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Nouvelles : Les déshérités
Publié par Salimbye le 02-08-2013 21:30:00 ( 1406 lectures ) Articles du même auteur




LES DÉSHÉRITÉS

A tous ceux qui ont lutté pour l’indépendance du pays.
Revoir le passé pour mieux comprendre le présent !


I - Comme chaque dimanche, après avoir bu quelques bières et joué une partie de pétanque, Jean Pierre et ses dix amis rejoignirent la grande tente dressée devant la maison. Sa femme avait déjà préparé la table, avec l’aide de sa fille unique de dix neuf ans.
Robert et son épouse Monique qui, disaient-ils, « appréciaient le soleil de l’Afrique », étaient assis à extrémité de la table pour profiter des rayons qui s’infiltraient pas les fentes. Le mari, une cinquantaine d’années, torse nu, peau tannée, portait un short kaki et ... une moustache bien garnie. Il cherchait vainement une position commode pour son puissant arrière-train qui écrasait cruellement la chaise en bois. Son rire creux se répandait en secousses sur son gros ventre parsemé de poils gris, chaque fois qu’il débitait une plaisanterie graveleuse. Alors que beaucoup d’invités n’avaient pas encore fini le plat d’entrée, Robert, comme un boucher, désossait déjà le morceau de viande qu’il avait dans son assiette.
Mains de bûcheron.
Doigts épais et poilus.
Monique était l’inverse de son mari. Mince et extrêmement pale, elle n’avait pas prononcé un seul mot depuis leur arrivée.
Le couple possédait une ferme d’une centaine d’hectares à soixante dix kilomètres de la carrière. Il employait une bonne centaine d’ouvriers indigènes.
A leur droite se tenaient Paul et Isabelle. Un jeune couple qui travaillait à la poste à Brest en Bretagne avant d’être muté récemment dans la colonie. Telles deux biches sentant un danger imminent, le couple tournait la tête dans tous les sens pour suivre les différents intervenants.
Se sentant complètement dépaysés et désorientés par la stagnation étouffante de ce milieu hostile, ils n’avaient pas encore trouvé leurs repères sur ce continent ni leur point d’appui pour concevoir des enfants.
De l’autre côté de la table, Bernard, un avocat, célèbre par son bavardage, dégustait lentement son hors d’œuvre : une tomate coupée en rondelles, et vomissait son haineux discours sur les « indigènes ».
Le visage long et maigre, les yeux globuleux, l’avocat se croyait représenter la caste donneuse de leçons et de modèles.
Il ne cessait de critiquer les autochtones, « sales et fainéants ».
« - Au lieu de profiter de notre présence dans leur pays, pour évoluer un peu, répétait-il, ces bourriques, comme toutes les bêtes de ce continent, préfèrent la paresse. Regardez-moi ces mômes crasseux qui nous guettent comme des hyènes et qui nous coupent l’appétit ».
Il désigna une vingtaines d’enfants mal habillés qui se tenaient en cercle près des étrangers.
Assis sur de grosses pierres, les gamins aux visages émaciés par la faim, chassaient de leurs bras tordus comme des branches de figuiers, les mouches qui vrombissaient autour de leurs yeux chassieux. Ils essuyaient, de temps en temps, à l’aide du revers de leurs manches, une morve verdâtre qui leur coulait du nez. En réalité ils n’essuyaient pas ce liquide qui les empêchait de respirer, mais ils l’étalaient sur toute la partie inférieure de leurs visages. Crânes rasés, et pieds nus, ils supportaient toutes les insultes et les moqueries avec une indifférence inouïe. On dirait des sourds. Immobiles, ils attendaient patiemment, comme des chiens affamés, dans l’espoir de voir quelqu’un leur jeter un morceau de pain.


