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Claudine-Alexandrine Guerin de Tencin suite 2
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Les Malheurs de l’amour


Après huit ans de silence littéraire, Mme de Tencin, devenue impotente et ne quittant plus guère son appartement, se décida à sortir quelque peu de sa réserve pour publier anonymement son troisième roman : Les Malheurs de l’amour en 1747. L’édition originale de ce roman-mémoires sentimental consiste en deux volumes in-12 de 247 et 319 pages où l’histoire enchâssée d’Eugénie – la confidente de l’héroïne Pauline – occupe les 180 pages du deuxième volume. Elle fut publiée sans privilège à Paris, même si la page de garde mentionne Amsterdam. Sous le titre apparaît une épigraphe, Insano nemo in amore sapit attribuée à Properce qui a toujours été reproduite dans les éditions suivantes. Il s’agit du vers 18, tronqué, de l’élégie XIV du deuxième livre des Élégies de Properce : Scilicet insano nemo in amore videt. Cette élégie se distingue des autres, car elle est consacrée au bonheur. Elle est suivie, à la deuxième page, d’une Épitre dédicatoire à M*** qui n’a pas toujours été reproduite dans les éditions suivantes :
" Je n’écris que pour vous. Je ne desire des succès que pour vous en faire hommage. Vous êtes l’Univers pour moi. "
Une épître dédicatoire toute similaire se trouvait déjà au début du Siège de Calais, sans qu’on n’ait jamais pu en découvrir le destinataire, si tant est qu’il existât jamais :
" C’est à vous que j’offre cet ouvrage ; à vous à qui je dois le bonheur d’aimer. J’ai le plaisir de vous rendre un hommage public, qui cependant ne sera connu que de vous."
En dessous de l’épigraphe se trouve une vignette, sans nom d’auteur, qui pourrait illustrer le vers de Properce, à savoir la suprématie en amour du cœur sur la raison. Elle représente la scène suivante : un Amour l’amour raisonnable ?, le pied appuyé sur un coffre, près d’une colonne, tient dans ses mains un parchemin qu’il tend à une jeune femme. Cette dernière semble troublée en le lisant, car elle porte une de ses mains à son visage. Derrière elle, dissimulé par un rideau, se tient un autre Amour l’amour-passion ? qui écoute attentivement ou peut-être même dirige leur conversation. Cette vignette n’a jamais été reproduite, après 1749, dans les rééditions du roman.
Le roman connut un grand succès lors de sa parution, tant est qu’il fut réédité plusieurs fois l’année même. Il fut en vogue quelque temps à Versailles. Daniel Mornet, dans son article Les Enseignements des bibliothèques privées, 1750-1780, nous apprend même qu’il fit partie jusqu’en 1760, avec les Lettres d'une Péruvienne ou les Confessions du comte de ***, des neuf romans les plus lus en France ! Cet engouement ne se cantonna pas à la France uniquement. Dès les années 1750 il fut traduit en anglais et inspira plusieurs auteurs britanniques comme Miss Frances Chamberlaine Sheridan dans ses Memoirs of Miss Sidney Bidulph, extracted from her own Journal ,1761; traduit en français par l’abbé Prévost en 1762 dont une partie de l’intrigue semble directement inspirée des Malheurs de l’amour. Jean-Rodolphe Sinner de Ballaigues l’adaptera en 1775 pour le théâtre, en conservant certaines répliques du roman. Pendant la période révolutionnaire, il connaît même une nouvelle vogue, étant très souvent réédité, et pas toujours sous son titre d’origine, mais sous celui de Louise de Valrose ou Mémoires d’une Autrichienne, traduits de l’allemand sur la troisième édition, 1789. Enfin, la troisième période de gloire des Malheurs de l’amour se situe pendant les trente premières années du XIXe siècle où l’on recense en moyenne une réédition tous les cinq ans : les post-classiques en apprécièrent le style naturel et de bon goût et la génération romantique, la mélancolie et la passion dominatrice qui caractérisent, par ailleurs, tous les romans de Mme de Tencin. Dès les années 1880, le roman sombre peu à peu dans l’oubli et ce n’est qu’à l’aube de ce siècle qu’il a été redécouvert, Desjonquères, 2001.
