Eden

Date 08-10-2017 11:00:53 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Éden

Journal de bord de la navigatrice Irina Oneguine.
Initialisation.
Date : un jour après l’exode.

Nous sommes douze colons à bord de l’EDEN. Triés sur le volet, nous formons six couples à l’objectif simple : donner une nouvelle chance à l’espèce humaine, dans le système Gliese370.

Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Je me le demande parfois. Nous avons réussi à envoyer des missions habitées au-delà de Neptune, à plonger au plus profond de la Terre, à vaincre les pandémies. Pourtant, malgré ces victoires technologiques, nous avons épuisé notre planète mère. Est-ce l’appât du gain, l’inconscience, un suicide collectif ? Ou juste de la bêtise ?

Notre voyage va durer une cinquantaine d’année, grâce à la méthode du transit temporel, une astucieuse manière de profiter des ondes gravitationnelles et de l’énergie noire. Gliese370 n’est qu’à trente-six années-lumière de nous. Dans environ quinze mois, nous pourrons entrer dans la seconde phase du voyage, le pilotage automatique du vaisseau et tout son équipage plongé dans un long sommeil artificiel. J’ai hâte de découvrir ce nouveau monde.


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Journal de bord de la navigatrice Irina Oneguine.
Nouvelle entrée.
Date : deux jours après l’exode.

Enfin, je rencontre mon compagnon, ainsi que les autres couples. Je ne comprends pas pourquoi nous avons été tenus à l’écart si longtemps. Les psychologues disent que c’est pour notre bien, que nous avons été sélectionnés sur la base de critères incontestables, que nous allons bien nous entendre. Je ne doute pas un instant de leur probité, mais je les trouve un brin optimistes. Nous verrons bien.

Il s’appelle Brett Fitzgerald. C’est un sociologue. Sur le vaisseau EDEN, il n’a pas de réelle fonction spécifique. Il va passer son temps à compiler des données historiques, à les triturer dans tous les sens, afin de les utiliser, une fois la colonisation démarrée. Contrairement à moi, il n’a pas d’influence sur la bonne conduite du vol. Je ne le connais pas encore vraiment, mais mon petit doigt me dit que c’est mieux ainsi.

Les autres couples sont tout autant disparates que Brett et moi. Visiblement, ils ont associé des femmes et des hommes venus d’horizons et de cultures différents. Les seuls critères communs sont le niveau d’études, la classe sociale d’origine, et la race. Nous sommes tous de bons Occidentaux à dents blanches, issus des meilleures familles et des plus prestigieuses universités, des chrétiens patentés au pedigree génétique irréprochable. Ma mère n’aurait pas rêvé mieux comme rallye de fin d’année ou bal de promotion.

Brett est beau garçon, j’en conviens. C’est le Californien typique : grand, blond aux yeux bleus, taillé par le football universitaire et le surf. Toutes les premières communiantes de Berkeley ont dû baver devant lui, pendant ses dix années d’études. Il me rappelle Youri, le play-boy de la faculté de sciences de Saint Pétersbourg, celui qui m’a couru derrière pendant des mois avant d’obtenir son premier baiser. Un gars orienté objectif.


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Journal de bord de la navigatrice Irina Oneguine.
Nouvelle entrée.
Date : trois jours après l’exode.

L’équipage se retrouve lors des trois repas quotidiens, planifiés selon un rythme propre à la journée terrestre, pour conserver les repères de notre ancien monde. Encore une trouvaille des psychologues. Nous ne sommes que quatre personnes chargées de mener à bien le vol. Pietro, un Italien de Modène, est le pilote principal. Il s’appuie sur son copilote, Meredith, une Néo-Zélandaise d’Auckland, pour valider les choix de notre Intelligence Artificielle embarquée, prénommée SISTER, la seule entité à rester active durant les cinquante années de notre périple intersidéral. SISTER est notre mère. Elle veille à notre survie, pendant la phase de veille et après, quand nous serons en stase profonde, à rêver de colchiques dans les prés. La quatrième personne est Bastien, un Français de Cherbourg, médecin de son état. Il est censé guérir nos petits bobos corporels, nos états d’âme passagers, toutes les scories du voyage spatial quand de fragiles êtres humains se retrouvent entassés dans une boite de conserve géante. Pour ma part, je m’assure des décisions de SISTER en matière de navigation, du bon usage des ondes gravitationnelles et autres singularités cosmiques qui, tel le vent dans les voiles des caravelles d’antan, permettent à EDEN de parcourir à pleine vitesse des distances astronomiques. Gliese370 n’est pas la porte à côté.