Bouchaib, un jeune de dix neuf ans, borgne et boiteux, lui aussi était là.
Mais pour des raisons beaucoup plus urgentes.
A part sa maman à la maison, et la jeune Habiba, il n’avait jamais vu de femme non voilée.
Allongé à bas ventre derrière un arbuste qui le dérobait de la vue, il venait admirer toutes ces « dames » demi nues, à la peau blanche, qui lui paraissaient faciles et aventurières. Chaque dimanche, il nourrissait l’espoir d’être remarqué par l’une d’entre elles qui lui faisait signe de la suivre. Mais en attendant que ce rêve se réalise, Bouchaib se contentait de son imagination et de sa main gauche pour venir à bout de tous ses fantasmes érotiques qui depuis l’arrivée des étrangères dans sa tribu, s’étaient cristallisés sur leurs jambes et leurs fesses.
Michèle, la femme de l’avocat, rose, saine, bien dodue et beaucoup moins âgée que son mari, semblait apprécier les « idées révolutionnaires » de celui-ci et invitait fièrement par son regard complice, ses compatriotes à épouser l’idéologie constructive de l’avocat.
Malheureusement, ce jour là, elle ne croisa que les yeux de Christophe, le vétérinaire, qui semblaient lui crier: « Dites à votre imbécile de mari de manger et de cesser ses idioties ».
Michèle n’avait jamais apprécié Christophe, ce jeune célibataire, « bon à soigner des bêtes », depuis le soir où l’avocat avait invité ce dernier à venir prendre un verre chez eux. Il venait juste de débarquer dans la colonie.
De vingt et un ans plus âgé que Michèle, l’avocat avait perdu une bonne partie de ses appétits charnels. L’espoir de réduire l’impact de cette disette en amour effleura l’esprit de la femme, le jour où elle vit, pour la première fois, le beau vétérinaire au physique agréable. Son cœur commença à battre dans sa poitrine à un rythme convulsif. D’ailleurs depuis quelques temps, l’approche de tout homme provoquait chez elle une sorte d’étourdissement.
Ce jour là, un friselis parcourut tout son corps et lui fit perdre le contrôle de ses gestes et de ses paroles. Tremblante, elle se voyait sur le point de revivre la félicité qui avait fui son ménage depuis longtemps.
Or, l’élégant célibataire ayant décelé cette carence sentimentale chez ce couple mal assorti, avait fait appel à tous ses esprits pour rester calme. Il trouva sage de se tenir, une fois pour toutes, le plus loin possible de cette famille, malgré les avances présentées par la maitresse de la maison sous forme de sourires, de regards languissants, de soupirs et d’une étrange jubilation tissée par son imagination, qui lui faisait miroiter des situations truffées de jouissances amoureuses.
Déçue par l’amère indifférence que lui accorda son jeune hôte communiste, Michèle alla répéter à tous ceux qui voulaient bien l’écouter que le vétérinaire les enviait, que s’il avait de la sympathie pour les indigènes, c’était tout simplement à cause de ses penchants sexuels pervers.

Ayant donc mal jaugé le regard du jeune célibataire et croyant que, « peut-être a-t-il regretté de n’avoir pas saisi tous les délicieux fruits que j’allais lui mettre entre les bras, le jour où il est venu chez nous ! », une étincelle d’espoir jaillit dans le cerveau de la femme de l’avocat. Elle tenta d’engager une discussion avec le jeune vétérinaire dans le but de le récupérer malgré tout ce qui s’était passé lors de leur première rencontre. Elle se redressa sur sa chaise, rejeta ses cheveux en arrière pour mettre en évidence son long cou et ses volumineux seins.
Jacqueline devint toute pâle et toisa son mari. Ce dernier baissa les yeux et continua à manger silencieusement.
D’un regard langoureux qui filtrait à travers ses cils et d’une voix mielleuse qui coulait à travers ses lèvres avides et tremblantes, Michèle eut la malencontreuse idée de demander au vétérinaire son avis sur ce qu’avait affirmé son mari.
Christophe, qui n’avait pas encore commencé à manger, posa doucement sa pipe sur le bord de la table, croisa les bras et répondit calmement :
« - Je crois, madame, que votre mari se trompe en traitant ces pauvres gens de cette manière. Il pense que nous sommes les mieux éduqués, que notre civilisation est le modèle à suivre. Il ignore que le progrès que nous leur apportons, comme il le prétend, n’en ont rien à faire. A l’entendre parler ainsi, on dirait que nous avons affaire à des bêtes sauvages qu’il va falloir dompter ou exterminer. Ici, nous ne sommes pas en safari. Nous sommes des colons, des occupants qui venons perturber le mode de vie de ces gens. Personnellement, je me méfie de tous ceux qui ont des idées comme « celles » de votre mari, et j’évite même de leur parler ».
Il se tut.
Une douche froide !
Piquée par cette remarque, on ne peut plus franche, qui fit tomber à nouveau, son projet à l’eau, Michèle se tourna alors vers son mari comme pour le prendre à témoin et l’inviter à remettre « ce soigneur de bêtes », à sa vraie place.
L’avocat, dont les joues rougirent comme s’il avait reçu une paire de gifles, comprit le message et réagit alors en s’adressant au vétérinaire qui s’était remis à tirer calmement sur sa pipe :
- « Écoutez jeune homme, j’ai longtemps exercé dans beaucoup de colonies et je sais très bien comment les indigènes récompensent leurs bienfaiteurs. Ils ont le diable dans le corps. Mêmes les mouches qui tournent autour de ces gosses sont porteuses de paludisme. Un jour vous comprendrez pourquoi je déteste ces crasseux».
Le jeune vétérinaire ne lui répondit pas. Il reposa sa pipe sur la table et commença à manger.