Ce n’est pas tant à l’intrigue assez commune, que notre roman dut ses premiers succès, mais bien à la discipline classique à laquelle s’astreignit Mme de Tencin. La critique de l’époque fut une nouvelle fois unanime à admirer les qualités littéraires de l’ouvrage, à savoir la vivacité, l’élégance et la pureté de son style et, pour le public, ce roman et les autres, passaient tout d’une voix pour des livres fort bien écrits Abbé Prévost, Le Pour et contre, 1739. Quant aux lectrices, sous le vernis classique, elles durent apprécier tout particulièrement certains épisodes très subversifs pour l’époque ainsi que les revendications féminines qui s’en dégageaient.
Le genre utilisé est le roman-mémoires qui est la forme canonique de la fiction en France entre 1728 et 1750. Issu des pseudo-mémoires du dernier quart du XVIIe siècle, il s’en distingue par le fait que le je-narrateur ne vise plus désormais à donner sa version particulière de faits historiques, mais bien à s’interroger sur lui-même, et plus particulièrement sur sa vie sentimentale qui va primer sur sa carrière politique. C’est de plus un des premiers romans bâti autour des souvenirs d’une bourgeoise. Ce changement de perspective qui vise avant tout à la découverte de l’être et finalement du bonheur est tout à fait évident dans les Malheurs de l’amour où l’analyse psychologique occupe le devant de la scène. C’est le moi qui est le centre du récit, et non plus les aventures singulières empruntées au roman baroque. La narration y est ainsi assez homogène. Mme de Tencin s’est efforcée de maîtriser le principal problème lié à la narration autodiégétique, celui de la retranscription d’événements, de discours auxquels le je n’a pas assisté, en ayant recours par deux fois au récit écrit d’un autre personnage. Ainsi, Pauline, la narratrice et rédactrice, de sa retraite à l’abbaye Saint-Antoine à Paris, rapporte à la première personne vers 1680, les malheurs qui lui sont survenus quarante ans auparavant. Tout passe par son point de vue, ce qui ne l’empêche nullement de déléguer parfois sa voix à d’autres personnages : elle cède ainsi la parole pendant une trentaine de pages à sa rivale Hypolite Tome II 151-181, en supprimant tout marqueur discursif, ou au marquis de La Valette II70-87, autrefois amant de son amie, la religieuse Eugénie. Ces deux récits, s’ils blessent un peu la vraisemblance, sont justifiés par une certaine esthétique du pathétique qui gouverne le roman, car la confession d’une mourante ou les plaintes d’un amant éconduit sont autrement émouvantes au style direct.
Si Mme de Tencin a donc été confrontée au même vertige qu’éprouvèrent tant d’écrivains de l’époque, à savoir les problèmes engendrés par le rapport fiction-réalité, elle n’en a pas fait sa préoccupation première. Le réel ne l’intéresse que dans la mesure où il est vécu par l’homme. Si son roman, à l’instar de beaucoup d’autres, se charge de réalités sociales, c’est uniquement parce qu’elles permettent de s’interroger indéfiniment sur les chances qu’elles offrent à l’accomplissement de soi ainsi que sur les antinomies de la vertu et du bonheur. Ainsi, si Les Malheurs de l’amour se veut, par son titre et sa forme empruntée au roman-mémoires d’une part, un juste équilibre entre l’imagination et l’observation de l’autre, pour obtenir du lecteur l’adhésion lucide et critique à un faux plus vrai que le vrai, ce roman permet néanmoins à l’irréalisme d’éclater en irruptions incontrôlées à la faveur d’un cliché romanesque la tentative d’enlèvement de l’héroïne, l’apparition d’un couple de jumeaux, des quiproquos qui s’ensuivent… ou même, et c’est extraordinaire, d’auto-parodies qui constituent une sorte de mise en abyme du roman; que l’on considère seulement la réplique suivante d’Eugénie à Pauline :
"Voulez-vous faire l’héroïne de roman, et vous enfermer dans un cloître, parce qu’on ne vous donne pas l’amant que vous voulez ?"
