée en raison de la défection du formateur. Alors elle a hérité de celle de sa collègue qui a été transférée dans un autre service. Mais le sujet est loin de la passionner. C'est un peu comme devoir manger l'assiette de quelqu'un d'autre car la sienne a disparu.

Lucie doit donc se rendre aujourd’hui à une conférence dans une ville du fin fond de la Belgique. Il est plus aisé d’y parvenir en voiture de fonction. En effet, le CPAS possède des véhicules jaune vif avec un énorme logo bleu électrique. Tout employé qui l’utilise devient homme-sandwich à son insu, vantant les services offerts par son centre à la population locale, gracieusement ou non. Ce n’est pas que ces couleurs fassent honte à Lucie mais, sans permis en bonne et due forme, l’opération est risquée. Même si elle trouve subjectivement que sa conduite frôle la perfection, il lui serait difficile d’opposer cet argument à tout policier souhaitant la contrôler. L’autostop comportant tout de même de nombreux risques dont celui de ne jamais arriver à destination, Lucie opte pour le voyage en train.

Départ à six heures trente pour envisager d’être présente dès le début de la formation prévue à neuf heures. La gare est déjà bondée. Le ticket en poche, Lucie se lance à corps perdu dans la quête de son train qui menace de quitter la gare. De grands signes au chef de train qui jette un dernier regard aux alentours, un bond dans le wagon de queue et les portes se referment quasi sur son sac à dos.

Plus d’une heure de voyage prévue, Lucie ne compte pas rester debout. Telle Indiana Jones, elle part à la recherche d’un trésor : une place libre à l’heure de pointe. Elle ne semble pas la seule à convoiter l’opportunité de poser son séant sur un des sièges troués de la SNCB. Apercevant la promesse d’un repos, elle se retrouve face à face avec une femme sensiblement du même âge qu’elle. Un temps d’hésitation, une réflexion rapide et Lucie pose son sac à dos sur les quelques centimètres carré libres de la banquette rouge. Sa rivale esquisse un léger sourire en entrouvrant le manteau large non boutonné qu’elle porte, mettant en évidence un ventre proéminant, signe d’une grossesse lui octroyant par conséquent toute priorité à une place assise, ex aequo avec les personnes d’un certain âge ou plutôt d’un âge certain. Lucie reprend son sac et sa quête désespérée. Aura-t-elle un jour ce privilège de la femme enceinte ou devra-t-elle attendre que ses cheveux virent au blanc ?

En remontant vers le wagon de tête, elle croise le contrôleur qui lui réclame son ticket. Pas de réduction possible si on voyage debout ? Tant pis. Lucie continue son avancée en oscillant de la tête comme un ventilateur en pleine canicule, pour ne rater aucune opportunité. Elle finit juste par se prendre les pieds dans un sachet en plastique qui traînait. S’en suit une glissage, perte d’équilibre et paf ! Son genou part vérifier la dureté des montants des sièges. Elle ne peut réprimer un instinctif gros mot à valeur de protestation. En se massant la rotule, elle remarque qu’elle vient de se donner en spectacle aux autres voyageurs. Elle rougit et sent ses oreilles devenir brûlantes avant qu’un pardon murmuré ne sorte de sa bouche. Un garçon d’une douzaine d’années se lève et lui propose sa place car son arrêt est proche. Dans la tête de Lucie passe l’image du jeune qui cède sa place à un aîné. Avoir ce privilège à vingt-six ans, c’est inespéré.

Lucie s’installe finalement, son sac entre les jambes. Elle se trouve à côté d’un homme âgé dont les yeux mi-clos et les cernes marquées attestent d’une profonde fatigue. Face à elle, c’est une maman et sa fille de cinq ou six ans qui ne tarde pas à se plaindre auprès de sa génitrice de devoir aller soulager sa petite vessie. La dame sollicite Lucie afin de leur garder la place. Les deux parties, le train entre en gare, l’arrêt de son jeune chevalier servant, à qui elle envoie une pensée amicale. De nouveaux voyageurs font leur entrée dans le wagon. Parmi eux, un septuagénaire s’approche et pose son séant devant Lucie qui s’empresse de l’interpeller en mentionnant le caractère réservé de la place qu’il squatte. Mais celui-ci ne semble pas réagir à sa remarque. Lucie, embêtée de ne pas avoir rempli sa mission, retente de faire passer le message mais son interlocuteur l’ignore totalement, ne lui jetant même pas un regard. Elle aperçoit des appareils auditifs grevés sur les pavillons de ses oreilles au duvet gris. Peut-être ne les a-t-il pas allumés par inadvertance ou par désir de ne pas être assailli par les nombreux bruits environnants. La mère et son enfant reviennent de leur expédition du fin fond des toilettes et remarquent la présence de l’intrus. La dame jette un regard désapprobateur vers Lucie qui lui explique ses vaines tentatives pour le faire bouger. De toute façon, il a la priorité de part son aînesse. La gamine prend place sur les genoux de sa maman et le voyage se poursuit.