Alain, le facteur, un homme trapu mais séduisant, qui ne s’aventurait jamais dans les méandres d’une discussion sans l’aval de Jacqueline sa femme, garda les yeux baissés et resta silencieux jusqu’au moment où celle-ci remit sa boîte de talc dans son sac à main et commença à vanter d’une voix nasillarde qui trahissait son hypocrisie latente et faiblement dissimulée, l’art culinaire de l’hôtesse.
- C’est très bien cuit Ondine ! Et le lapin est succulent ! Félicitations !
Alain reprit en écho et avec la docilité d’un petit garçon :
- Tu as raison. C’est très bien cuit. C’est succulent. Mes félicitations !
Le facteur était toujours bien quadrillé par sa femme. Il n’avait le droit en aucune manière d’aller au-delà des limites nettement et soigneusement tracées. Si Jacqueline n’était pas à côté de lui, comme un panneau de signalisation, le facteur se serait déchainé et révèlerait sa vraie nature en plein public. D’ailleurs, elle ne le laissait jamais jouer aux boules avec les autres, de peur qu’il ne dise une bêtise qui mettrait la puce à l’oreille des compatriotes sur la tempête que traversait leur vie de couple, ces derniers mois.
En effet, depuis quelques temps, leur union battait de l’aile. Jacqueline soupçonnait son mari d’entretenir des relations douteuses avec Sophie la femme du gendarme. Elle ne comprenait pas pourquoi cette « vipère » invitait le facteur à « prendre un verre », chaque fois qu’il allait lui livrer son courrier. Jacqueline avait beau menacer son mari, lui faire peur en le mettant en garde contre ce « reptile » dont le venin est très dangereux, en lui répétant incessamment, que la femme du gendarme souffrait de beaucoup de maladies contagieuses ; et chaque fois, Alain lui promettait qu’il ne boirait jamais plus une goutte chez cette femme souffrante.
Il ne tint jamais sa promesse.
Il savait que Jacqueline mentait au sujet de la femme du gendarme.