ou cette autre :
" Le cœur me dit que le Président est destiné pour mettre fin à votre roman. "
L’engouement de la narratrice pour l’auto-analyse n’est pas sans influence sur le traitement de l’espace. Il implique non seulement un resserrement spatial maximal, mais également l’observation du seul champ qui intéresse véritablement : le Moi amoureux. Ainsi, le roman, à l’instar de la plupart des romans-mémoires de l’époque, donne peu à voir : la nature extérieure, qu’elle soit campagnarde, urbaine ou exotique, tend à ne plus être qu’un simple décor. Cependant, si Mme de Tencin ne recherche pas le pittoresque, elle ne bannit point de son roman toute couleur locale. Elle est même une sorte de précurseur du décor noir qui fera florès plus tard dans le siècle, pour autant qu’il ajoute au côté pathétique d’une scène qui suit entre les deux amants. Ainsi par exemple la description suivante, qui survient peu avant la visite de Pauline au Châtelet :
"Je parvins, bien cachée dans mes coëffes, jusqu’à une chambre ou plutôt un cachot qui ne recevoit qu’une foible lumière d’une petite fenêtre très haute et grillée avec des barreaux de fer qui achevoient d’intercepter le jour. Barbasan étoit couché dans un mauvais lit, et avoit la tête tournée du côté du mur …, une chaise de paille .. composoit tous les meubles de cette affreuse demeure. "
À cette description qui semble fondée sur le souvenir de son propre séjour à la Bastille, ajoutons cette autre résultant de la sensibilité exacerbée de l’héroïne, qui lui fait porter un regard nouveau sur le monde environnant :
" J’allois porter cette nouvelle douleur la mort possible de son amant, peut-être la plus accablante de toutes, dans un bois de haute futaye qui faisoit ma promenade ordinaire. La solitude et le silence qui y régnoient, y répandoient une certaine horreur conforme à l’étât de mon âme : je m’accoutumai insensiblement à y passer les journées presque entières : mes gens m’avoient vainement représenté qu’il étoit rempli de sangliers ; qu’il pourroit m’y arriver quelque accident "
Les personnages évoluent donc dans un univers étrange, presque abstrait, se resserrant peu à peu vers les mêmes lieux clos : chambres mortuaires, sombres châteaux retirés à la campagne, abbayes isolées, champs de bataille, couvents ou forêts inquiétantes, décor qui annonce déjà les mélodrames du siècle suivant. Pour Chantal Thomas, cette représentation du monde se révèle être en définitive une métaphore amoureuse qui traduit à la perfection le conflit latent existant entre les deux amants. Car il faut bien parler de conflit, leur rencontre étant à l’origine d’une lutte à mort à la fois contre ses propres défauts, contre soi-même -tous mes sentimens sont contraints, je n’ose ni me permettre de haïr, ni me permettre d’aimer confie Mlle d’Essei- et contre le partenaire amoureux. La souffrance même, calculée dans ses effets sur l’autre, devient une arme :
" Le comte de Blanchefort est mon mari ; la raison, et peut-être encore plus le dépit dont j’étois animée contre vous, m’ont déterminée à lui donner ma main. "
C’est donc bien cette lutte, nécessaire au triomphe de l’amour véritable, qu’évoquent les différents lieux oppressants du roman et qui lui confèrent ce ton soutenu d’abstraction; le métaphorique y primant toujours sur le littéral. Et c’est sur cette lutte, ou plutôt sur cette série de cas sentimentaux extrêmes, reliés par une intrigue commune, que Mme de Tencin a porté tous ses efforts. Elle les résout non en moraliste, comme pourrait le faire un romancier à thèse, mais préfère les décrire et les analyser avec justesse et précision pour y trouver des nuances nouvelles, inaperçues jusque-là. Si l’accent est mis sur la personnalité psychologique des personnages, elle n’est pas traitée dans sa globalité, mais bien par rapport aux épreuves engendrées par l’expérience amoureuse.