Lucie arrive enfin à destination. Elle a décidé de faire mentir ce préjugé tenace qui énonce que les femmes n’ont pas le sens de l’orientation. Armée de son plan de la ville, elle avance, confiante. Première à gauche, deuxième à droite… elle parvient au lieu où la formation est sensée se tenir. Mais il s’agit d’un immeuble portant une affiche « A vendre » et dont l’entrée est condamnée par des planches. Lucie vérifie le numéro de maison qui est bien le trente-huit. Vérification du nom de la rue… ce n’est pas l'Impasse du Malgrétout ! Le temps presse, Lucie met sa fierté féministe au clou et interroge un passant masculin par préférence. Face au plan, il lui explique que la gare possède deux sorties et qu’elle s’est orientée à l’opposé de sa destination. Donc, un point pour le préjugé et zéro pour Lucie à l’épreuve d’orientation !
Après avoir interpellé des autochtones aux accents divers à chaque coin de rue, Lucie atteint enfin son but avec dix minutes d’avance. Il lui faut maintenant se repérer dans un dédale de couloirs sur cinq étages. Par chance, elle croise une femme qui recherche le même local et semble connaître les lieux. En la suivant tel un fil d’Ariane, elles pénètrent dans une salle mansardée avec des tables disposées en cercle. Plusieurs personnes sont déjà installées. Il est facile de repérer celles qui se connaissent car elles sont côte à côte. Les électrons libres, quant à eux, choisissent de laisser un siège comme barrière de protection avec les « inconnus », phénomène connu sous l’appellation de « bulle d’intimité ». Lucie ne déroge pas à cet instinct.

Le formateur fait une entrée magistrale en clamant un franc « Bonjour » à l’adresse d’un auditoire exclusivement féminin. En effet, à l’instar du métier d’infirmière, les vocations d’assistant social sont rares chez la gente masculine. La dévotion aux autres serait un caractère typiquement féminin, se manifestant notamment dans le rôle de la femme au foyer qui se consacre à son mari et ses enfants en s’oubliant parfois elle-même.

Après un rapide aperçu du déroulement de la formation intitulée "Les droits et devoirs des époux", les participantes sont invitées à se présenter au groupe et à exprimer leurs attentes. Lucie se raidit et son cœur passe du rythme d’un slow à celui d’un rock acrobatique. Cette prise de parole en public n’était pas mentionnée. Elle était sensée s’asseoir, écouter attentivement et prendre des notes. Y a-t-il une porte de sortie ? Feindre un malaise, une extinction de voix ? Non, cela attirerait encore plus l’attention sur elle et la femme qui l’a guidée a entendu le son de sa voix fluette. Lucie doit s’y résigner. La présentation est le plus simple. Mais la motivation ! Est-ce que « sortir du train-train quotidien des gens qui viennent mouiller son bureau de larmes » est valable ? Elle opte pour une phrase-bateau : « Je souhaite améliorer ma pratique professionnelle. » Cela fait sérieux, engagé et fait gagner du temps car d’autres s’épanchent en explications interminables sur base de cas concrets dont la situation est inextricable.

Le formateur reprend ensuite les rênes et la prise de notes aux relents de souvenirs scolaires peut commencer. C’est à ce moment-là qu’une participante un peu tête en l’air remarque qu’elle a oublié de se munir d’un stylo et en quémande un auprès de ses voisines. Ces dernières incapables de l’aider, elle doit soit se résigner à mémoriser les informations soit interrompre la formateur. Elle choisit la seconde option, ce qui exaspère visiblement l’homme aux grosses lunettes. Il fouille sa vieille trousse en cuir usée et sort un stylo mordillé et qui a perdu son capuchon qu’il tend à la jeune femme. Elle le remercie d’un sourire gêné.