De onze ans plus âgée que lui, Jacqueline craignait que ce dernier soit emporté par les dangereux courants de la passion, balloté comme un morceau de bois par les vagues du désir. Elle redoutait particulièrement « les sirènes de la débauche », ces femmes dont les maris étaient partis faire la guerre en Europe ; puisque c’était elles qui recevaient le plus de lettres dans tout le village.
Jacqueline ; une espèce devenue de plus en plus rare en France, ne suscitait plus aucune attirance de la part des hommes. Négligée par ces derniers, sa crise de suspicion devint chronique et obsessionnelle. Partout où elle se trouvait, elle ne cessait de remettre de la poudre sur son visage pour colmater les fissures qui le lézardaient en long et en large.
Un corps en décomposition mais qui continuait à dégager, comme une haleine nauséabonde, un mélange de méchanceté, d’hypocrisie et de mensonge.
Comme un anaconda, elle avait rampé auprès de tous les employés du Bureau des Arabes qui travaillaient avec elle sans en attraper un. Mais le jour où elle se jeta sur son facteur, lors d’un bal à Nice, alors qu’elle était en congé, elle s’enroula vigoureusement autour de cette proie inespérée pour l’asphyxier et la ramener chez elle en Afrique afin de la déguster calmement le reste de ses jours. Chaque fois qu’elle relâchait son étreinte, c’était pour laisser au pauvre postier la possibilité de lui dire s’il l’aimait. A cette question récurrente, Alain donnait toujours une réponse ambiguë:
« Qu’en penses-tu ? ».
En réalité, si un tsunami venait à anéantir le village, le facteur souhaiterait que sa femme soit la première victime.
Alors, pour respirer un peu, le facteur n’hésitait pas à louvoyer.
A l’extrémité de la table, Jules, le percepteur, mangeait tranquillement sans lever les yeux de son assiette. Bien qu’il fût le meilleur pétanqueur du groupe, tout ce petit monde trouvait qu’il était mou comme une chiffe. Son visage bouffie et potelé accentuait cette impression. Ses cheveux longs saupoudrés d’une mince couche de poussière puaient la brillantine parfumée. Il affichait un calme inquiétant.
Lasse de cette personnalité inconsistante au caractère amorphe, sa femme l’avait quitté depuis des mois sous prétexte qu’il était homosexuel.
« - Possible », chuchotèrent tous les membres du groupe.
« - C’est faux ! C’est sa femme qui était insupportable », cria Michèle ; et elle couvrit le meilleur joueur de son regard et de son sourire accueillants.

Ondine aurait aimé que son mari écoute les compliments aux trois quart mensongers que lui faisaient Jacqueline et son mari sur sa prestation culinaire, mais l’air absent, Jean Pierre demeurait insensible à l’hymne à la louange de sa femme. D’ailleurs, depuis quelques temps, il n’avait plus d’appétit et dormait mal la nuit. Il se réveillait à maintes fois, s’assoyait au balcon pour fumer. A plusieurs reprises, sa femme et sa jeune fille lui conseillèrent d’aller voir le médecin généraliste du village, ce qu’il refusait catégoriquement sous prétexte que ce n’était pas grave.

Aguida vint rejoindre le groupe d’enfants qui attendaient patiemment un morceau de pain pour tromper leur faim.
Vieille, pale, front ridé, joues creuses, mains décharnées.
Des cheveux blancs dépassaient le fichu sale qu’elle avait sur la tête. Elle déposa doucement son lourd couffin par terre.
Elle fixa du regard ces étrangers insouciants qui avaient la chance de manger à leur faim.

Pitié.
Christophe le vétérinaire et Jean Pierre la hélèrent et lui tendirent leurs assiettes encore presque pleines. Aguida s’approcha prudemment des étrangers. Un singe qui se tenait sur ses gardes prêt à déjouer un quelconque piège. D’un geste vif, elle saisit les deux assiettes et alla en courant s’installer sur une grosse pierre. Elle mangea goulûment en se servant de ses doigts et en jetant des coups d’œil furtifs autour d’elle de peur que les autres membres du groupe, aussi affamés qu’elle, ne l’attaquent. Aguida farcit, de viande et de légumes, un gros morceau de pain qu’elle prit soin de fourrer sous son vêtement, au niveau de ses seins.
Elle se lécha les doigts.
Elle reprit son lourd couffin.
Remerciements sous forme de sourires.
Regards complices.
Hochements de têtes.
Les gamins n’avaient pas dérangé Aguida.
Ondine, la maitresse de maison leur avait distribué les restes du repas. Ils partirent en courant soulevant derrière eux un rideau de poussière blanche.
Prétexte pour l’avocat.
Il souligna une nouvelle fois l’ingratitude des indigènes et la justesse de ses idées.



II- Après avoir occupé le pays tout entier, la France entama une politique étonnamment
efficace afin de garantir la sécurité des milliers de colons désireux de s’y installer pour faire fortune. Sachant que les indigènes n’allaient pas baisser les bras et qu’ils s’uniraient pour former une véritable levée de boucliers afin de lui rendre sa mission impossible, elle entama la colonisation en s’inspirant d’un modèle anglais qui avait donné ses fruits en Inde. Elle fit monter les tribus les unes contre les autres. Elle confisqua les bonnes terres pour les offrir à ses immigrés, et à tous les indigènes alliés et amis qui travaillaient à ses côtés pour l’aider dans sa tâche « noble ».
Aussi, toute résistance susceptible de figurer dans l’histoire du pays fut-elle savamment écartée.
Politique de division.
La France semait la discorde à tous les niveaux et dans tous les domaines :
Plaines fertiles aux riches.
Montagnes et plateaux désertiques aux pauvres.
Aux colons et aux privilégiés, la France accorda les villes, les écoles, les marchés, les cinémas, les théâtres, les médecins, les voitures, l’électricité. Les indigènes héritèrent d’écoles coraniques, de souks, de trouvères, de halka, de guérisseurs, de charrettes, de bougies, de pierres, de poussière, de sable et de reptiles.