Une morale du cœur et de l’instinct
"Si vous détruisez l’amour, Éros, le monde retombera dans le chaos."
Du roman sentimental alors en vogue dans le deuxième quart du XVIIIe siècle, Mme de Tencin emprunte les principaux traits : un récit à tiroir, des intrigues plus vraisemblables que romanesques, chargées des réalités sociales permettant au lecteur de s’interroger sur les possibilités qu’elles offrent à l’accomplissement de soi, un cadre moderne, parfois même bourgeois, la prédominance des états affectifs du cœur et la finesse de la psychologie qui prend le devant de la scène, puisque désormais la vérité ne se trouve plus dans les faits racontés, mais bien dans l’ordre des réalités morales. Ses quatre romans s’en distinguent cependant par toute une série de subversions touchant tant aux structures romanesques qu’aux conventions sociales de l’époque.
Ces subversions visent principalement à émanciper la femme de la tutelle sociale et parentale et surtout de cette « Vertu » castratrice qui la prévient d’être véritablement. Et c’est bien là que se situe l’originalité de ses écrits, car là où la plupart des romanciers du temps se contentent de dénoncer les hypocrisies du rationalisme moral ambiant, en peignant les épreuves de la vertu ou les malheurs de l’amour, Mme de Tencin, précédant Sade de quelque quarante ans, rejette catégoriquement cette dernière au profit de l’instinct qui devient le guide suprême. Elle prône ainsi une philosophie du cœur qui a tôt fait de déboucher sur une morale du sentiment, sans le céder au didactisme toutefois ! C’est le royaume de la morale implicite, suggérée par le fort contraste entre une existence malheureuse vouée à la raison opinion publique et à la vertu refoulement du cœur dans une histoire enchâssée et l’existence de l’héroïne principale tournée tout entière vers le cœur, qui seul permet d’accéder au bonheur véritable : l’accomplissement de l’être dans l’acceptation de l’amour.
L’être humain, pour citer Paul van Tieghem, ne vit donc pour faire son salut, ni pour agir, ni pour connaître ou créer ; son idéal n’est ni d’être saint, ni l’homme d’action, ni le savant ou l’inventeur. Il vit pour sentir, pour aimer.La morale naturelle que Mme de Tencin nous propose est en ce sens assez proche de celle des auteurs sensibles de la deuxième moitié du siècle qui réagissent contre le culte de la raison gouvernant la volonté, idéal de l’âge classique, en privilégiant le sentiment et en revendiquant les droits de la passion. Celle-ci n’est plus considérée comme une faiblesse, un égarement ou un malheur, mais comme un privilège des âmes sensibles. Elle devient un titre suffisant à justifier une conduite opposée à celle que dictaient les usages et les lois.
Morale similaire, mais non identique, car pour la plupart des romanciers lorsque la passion se heurte à la vieille morale, à celle de toutes les sociétés depuis la Bible, c’est la passion qui renonce ou qui lutte pour renoncer : la Nouvelle Héloïse qui fut au XVIIIe siècle comme la bible du sentiment -on allait jusqu’à la louer pour quelques sous- en est le meilleur témoin. Elle serait plus proche de la morale romantique où aimer avec fureur, avec désespoir devient le comble de la félicité, malgré les lois divines et humaines, lorsque l’amour est le don total de soi et l’ardeur du sacrifice.
Les romans de Mme de Tencin des œuvres préromantiques ? Certes, à l’instar de bon nombre de romans du XVIIIe. Il n’est donc pas nécessaire d’insister sur ce point, mais plutôt sur la philosophie de vie qu’ils mettent en scène, philosophie assez étrangère à la mentalité du temps pour qui la notion de pari, en matière de bonheur, n’entrait que très rarement en ligne de compte. Car c’est bien à un pari, un peu comme Pascal à propos de l’existence de Dieu, que Mme de Tencin nous invite, lorsqu’au travers d’histoires d’amour, elle s’efforce de nous faire comprendre que pour être heureux, il faut prendre le risque d’aimer, qu’il faut oser aimer, et ce en dépit des obstacles qui ne manqueront pas de survenir.
