Les yeux dans le ciel

Date 14-01-2017 11:23:38 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Les yeux dans le ciel


Je marchais le long de la Seine, au petit matin dominical. Mon cerveau embrumé par les abus de la soirée précédente commençait à reprendre ses droits. Jamais Paris ne m’avait semblée aussi belle et laide à la fois. Peut-être était-il temps de changer d’air, de donner un autre sens à ma vie. Le quai ne subissait pas encore les assauts des marathoniens du dimanche, des peintres naturalistes ou des romantiques en fin de cycle. Même les clochards, d’ordinaire pléthoriques en ce début d’été, avaient déserté les lieux. J’étais seul dans la ville, au bord d’un fleuve étincelant aux premiers rayons de soleil, tel le dernier être humain sur la Terre après une apocalypse nette et sans bavure. J’imaginais le tableau : un grand gaillard en smoking, un peu débraillé, les cheveux en bataille, pas rasé, marchant lentement dans une capitale désertée, en plein début d’une prometteuse matinée estivale, et longeant un cours d’eau tant chanté par les poètes maudits de la France éternelle. Je voyais déjà la photo dans un magazine branché, du genre hebdomadaire parisien pour intellectuels à lunettes et penseurs à mèche longue, mes camarades du samedi soir. Un comble.

Mes pensées passèrent au mode caméscope. Je revis des images accélérées de la veille. Une belle femme blonde m’ouvrant la porte, de la musique dansante, des coupes de champagne et des petits fours à gogo, tout s’enchainait dans un tourbillon pictural entre hyper-réalisme et pop’art. Le son mélangea les notes cuivrées et les concepts de salon, comme si James Brown et son orchestre s’étaient invités à la Quinzaine Littéraire en plein Quartier Latin au milieu des années soixante. Je tendis l’oreille pour mieux entendre les discussions. Rien n’y fit. Seuls des pépiements d’oiseaux, des caquetages stridents et des rires saccadés transperçaient le maelstrom sonore de mes souvenirs. Je ne me rappelais plus pourquoi j’étais venu à cette fameuse soirée. Une contrainte professionnelle devait probablement expliquer ma présence dans cet immense appartement, au milieu de producteurs de télévision, de journalistes spécialisés dans les étranges petites lucarnes, d’acteurs fatigués par des années de seconde division culturelle et surtout de pique-assiettes en tous genres. Ce bestiaire insolite pour le commun des mortels faisait partie de mon univers, celui des conseillers en communication, des éminences grises des stars de la société française. Mon existence tournait autour de ces sphères gonflées à l’hélium érigées en modèles par des médias complaisants et des publicitaires avides. Je ne valais pas mieux, à aider les étoiles d’un jour ou d’hier à rester dans la lumière, à épater les foules, à vendre leur cul pour une marque de lessive ou leur groin au nom d’un modèle d’automobile familiale. Ce cirque me rapportait beaucoup d’argent, sans trop me fatiguer.

Mon cerveau passa en mode analyse. Je me dédoublai, avec en face de moi une version adolescente de ma personne, celui que j’avais été dans mes jeunes années, au temps des amours et des illusions.
— Peux-tu te regarder dans le miroir chaque matin ?
— De moins en moins.
— Comment as-tu pu trahir mes idéaux ?
— La réalité m’a rattrapé.
— Te souviens-tu au moins des belles idées de ta jeunesse ?
— Oui.