La tribu Bhatra : surface de la superficie d’un grand département français, et dont les habitants avaient le droit d’y circuler librement dans tous les sens pour faire paitre leurs troupeaux ou pour faire du commerce.
Cette tribu se trouva, du jour au lendemain, divisée en deux parties inégales en richesses.
La Bhatra nord : Terres fertiles. Eau en abondance.
La Bhatra sud : Plateaux arides et pierreux.
A chaque instant de leur vie, les habitants de la partie malchanceuse mourraient lentement. Ils ne mangeaient plus à leur faim. On ne leur faisait prendre de bain que deux fois dans leur vie : le jour de leur mariage et le jour de leur enterrement.
En guise d’ablutions et afin d’accomplir leurs cinq prières quotidiennes, ils se servaient d’une pierre qu’ils faisaient passer, comme un morceau de savon sur leurs corps pour le purifier.
La Bhatra sud dégageait l’odeur nauséabonde de la misère et de l’injustice.
Habitants insensibles, ne craignant plus ni les bestioles, ni les insectes, ni les reptiles qui couraient, volaient ou rampaient partout.
Terres disparates et vieillottes. Couvertes de gigantesques rochers blanchâtres.
Salem eut la malchance d’appartenir à la partie lésée.
« Citoyen de second rang », il travaillait dur.
Le jour du souk - le marché hebdomadaire des pauvres -, Salem était cordonnier.
Une infime partie des habitants portait des sandales.
Salem, ouvrier agricole chez les colons les autres jours de la semaine. Il lui arrivait de labourer, pour son propre compte, les petites parcelles de terres qui avaient échappé à l’invasion des rochers, du sable et du colonisateur. Il construisait des murs pour stopper la progression de l’ennemi de toujours : le sable.
Le soir avant de rentrer chez lui, Salem recevait de M. Bertrand, son employeur, une miche de pain sensée le nourrir, lui et ses neufs enfants.

Un colon s’installa dans la région pour exploiter une carrière de gypse.
Salem changea de métier. Il fut le premier ouvrier recruté par le français. Il chargeait les camions de pierres destinées à être concassées.
L’usine gisait au pied d’une colline abrupte, parsemée d’une vingtaine de huttes qui descendaient en cascade jusqu’à la vallée ou dormaient d’énormes blocs de rochers.
Un plat de couscous orné d’amandes


III- Abondance de roches de gypse.
Jean Pierre eut l’idée d’installer une petite usine de concassage. Il se lança dans le commerce très lucratif de ce minerai. La main d’œuvre indigène ne coûtant presque rien, il fit construire une maisonnette qui lui servait de bureau et où il venait avec sa famille et quelques uns de ses amis passer le dimanche, à boire de la bière et à faire quelques parties de pétanque. Son passetemps préféré.
Issu d’une famille aisée qui avait fait fortune dans le commerce de tissus, Jean Pierre transgressa la tradition familiale et se lança dans l’exploitation de carrières du côté de Nancy, avant de venir s’installer dans la colonie.
Très élégant : une belle tête avec des yeux bleus, des lèvres minces et un nez busqué.
La quarantaine.
Difficile à une femme de résister à son charme et à son allure romantique.