D’aucuns pourraient rétorquer qu’un tel pari sur l’amour ne réussit pas aux héroïnes, puisqu’à la fin de leurs aventures elles perdent l’objet aimé. Il convient de dire tout d’abord que si elles ont connu le bonheur en société, c’est uniquement durant leur liaison amoureuse et que si l’on assiste à un échec du sentiment, les héroïnes doivent non seulement s’en prendre à la société qui ne veut pas entendre parler des lois du cœur, mais surtout – c’est là un point original – à elles-mêmes et à leur amour-propre ainsi qu’à la légèreté de l’amant. Car il ne suffit pas d’oser aimer, encore convient-il de défendre son amour contre tout ce qui vient attenter à sa pureté. Pour Mme de Tencin l’amour ne vise donc qu’à la pleine réalisation de l’être, il n’est nullement responsable des malheurs qui surgissent : elle envisage la vie de manière positive et du rationalisme moral du temps, elle retient au moins l’optimisme, laissant de côté l’utopie. Elle insiste sur la difficulté d’aimer dans un siècle où le sentiment reste suspect. Cependant, si elle ne se prive pas ainsi de mettre en scène les nombreux obstacles qui visent à séparer définitivement les amants, il convient de noter toutefois qu’elle propose également des substituts à l’impossibilité de l’amour in praesentia ou physique, telles que la lettre ou, à un niveau supérieur, l’écriture.
En effet, les problèmes du couple romanesque ne se séparent point de ceux de la communication : éloignés la plupart du temps l’un de l’autre, les amants ne peuvent combler la distance qui les sépare qu’à l’aide d’une correspondance épistolaire. Les romans mentionnent ainsi de nombreuses lettres ou billets qui bien souvent, en plus de rapporter les mots de l’être aimé, semblent se substituer, de façon métonymique, à sa présence physique :
"La joie succéda à tant de douleurs, quand j’appris à sept heures du matin, par un billet, que tout avoit réussi, et que Barbasan étoit en sûreté. Je baisois ce cher billet …." Les Malheurs de l’amour
Si la lettre est donc essentiellement communicative et dramatique, elle reste cependant avant tout le signe et le substitut d’une passion qui ne peut s’assouvir. En ce sens, elle ne fait que transposer dans l’histoire cet espace d’écriture et d’évasion qu’offre lui-même le roman à l’amour, ce sentiment qui n’avait lieu à l’époque, si ce n’est la clandestinité, pour s’épanouir. L’acte d’écriture, voire l’acte de narration, justifiés explicitement dans les romans, procède donc d’un refus d’être, ou du moins d’être sans l’être aimé. Il trahit un désir du nous de l’unité qui ne peut ête résolu que dans l’écriture ou, paradoxalement, dans l’absence, car l’on sait depuis Proust que cette dernière, pour qui aime, est la plus certaine, la plus vivace, la plus indestructible, la plus fidèle des présences ….
Ainsi, en rédigeant des mémoires, le héros ou l’héroïne atteint finalement au bonheur. Il peut désormais, même si l’être aimé est perdu, se consacrer tout entier au seul domaine qui interpelle véritablement l’être sensible : l’amour; car être sensible ce n’est pas tant se borner à ressentir, c’est avant tout prendre conscience que l’on ressent.