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Journal des événements de SISTER
Salle des repas
Enregistrement 512/7
Date : soixante-deux jours après l’exode

Brett : je ne vois pas pourquoi nous ne pouvons pas avoir de rapports sexuels avec nos compagnes, Bastien. Nous sommes supposés ensemencer Gliese370, non ? Alors, pourquoi attendre cinquante ans ?
Bastien : tu es lourd, Brett. Je te l’ai déjà expliqué cent fois. On ne peut se permettre une grossesse impromptue. Elle serait incompatible avec la phase de stase.
Brett : et la contraception, à quoi ça sert, d’après toi ? Nos ancêtres mettaient des bouts de plastique au bout de leur engin, et ça fonctionnait.
Meredith : visiblement, tes parents ont oublié d’en mettre un.
Irina : c’est sûr qu’ils ne l’ont pas adopté ; ce serait de la négligence.
Brett : je sens que notre couple va fonctionner, Irina.
Irina : j’ai déjà mal à la tête.
Meredith : moi aussi.
Dieter : dis-donc, Meredith, ne me mets pas dans le même sac que cet abruti de Brett !
Brett : est-ce que les bonnes femmes vont prendre le pouvoir sur ce vaisseau ? On va où, là ? Chez les Amazones ?
Irina : tu as choisi la sociologie parce qu’ils t’avaient recalé en histoire, Brett ?
Bastien : je vais te prescrire des petites pilules grises, Brett. Elles vont calmer tes ardeurs.


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Journal de bord de la navigatrice Irina Oneguine.
Nouvelle entrée.
Date : cent quatre-vingt six jours après l’exode.

Brett n’est pas le seul à s’impatienter. Lui, son dada c’est le sexe. Il devait se croire dans un de ces clubs pour riches Américains où l’orgie est de mise et la morale de côté. Je ne sais pas comment il a été sélectionné, même si Pietro m’a fait comprendre que certains avaient bénéficié de passe-droit durant le programme, et que j’étais l’heureuse élue du décadent de l’année. Dieter montre également des signes de faiblesse. Je suppose que Meredith respecte le programme, pas forcément à la lettre, car il ne raisonne pas avec son bas-ventre. Le hic, c’est qu’il s’ennuie, tournant en rond comme un tigre en cage. Je pensais qu’en bon économiste, aligner les chiffres en colonnes et les rapprocher des montants en lignes suffirait à son bonheur. Visiblement, il aspire à plus de divertissements, le genre décliné en chopes de bières dans une taverne bondée de sa Munich natale. Gliese370 va lui sembler bien spartiate.

Pietro n’a pas ce problème. Je me suis occupée de lui, sans que sa légitime, l’ennuyeuse Canadienne, répondant au doux prénom de Jacqueline, ne se doute de rien. De toutes manières, je crois que la Jacqueline n’est pas branchée sur la chose, du moins pas avec les hommes. Elle passe un peu trop de temps avec l’Espagnole Isabella, à feuilleter des ouvrages anciens aux allures d’estampes japonaises. Meredith me dit que je suis mauvaise langue, que je vois le mal partout, que nous sommes la crème de l’espèce humaine, le futur des bipèdes, une élite sans défaut. Elle me fait bien rire. Encore une autruche, la tête bien plantée dans le sable. On dirait ma mère.