Je n’aimais pas vraiment cette phase, propre à la descente d’acide ou à la gueule de bois. Selon la nature des abus précédents, elle pouvait s’avérer puissante, au-delà de ma mauvaise foi et de mes certitudes érigées en muraille contre mes restes de scrupules. Sa pire manifestation s’appelait « Les Yeux Dans Le Ciel ». Ce nom sonnait un peu comme une chanson de rock psychédélique, entre Jimi Hendrix et Pink Floyd version Syd Barrett. Elle me tombait dessus sans s’annoncer, en une sorte de crise mystique où la théorie du chaos se mélangeait avec la religion et la philosophie, sous l’égide d’un prétendu Grand Ordonnateur noyé quelque part dans les nuages, invisible pour tout le monde sauf moi évidemment. Je ne pouvais rien contre lui tellement il me battait en rhétorique, en dialectique, dans toutes les disciplines de la joute verbale et argumentée. Comme je le craignais, Les Yeux Dans Le Ciel prirent le relais de mon alter-ego juvénile. Je sentis venir une bataille plus serrée que d’habitude. Mon corps frissonna. Je levai la tête pour fixer les cieux, à la recherche de mon contradicteur, dans une vaine tentative de l’impressionner.
— De quoi rêvais-tu à seize ans ?
— A la Madelon et à ses jupons.
— Tu connais l’issue de nos batailles quand tu commences de la sorte, dans la grivoiserie et la chanson paillarde ? Je ne te vois pas prendre un tel risque aujourd’hui.
— Peut-être ai-je envie d’en finir une bonne fois pour toutes avec toi. Terminer en beauté, tel le pitre ou le fou du roi, me convient plutôt bien vu mon métier.
— Sois plus clair, je t’en prie. Où est le beau dans ce comportement de soudard ? La guerre est-elle belle ? Combattons-nous l’un contre l’autre ?
— Que de questions, mon cher Hamlet !
— Je peux les poser avec ton crâne dans ma main, si tu le souhaites. C’est très douloureux mais bénéfique en général. Tu devrais t’en souvenir.

Je m’aventurais dans un territoire dangereux. La dernière fois, quand j’avais osé défier Les Yeux Dans Le Ciel en jouant la carte de la gaudriole, mes neurones étaient devenus des derviches tourneurs, mon cerveau avait laissé place à un orage magnétique et j’avais fini ma journée aux urgences psychiatriques. Je décidai alors de capituler, de revenir à des échanges plus classiques.
— Mes rêves étaient parfumés. Je voyais l’Univers en fleurs.
— Tu étais un poète. Qu’est-il arrivé ? Et ne me sors pas ton couplet sur la réalité. Je le connais par cœur. Chacun est responsable de ses actes, de ses choix, de son passé. Il n’y a pas de laisser-passer ou de passe-droit à la fin, quand on affronte ses souvenirs.
— J’ai essayé de rester pur. J’ai aimé de belles jeunes filles, manifesté dans les rues pour de grandes causes, chanté des slogans pacifistes, voté pour des leaders progressistes, donné de l’argent à des organisations caritatives, j’en passe et des meilleures.
— Que sont devenues tes amoureuses ? Tu ne t’es pas marié, tu n’as pas d’enfants.
— Elles sont passées à autre chose, sans moi, avec un gars plus responsable et moins enclin à se regarder parler ou danser ou tordre du croupion à l’horizontale.
— Et les marches pour la paix et la justice ?
— J’ai arrêté de marcher. Je ne chante plus. Je me contente de voter pour des gras du bide à la rose fanée et donner de l’argent à des associations.
— Tu as baissé les bras.
— Non. J’ai grandi. J’ai compris comment fonctionnaient les gens, attachés à leur petit quotidien, pendus au qu’en dira-t-on et nourris au ça-me-suffit. Terminer dans cette masse sans saveur ni valeurs ne me convenait pas. Je ne voulais pas voir mes rêves fleuris atterrir dans un pavillon boueux peuplé par des nains de jardin.

Pour la première fois, j’assistai à une esquive de mon contradicteur Les Yeux Dans le Ciel. Il changea de cible, d’argument, passant de l’individu, en l’occurrence moi, à la communauté des humains.
— Comment finirait le monde si tout le monde pensait et agissait comme toi ?
— Ce serait une orgie géante, avec drogues à volonté, sexe à tous les étages, mouvements de fesses et cris de plaisir. Plus personne ne penserait à tuer son voisin pour lui piquer sa femme, coloniser sa maison ou boire ses grands crus de Bourgogne.
— L’homo sapiens régresserait, redeviendrait un animal.
— Il l’est déjà. Un carnivore. Un anthropophage. Au lieu de pratiquer la chasse en meute, il s’adonne au génocide, à l’extermination de masse. En lieu et place de crocs et de griffes, il utilise la manipulation, les croyances religieuses et la peur de la mort pour asservir et bouffer ses victimes. Il ne mange pas les entrailles, contrairement aux loups ou aux autres bêtes féroces. Son truc, c’est dévorer de la cervelle, grignoter du neurone.

