Modérateur
Inscrit: 02/02/2012 21:24
De Paris
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Amour, ce jour, j’ai manqué de papier…
Laura ajusta sa jupe afin de se donner un minimum de contenance avant d’entrer l’air conquérant dans la salle de réunion. Elle savait par avance que Big boss lui donnerait - comme d’habitude - le dossier le plus merdique et qu’elle serait l’objet de bien des quolibets de la part de ses collègues… « Reste professionnelle ». Se rappela-t-elle à elle-même.
« Bon, les p’tits louloutes ! J’espère que les vacances vous ont bien reposés ! » Attaqua Vanderbill, le patron, en guise de préambule. « Moi j’ai pas chômé pour vous décrocher les meilleurs contrats du moment. Je vous ai envoyé par mail le nom des produits vendredi soir, histoire de stimuler vos cerveaux atrophiés par de trop longues semaines de congés payés ! »
Bernadette et Maria-Mercedes hochèrent la tête comme des bons élèves et Horacio resta flegmatiquement accoudé à son fauteuil, dans la même posture que celle adoptée lors de son entrée dans la salle. Laura ne put s’empêcher de penser pour la énième fois que ce mec transpirait la paresse intellectuelle et qu’il était bien trop payé pour le peu de jus de cervelle qu’il produisait sur chaque campagne de pub.
« Allez ! C’est le grand rituel ! Je vais distribuer les dossiers ! » Lança Vanderbill d’un ton exagérément enjoué.
« Pour le camembert Beaubébert. Je te vois toi, Bernadette ! Tu es très douée pour anoblir le dernier des produits industriels. Je te jure que depuis que tu nous as fait ce super spot sur le Cantabridou, j’ai vraiment l’impression que ce fromage pour hôpitaux hume bon le terroir profond ! Donc tu nous ponds exactement la même chose : des enfants qui courent dans la cambrousse avec de vieilles bottes en caoutchouc, une ferme bien rurale, des poules, des vaches et une généreuse tartine de Beaubébert… » Bernadette hocha la tête en prenant des notes.
- Je pense rajouter une paysanne un peu rude et quelques montagnes en arrière plan, pour suggérer que Beaubébert est un fromage de caractère…
- Exceeeeeeeellllllent ! « Beaubébert : fromage de caractère ! » En plus on a le slogan. Oui, magggnifique ! Bien joué, Bernadette ! Le client va a-do-rer !
Laura soupira. Cette histoire de fromage mille fois réchauffée, c’était vraiment la mort du métier de publicitaire… « Maria-Mercedes, j’ai un super produit pour toi : l’agence de voyage imagin’air lance une gamme de tours operators de luxe vers l’Amérique du sud. C’est tout à fait pour toi, avec tes contacts internationaux tu vas tout déchirer ! »
Avec ses faux airs de princesse mésoaméricaine, Maria-Mercedes ne songea même pas à remercier. Qu’on lui paye des vacances à l’autre bout de la planète pour filmer trente secondes des voilages vaporeux s’agitant dans l’air du soir sur une musique sucrée et lénifiante était pour elle la chose la plus naturelle au monde… Dire qu’elle avait l’impression de faire un vrai travail…
Laura ne se donna pas la peine d’écouter l’échange qui suivit entre le patron et Horacio : comme attendu, le chouchou de la boite avait obtenu la pub hyper lucrative de la nouvelle Nolex - la montre branchée des quadras sans complexes. Horacio lança deux ou trois idées bien apathiques, en fainéant consommé qu’il était : un agent secret type James Bond, gros plan sur la nouvelle Nolex, un martini frappé, gros plan nouvelle Nolex, un casino avec une table de poker, nouvelle Nolex, une belle mystérieuse amoureuse de l’agent secret, Nolex etc…
Vanderbill fit semblant d’apprécier les idées éculées et remâchées d’Horacio mais en fait, ce dont tous n’avaient pas conscience, c’est qu’il n’en avait pas grand chose à foutre : le client voulait du luxe et du rêve et Horacio n’aurait jamais suffisamment d’imagination pour sortir des sentiers mille fois rebattus… Donc c’était parfait ! « A nous, Laura ! Jubila Big Boss en dévisageant la jeune femme. Je t’ai gardé le produit le moins facile à vendre : le papier toilette Doupopotin ! » Ricanement entendu des collègues…
Depuis cinq ans dans la boite, elle semblait abonnée à ce genre de contrat : du sopalin super résistant, un savon ultra doux pour hygiène intime, une nouvelle crème contre les verrues, du répulsif contre les cafards, un dentifrice spécial « halène fraiche », de la pâtée pour chats stérilisés… Dès que ça sentait le trivial et le quotidien le plus usuel, le contrat était pour elle. Laura n’en sortirait jamais, de cet enfer professionnel… Elle prit comme d’habitude, son sourire le plus technico-commercial. Après tout, Doupopotin allait payer ses factures des trois prochains mois…
- Oui, je m’y attendais, monsieur Vanderbill ! J’ai déjà élaboré ce week-end un petit concept sympathique qui permettra de démarquer le produit Doupopotin de ses concurrents, de le positionner comme un produit de moyenne gamme supérieure et de le dissocier dans l’esprit des clients potentiels de sa fonction première… - Je t’en prie, ma choute ! Garde le baragouin habituel pour la présentation au client et venons-en au fait ! - Très bien, patron ! J’avais pensé à une campagne essentiellement visuelle sur le net et sur des grands panneaux d’affichage. Le papier toilette Doupopotin serait présenté en gros plan avec inscrit dessus, comme sur un post-it géant, des poèmes, des messages sentimentaux, des pensées positives. Le papier toilette deviendrait un vecteur de communication, le moyen de s’expédier des missives comme lorsque les gentes dames envoyaient leur mouchoir à leur chevalier servant au temps de l’amour courtois… - Laura, il n’y a que vous pour avoir des idées aussi loufoques… Je ne sais pas… Je ne suis pas sûr que cela séduise le client. Je crois qu’il s’attend d’avantage à un message bien direct du genre : « grâce à Doupopotin, elles sont bien propres, les fesses de mon gamin ». Laura se pencha, attrapa son portable et montra la photo qu’elle avait réalisée pendant le week-end. Sur un petit morceau de papier toilette molletonné, il était écrit : « amour, ce jour j’ai manqué de papier pour dire que j’ai besoin de toi ! »
Vanderbill sembla d’abord songeur… Puis son regard s’illumina. Oui, comme toujours, Laura avait raison. Laura savait poser sur les objets du quotidien un regard tendre et poétique. Elle savait embarquer les gens dans un voyage intérieur sans même bouger de chez soi, comme lorsque l’on regarde une estampe japonaise délicatement exécutée, enivré du parfum chimérique d’un cerisier en fleur. C’était cela, Laura. - Bigre, Laura ! Je crois qu’on va vendre du Doupopotin par paquets de 12 à la Saint-Valentin ! Vanderbill partit d’un grand rire exalté et communicatif. Laura était son meilleur élément. La seule qui ait un réel talent artistique. Voilà pourquoi il allait lui confier le nouveau détergeant à récurer les casseroles « StopOgras », juste après la campagne Doupopotin…
Posté le : 08/08/2015 21:04
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