Une dizaine de marteaux piqueurs disséquaient les roches.
Des camions, lourdement chargés de grosses pierres progressaient lentement dans la poussière blanche en se balançant à droite et à gauche.
Conduits par des chauffeurs français.
Ils vidaient leur contenu devant l’usine.
A l’aide de lourdes massues, et de pics pointus, une dizaine d’indigènes réduisaient péniblement ces pierres en petits morceaux. D’autres remplissaient des couffins et allaient les déverser, à leur tour, dans la gueule de la machine.
En croquant sa nourriture, la mastodonte dégageait un bruit assourdissant et une fine poussière blanche qui couvrait les humains, les bêtes et les champs.
Une poussière agressive qui s’introduisait dans les yeux et la bouche, qui bloquait le nez et les poumons, qui étouffait les ouvriers.
Conséquences néfastes de cette pollution sur la santé des habitants.
Asthme, tuberculose, trachome…
Les colons, tels des médecins sortant d’un bloc opératoire, portaient tous des masques et des lunettes.
Les autochtones n’avaient pas droit à ce privilège.
La région exposait au soleil ardent toutes les blessures que les monstrueux engins lui infligeaient. Les ouvriers, tels des mouches, voltigeaient dans tous les sens à l’intérieur de ces plaies béantes de la taille de cratères de météorites.

Repas de midi.
Pause d’une heure.
La carrière retrouvait son calme. Les ouvriers qui habitaient loin de l’usine se retiraient à l’ombre d’une des gigantesques pierres pour manger le repas que leur femme ou un de leurs enfants leur apportait sur place. Les chauffeurs de camions, des français, regagnaient le réfectoire. Une petite cabane en bois construite au beau milieu du chantier.

Avant l’invasion, les autochtones vivaient en harmonie avec la nature.
Ramassés sur eux-mêmes, ils ne s’étaient jamais rendu compte que le monde et les mentalités évoluaient à grands pas.
Ils ne connaissaient pas de tissus en coton ou en nylon.
Habits en laine de mouton ou en poils de chameaux.
Rêche et chaud, ce type de vêtement les faisait souffrir au début. Avec le temps, il rendait leur peau dure et insensible aux piqures des insectes.
Le papier était quasi absent dans leur vie de tous les jours. Pour légaliser un acte quelconque (transaction, mariage, divorce…), Deux témoins hommes leur suffisaient. Les dates de naissance ou de décès n’étaient jamais consignées.
Le temps réglé en fonction de la position du soleil, le jour, et de la lune et des étoiles la nuit.
Aucune montre.
Aucune une horloge.
Le pays de la patience.
Ânes, mulets, chevaux ou chameaux étaient leurs moyens de transport.
Pas d’automobiles.
Pas de routes bitumées.
Un avion survola, un jour, leur tribu. Oiseau d’envergure infernale qui planait en produisant un vacarme assourdissant et en dégageant un nuage de fumée noire.
Panique générale.
Refuge dans la mosquée, sur le conseil de l’imam.
Prières.
Cierges brûlés.
Offrandes à Allah.
Jlaibika, la femme d’Allal, la plus pieuse de toute la tribu, sacrifia un coq noir. Abdelmoula égorgea un bouc de trois ans. Ce geste généreux ne l’accomplissait même pas le jour de la fête du mouton.
Le jeu valait la chandelle.
Et l’oiseau de mauvais augure disparut, une fois pour toutes.
Il reposait au royaume de Neptune, dans les entrailles de la Méditerranée, selon les dires de l’imam de la mosquée.
Les habitants baisaient pieusement les mains de leur sauveteur.

Malheureusement…

Le colonisateur vint troubler le sommeil séculaire de la tribu Bhatra .
La France décida de faire un peu d’ordre dans cette « anarchie ». Elle voulut établir des carnets d’état civils ou des cartes d’identité. Un casse-tête inimaginable. Les indigènes donnaient des âges plus ou moins exacts de leur progéniture. Incapables de préciser exactement le jour ou le mois.
Solution : les autorités françaises firent naitre la moitié de la population existante le premier janvier et l’autre moitié le trente - et- un juillet de chaque année.
Autres traditions. Autres coutumes.
Pour héler leurs femmes ou pour leur donner des ordres, les maris usaient d’un vocable monosyllabique qui signifiait : « obéissance ». Depuis des siècles, la femme arabe avait intériorisé ce comportement aveugle de soumission à l’homme. La religion, les coutumes et les mythes n’avaient fait que renforcer ces attitudes aux allures divines.
Chaque fois qu’une femme entendait son mari criait « hé, toi », elle comprenait qu’il ne pouvait s’agir que d’elle et accourait vers son interlocuteur pour le servir. Avec le temps, certains chefs de famille oubliaient le prénom de leurs épouses.
L'expression « dégagez le passage », crié devant la porte signifiait que le mari était accompagné d’un étranger.
Mixité strictement interdite.