Le pire dans l’histoire, c’était que je croyais fermement en mes arguments. Des années de déni m’avaient forgé une mauvaise foi en béton armé. Les discours bien pensants, les balivernes de psychothérapeutes ou les reproches de dames patronnesses glissaient sur ma conscience sans jamais en accrocher ne serait-ce qu’une molécule. Je n’avais aucune excuse. Certains auraient pu invoquer une enfance malheureuse, une vie dans une guerre perpétuelle ou la désertion de Dieu. Pas moi.
— A quoi sert la société, alors ?
— A s’élever. En théorie. Dans les faits, Rousseau l’a joliment argumenté lors de son discours de Dijon, elle formalise les inégalités entre les hommes. Les rusés, les malins et les avides utilisent les peureux et les lâches pour parquer les naïfs, les cultiver en batterie comme de vulgaires poulets.
— Tu deviens philosophe ? Le nihiliste, le jouisseur, l’adepte du « terminons dans une belle overdose » s’est muté en penseur ?
— Penser, c’est tout ce qui me reste de ma jeunesse, de mes idéaux.
— Tu l’utilises bien mal.

« Merde, il m’a eu le bougre ! » s’afficha en quatre par trois dans mon cortex cérébral. Il avait retourné la situation, transformé le contournement en attaque frontale. Je ne pouvais nier son affirmation. Oui, j’étais né avec de l’or dans les mains comparés à beaucoup de mes voisins de maternité, de mes camarades de crèche et de mes condisciples au lycée. Quand je pensais au gros Raymond, un bas du front avec qui je jouais aux billes en primaire, je me savais chanceux. Lui, il avait suivi le troupeau, continué à se gratter le nez collé au radiateur au fond de la classe. Son échec scolaire n’avait étonné personne. Le système lui avait alors trouvé une fonction, celle de couper de la viande, de cuire des aliments, pour fournir des centaines d’estomac conditionnés par de belles publicités sur la gastronomie française. Raymond le besogneux, le bedonnant de service, était devenu un monsieur, un chef presque étoilé. Il avait épousé une fonctionnaire, pondu trois enfants, émigré dans la banlieue ouest au milieu des cadres supérieurs et des aristocrates, connaissant l’apogée d’une vie consumériste. Malheureusement, le mirage avait explosé en cauchemar : Madame avait quitté son ventru de mari pour un collègue mieux élevé et rasé de frais, emmenant avec elle sa descendance, les meubles en kit et le chat siamois. Raymond le cuisinier de prestige avait progressivement sombré du mauvais côté de la palissade sociale, confondant rapports sociaux avec éthylisme, pratiquant l’onanisme à grand renfort de technologie et de sites Internet. Il était plus proche de la cirrhose du foie conjuguée à un cancer des testicules, que de la première fourchette dans un guide touristique ou une revue culinaire. Les laborieux comme Raymond n’avaient pas besoin de controverse avec Les Yeux Dans Le Ciel.

Ma fierté, moteur de mes choix passés et futurs, court-circuita ma raison. Plus rien ne servait à lutter contre Les Yeux Dans le Ciel. J’étais bel et bien échec et mat. La seule et unique façon de s’en sortir ressemblait à un seppuku. Voir mes intestins s’étaler sur le bitume parisien ne m’enchantait pourtant guère. Je décidai d’une alternative, à peine plus élégante mais radicale contre le mal de tête, la gueule de bois et la descente d’acide. Mes pieds obéirent à mes cellules grises, dirigeant le reste de mon corps vers le bord de la Seine. Je regardai les nuages une dernière fois, une sorte de provocation ultime à mon contradicteur, avant de plonger la tête la première dans l’eau froide et polluée du fleuve parisien. « Avec un peu de chance, les pompiers me sauveront la mise » sonna dans mes oreilles en guise d’incantation funéraire.




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