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Journal des événements de SISTER
Salle des machines
Enregistrement 10523/8
Date : deux cent trente jours après l’exode

Irina : Brett commence à se douter, Pietro. Il va falloir ralentir la cadence.
Pietro : Brett est un abruti de cocu. Bastien va lui refiler une de ses pilules magiques. Il rejoindra Alice au Pays des Merveilles. Comme Dieter.
Irina : on est en train de fabriquer une colonie de junkies.
Pietro : parle pour eux.
Irina : nous, on est drogué au sexe, à l’interdit. Jacqueline et Isabella aussi. Meredith couche avec Bastien, tu le savais ?
Pietro : oui.
Irina : qu’allons-nous devenir ?
Pietro : ce que nous sommes déjà. Des êtres humains, submergés par leurs émotions.
Irina : je ne parle pas de ça, Pietro. Que va-t-il se passer, une fois la colonie installée sur une planète habitable de Gliese370 ? Moi, avec ce débile de Brett, toi avec ta Jacqueline ?
Pietro : je parlerai à Brett. Il comprendra.
Irina : je ne crois pas. Je suis sa propriété, la grande Russe achetée à prix d’or pour parader sur une nouvelle planète, devant les colons descendus des étages inférieurs du May Flower.


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Journal de bord de la navigatrice Irina Oneguine.
Nouvelle entrée.
Date : trois cent soixante-six jours après l’exode.

Il fallait s’en douter. Brett nous a percés à jour, Pietro et moi. Dans son délire, il a usé du mélodrame, en plein anniversaire de l’envol d’EDEN. Il en a profité pour mouiller Dieter et lui révéler les infidélités de Meredith avec son médecin français. Nous avons dû séparer les deux protagonistes de ce vaudeville spatial, dans une stupide bataille pour l’honneur, une ode à la testostérone. Je suis allée vomir à l’infirmerie, en remerciant le Seigneur, le Premier Secrétaire et les psychologues du programme d’avoir banni la chambre commune pour les couples désignés d’office, avant l’arrivée sur Gliese370. Brett me dégoute, et ce depuis la première semaine, avec ses regards insistants, ses allusions à la vie maritale et ses devoirs, son allure de cow-boy déguisé en surfeur.

Je n’ai plus le cœur à naviguer. Parfois, je me retiens de lancer EDEN contre une étoile à neutrons, histoire de provoquer le destin, de laisser Dieu finalement jouer aux dés et refondre les couples de survivants. Seulement, je sais que SISTER ne me laissera pas faire, trop sage, trop inhumaine, loin des émotions et des montées de larmes. Elle me rappelle ma mère, une logique Moscovite pour qui le Parti avait toujours raison. Je dois faire avec.


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Journal de bord de la navigatrice Irina Oneguine.
Nouvelle entrée.
Date : trois cent quatre-vingt-dix-neuf jours après l’exode.

Bastien vient de l’annoncer. Brett et Dieter sont officiellement décédés. Personne ne semble les regretter, comme si une sorte de sélection naturelle, un processus darwinien, s’était déroulée dans notre vaisseau spatial. A deux mois de notre mise en sommeil prolongé, l’ordre a repris le dessus. Les couples vont se reformer. Jacqueline et Isabella. Meredith et Bastien. Irina et Pietro. Les leaders en premier. Les autres ont compris que sans nous, ils n’arriveraient pas à destination, malgré l’Intelligence Artificielle SISTER et le plan bien huilé des psychologues du programme. La promise de Bastien commence déjà à fricoter avec l’ex d’Isabella. On avance. L’humanité est en route pour recommencer, sur les mêmes bases, shakespeariennes et pathétiques, où l’amour se transforme en nuage de mort, sous des orages de jalousie et de traitrises en tous genres.

Je ne suis pas innocente, même si j’ai refusé de jouer un rôle actif dans le tout premier crime de la future colonie. Bastien et Pietro ont orchestré la pièce de ce théâtre gothique, devant un public aveugle, une assistance sourde au drame qui se jouait. Je sais que mes enfants, et ceux de Meredith, naitront avec un héritage criminel, fruits d’une union sanctifiée sur un autel sombre. J’en éprouve de la honte mais ne veut pas mourir passive comme ma mère, une Russe authentique qui croyait à la justice socialiste et à la morale collective. Nous étions douze apôtres de la nouvelle Terre. Nous sommes désormais dix âmes mortes, condamnées à expier leur humanité, à des années-lumière de la planète bleue, dans une boite de conserve répondant, c’est comique, au doux nom d’EDEN.





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