Une heure passe, un grincement de porte annonce l’arrivée de retardataires. Les deux assistantes sociales s’excusent en prétextant venir d’un village lointain (peut-être uniquement accessible en pirogue), s’être perdues dans l’agglomération (ce sont des femmes, on les pardonne) et ne pas avoir trouvé de place de parking facilement (elles auraient dû envisager le train). Le cours reprend jusque midi où les participantes sont invitées à prendre un repas à la cafeteria dont le plat du jour est du waterzooi. Lucie a une pensée pour les tartines au fond de son sac qui ne peuvent rivaliser avec un repas chaud complet. Le groupe se dirige donc vers le rez-de-chaussée. De grandes bouteilles de boissons diverses sont disposées sur la table. Lucie est assoiffée, même si elle n’a pas prononcé plus de deux phrases. Elle se saisit d’une bouteille de coca. En dévissant le bouchon, elle se fait littéralement douchée par le liquide qui a été un peu trop secoué. Elle referme rapidement mais le mal est fait. Son T-shirt est moucheté de taches brunes et ses mains dégoulinent de la boisson collante. Son petit cri a attiré l’attention des autres qui sourient de sa maladresse. Lucie se rend aux toilettes les plus proches pour se laver les mains. Mais pas de T-shirt de rechange. Tant pis, elle enfile son pull pour le cacher. Les toilettes sont vétustes : le fond de la cuvette est orné de calcaire jaune, la chasse n’est plus qu’un fil de métal tordu, le rouleau de papier et accroché à un morceau de ficelle, la brosse est à moitié chauve, la porte et parsemée de messages gravés à la pointe de Bic ou au cutter. Mais qui peut se munir d’un cutter ici ? Il y a les déclarations d’amour, les numéros de GSM, les petites annonces, les coups de gueule, les gros mots gratuits.

Une fois les assiettes servies, Lucie remarque qu’elle est la seule à ne pas avoir eu droit aux trois morceaux d’aubergines grillées qui lui semblent bien sympathiques. Pendant le repas, les conversations vont bon train. Lucie écoute mais sans intervenir. Cela fait du bien d’entendre que les problèmes sont identiques ailleurs et que certaines homologues ont des conditions de travail pires que les siennes tant au niveau de la charge de travail, que de l’ambiance ou même parfois du public. Elle n’a jamais dû calculer le budget d’un agriculteur comprenant la nourriture pour toute la basse-cour, les bovins, les ovins, son épouse, ses six enfants, ses parents, ses beaux-parents, etc.
L’après-midi est très studieuse. Elle est coupée par une pause où les participantes peuvent boire un café ou un thé ainsi que goûter des biscuits au parfum délicieux. Ces derniers sont dévorés goulûment en quelques minutes par l'ensemble des participantes et par le formateur. Celui-ci reprend ensuite le cours de son exposé sur le thème des droits des époux.

Son discours se met peu à peu à s'animer, à devenir très vivant. Il se lance dans un débat enflammé sur le thème de la liberté. Il harangue son public qui semble captivé, incapable de trouver un argument contraire à ses convictions. Il prône le choix de la nudité comme un mode de vie obligatoire au sein des couples. Et toutes les assistantes sociales acquiescent d'une seule voix. Comme leur formateur, devenu leur maître à penser, se met à se déshabiller, elles font toutes de même. Et lorsqu'il sort dans la rue, elles le suivent comme un troupeau de brebis obéissantes. Le groupe se met à beugler des slogans : "Tous à poil sous les étoiles", "Nudité, liberté", "Les vêtements, pas le bon plan".
Ce sont les voisins qui, d'abord effarés, puis émoustillés, appellent la police. Le groupe est très énervé et il est impossible de leur faire entendre raison. Ils finissent tous dans le combi. Après quelques heures passées en cellule, leurs vêtements leur sont rendus. Une prise de sang révèle la présence d'une substance hallucinogène. Lucie pense de suite aux biscuits, trop délicieux pour être honnêtes. Chacun est finalement libéré.

Elle a juste le temps d'attraper le dernier train. En parcourant ses notes, elle constate que la dernière page est constellée de dessins psychédéliques : des Adam et Eve bien en chair, des squelettes en tenue de sport, des sexes masculins en érection… Elle referme vite son cahier, de peur que des yeux curieux les découvrent. Formation, déformation, il n'y a qu'un pas…

Le lendemain, de retour au boulot, la chef de service tient ostensiblement le journal du jour avec un article illustré par la photo du groupe de la formation en pleine manifestation, Lucie clairement reconnaissable en première ligne. Elle l'interroge :

" Tu peux m'expliquer ?"




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