L’image d’une femme – ou d’un homme – qui se réalise dans l’amour ou, par procuration, dans l’écriture ne manque pas d’étonner de la part d’un écrivain dont la vie fut caractérisée essentiellement par la tutelle de la raison sur le cœur. Du moins, c’est là le portrait que se sont plu à dresser la totalité de ses biographes. Mais ont-ils vraiment vu juste, eux qui se sont efforcés de recréer la personne intime à partir du personnage public ? Laissons le mot de conclusion à Stendhal qui la proposait comme modèle à sa sœur Pauline et qui avait deviné son grand secret Lettre à Pauline Beyle, 8 mars 1805:
" Plais à tous ceux qui ne te plaisent pas et qui t’entourent ; c’est le moyen de sortir de ton trou. Mme de Tencin était bien plus loin des sociétés aimables que toi, et elle y parvint. Comment ? En se faisant adorer de tout le monde, depuis le savetier qui chaussait Montfleury jusqu’au lieutenant général qui commandait la province. "

Madame de Tencin épistolière

De l’abondante correspondance de Mme de Tencin, il ne reste que peu de choses accessibles en édition. Huitante lettres dans une vieille compilation lacunaire de Soulavie, écrites entre novembre 1742 et juillet 1744, deux petits recueils de Stuart Johnston et de Joël Pittet, de nombreuses lettres inédites citées ici et là, notamment chez P.-M. Masson, Jean Sareil ou M. Bollmann. Des originaux également, qui apparaissent de temps en temps dans les ventes aux enchères. Aucun critique n’a jugé bon pourtant à l’heure actuelle de consacrer une étude sérieuse à la totalité de sa correspondance retrouvée, soit cent cinquante lettres environ. Il serait souhaitable que cela se fît, tant Mme de Tencin y apparaît tout entière : vive, malicieuse, caustique, méchante parfois, elle traite de ses affaires avec une verve que l’on n'eût jamais soupçonnée et analyse la société de son temps avec une acuité quasi-prophétique. Voici par exemple son avis sur le ministre Maurepas dans une lettre au duc de Richelieu du 1er août 1743 :
"C’est un homme faux, jaloux de tout, qui, n’ayant que de très petits moyens pour être en place, veut miner tout ce qui est autour de lui, pour n’avoir pas de rivaux à craindre. Il voudrait que ses collègues fussent encore plus ineptes que lui, pour paraître quelque chose. C’est un poltron, qui croit qu’il va toujours tout tuer, et qui s’enfuit en voyant l’ombre d’un homme qui veut résister. Il ne fait peur qu’à de petits enfants. De même Maurepas ne sera un grand homme qu’avec des nains, et croit qu’un bon mot ou qu’une épigramme ridicule vaut mieux qu’un plan de guerre ou de pacification. Dieu veuille qu’il ne reste plus longtemps en place pour nos intérêts et ceux de la France."
Pour Alexandrine, avec de tels serviteurs, " à moins que Dieu n’y mette visiblement la main, il est physiquement impossible que l’État ne culbute " Lettre au duc d’Orléans du 2 juin 1743. Les ministres ont le ton plus haut actuellement que les ministres de Louis XIV, et ils gouvernent despotiquement .... Tandis que les affaires actuelles occuperaient quarante-huit heures -si les journées en avaient autant-, les meilleures têtes du royaume passent leur temps à l’Opéra idem ! Mais le grand coupable, c’est le roi, comme elle ne se prive pas de le démontrer dans différentes lettres des 22 juin, 24 juillet, 1er août et 30 septembre 1743 au duc de Richelieu :
" C’est un étrange homme que ce monarque .... Rien dans ce monde ne ressemble au Roi : ce qui se passe dans son royaume paraît ne pas le regarder ; il n’est affecté de rien ; dans le conseil, il est d’une indifférence absolue : il souscrit à tout ce qui lui est présenté. En vérité, il y a de quoi se désespérer d’avoir affaire à un tel homme ; on voit que, dans une chose quelconque, son goût apathique le porte du côté où il y a le moins d’embarras, dût-il être le plus mauvais .... Il est comme un écolier qui a besoin de son précepteur, il n’a pas la force de décider .... On prétend qu’il évite même d’être instruit de ce qui se passe, et qu’il dit qu’il vaut mieux encore ne savoir rien. C’est un beau sang-froid; je n’en aurai jamais autant .... Il met les choses les plus importantes pour ainsi dire à croix ou à pile dans son conseil, où il va pour la forme, comme il fait tout le reste, et qu’il en sort soulagé d’un fardeau qu’il est las de porter. ... Voilà pourquoi les Maurepas, les d’Argenson, sont plus maîtres que lui. Je ne le puis comparer dans son conseil qu’à M. votre fils, qui se dépêche de faire son thème pour en être plus tôt quitte. Encore une fois je sens malgré moi un profond mépris pour celui qui laisse tout aller selon la volonté de chacun."
Et de terminer par une de ses maximes grivoises dont elle a le secret et qui n’est pas à l’avantage du roi :
" Tout sert en ménage, quand on a en soi de quoi mettre les outils en œuvre."
On le voit les lettres de Mme de Tencin offrent donc le spectacle, qui n’est ni sans rareté ni sans beauté d’une volonté féminine pure, servie par un esprit lucide et très libre, tendue sans défaillance vers la défense de ses intérêts certes, mais également vers ceux de la France, qu’elle aimait plus que tout.

La Ménagerie

Quelques grands noms des Lettres, des Arts et des Sciences fréquentèrent durablement ou occasionnellement le salon de Madame de Tencin et formèrent sa Ménagerie. Voici quelques-unes de ses Bêtes : l’abbé Prévost, Marivaux, l’abbé de Saint-Pierre, l’académicien de Mairan, Louis La Vergne, comte de Tressan, le docteur et amant Jean Astruc, le poète janséniste Louis Racine, Jean-Baptiste de Mirabaud, l’abbé Le Blanc, son neveu d’Argental, Mme Dupin qu'elle appelait ma chère friponne, Duclos, l’académicien de Boze, Émilie du Châtelet, Houdar de la Motte, Mme Geoffrin, Réaumur, Montesquieu qu’elle appelait le petit romain, Helvétius, les écrivains Piron et Marmontel, la marquise de Belvo, Mme de La Popelinière, Bernard-Joseph Saurin, Sir Luke Schaub qu’elle surnommait le Petit ou mon mari, l’abbé Trublet, Charles-Henry comte de Hoym qu’elle surnommait le Grand ou le Dégoûté, Fontenelle, Françoise de Graffigny, l’abbé de Mably, son neveu Pont-de-Veyle, le médecin suisse Théodore Tronchin, Chesterfield, Bolingbroke ou le peintre François Boucher dont elle possédait un tableau Le Foyer enchanté. On peut à cette liste rajouter Collé et Gallet qui formaient à cette epoque avec Piron un trio inséparable de trois joyeux compagnons fondateurs du celebre "Caveau" comme nous le rapellent Rigoley de Juvigny dans les mémoires de Piron et J. Bouché dans " Gallet et le Caveau" à travers une anecdote qui a eu lieu chez Mme de Tencin et qui se termine dans les rues de Paris après cette soirée bien colorée. Ils avaient en commun avec Mme de Tencin la même opinion sur Voltaire qui craignait de se trouver face à Piron. Gallet ayant de son côté fait le pamphlet "Voltaire Ane, jadis poète "

Adaptation scénique

Au XIXe siècle, l'histoire de sa vie servit de canevas pour une pièce de théâtre :

Fournier et de Mirecourt, Mme de Tencin, drame en quatre actes, J.-A. Lelong, Bruxelles, 1846.




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Posté le : 26/04/2014 10:26
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Par une aquarelle de Tchano

Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui bat d'une aile à dessiner
Qui bat d'une aile à rédiger
Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui dit les mots d'anciens poètes
Les couleurs d'une boîte à crayons
Il souffle des mots à l'estrade
Où il évente un émoi rose
A bord de ce cahier volant
Les animaux font des discours
Et les mystères vous font la cour
A bord de ce cahier volant
Un âne triste monte au ciel
Un enfant soldat dort la paix
Un enfant poète baille à l'ourse
A bord de ce cahier volant
Vénus éteint la douce brune
Lune et clocher vont bilboquer
L'eau le soleil sont des amants
Les cages aux oiseux sont ouvertes
Les statues font des farandoles
A bord de ce cahier volant
L'hiver soupire le temps passé
La porte est une enluminure
Les croisées des lanternes magiques
Le plafond une aurore polaire
A bord de ce cahier volant
L'enfance revient pousser le temps.
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