Le musulman : un animal toujours en rut, incapable de réfréner ses impulsions sexuelles devant la femme.
Alors prudence !
Femmes voilées.
Même le mot « femme » devenait tabou dans certaines bouches. Obligés de parler ce membre de la famille, certains maris disaient « la femme, avec tout le respect que je vous dois ».
Faute de moyens financiers, la polygamie n’existait presque pas dans la tribu Bhatra.
Pourtant « halal ».
Les habitants restèrent bouche bée, le jour où pour la première fois, ils virent les colons avec leurs femmes habillées en shorts ou en jupes courtes jouer ensembles aux boules et boire des bières. L’imam de la mosquée aurait aimé être dispensé de sa mission, pour pouvoir admirer ces nymphes qui mouvaient devant lui. Il pensa aux nombreuses jeunes femmes très belles que Dieu promettait à ses fidèles une fois au paradis, alors, à contre cœur, il psalmodia nerveusement quelques versets coraniques à haute voix. Il pria Allah, mais à regret, de préserver tous les musulmans « des maux » véhiculés par la civilisation chrétienne. Il était convaincu que les femmes en short ou en jupes courtes qui assistaient au match de pétanque ne faisaient pas partie des « maux » qu’il visait par ses prières.

Situation chaotique.
La France nomma des employés chargés de consigner les dates et de rédiger les actes. Cette tâche fut confiée à des « adouls », des hommes qui savaient lire et écrire en arabe. N’étaient traduisibles et légaux que les documents signés par deux adouls. Les indigènes ne disposaient pas encore de pièce d’identité. Beaucoup de mal à vérifier l’authenticité et la véridicité des faits.
Risque de rédiger des actes contradictoires.
Exemple :
Deux adouls, fkih Ould Si Abdelkader et Si Abdelaziz, marièrent une femme une seconde fois alors qu’elle avait déjà un mari et quatre enfants.
Comme son époux travaillait dans une ferme assez loin du hameau, Rkia avait noué une relation extraconjugale avec un ouvrier qui chargeait les camions dans la carrière de Jean Pierre. Les flèches de Cupidon étaient tellement aiguisées et dévastatrices que chaque fois que l’occasion le permettait, l’ouvrier se déguisait en femme, s’enveloppait dans une couverture en laine et se rendait chez Rkia dans sa hutte. Personne n’avait jamais eu un quelconque soupçon.
L’homme quitta définitivement l’usine et revint chez sa famille dans la montagne. Les deux tourtereaux ne purent résister aux flammes qui les consumaient à la suite de cette séparation inattendue. Rkia ne trouva d’autres remèdes que l’abandon de son mari et de ses quatre enfants pour aller rejoindre l’homme qui l’avait souvent soulagée.
Disparue.
Pour légaliser leur union comme il se devait, l’ouvrier et Rkia se rendirent illico chez les deux adouls. Ces derniers bénirent ce mariage et le légalisèrent en consignant convenablement, les noms et prénoms des deux mariés, sans oublier la date, le jour et l’année qui avaient connu cet heureux événement.
Les amoureux furent aux anges au moment où les deux adouls leur tendirent un certificat de mariage.

Trois mois plus tard, le vrai mari apprit que sa femme vivait avec un autre homme dans la montagne. Il fallait qu’il agisse. Seule une réhabilité honorable pourrait effacer la risée dont il fut l’objet pendant des mois.
Il déposa une plainte auprès du Bureau des Arabes.
Une enquête fut menée.
Le jour de l’audience, les deux maris et Rkia se présentèrent devant le juge.
Se présentèrent également les deux adouls qui avaient rédigé l’acte.
La séance ne dura pas longtemps.
Au moment où le second mari exhiba fièrement le certificat qui lui fut délivré ; le vrai époux «exhiba » ses quatre enfants. Il fit appel à ses beaux parents et à une bonne partie des habitants de son hameau qui confirmèrent tous qu’il était le vrai mari de Rkia.
Le verdict fut lourd.
Les deux adouls écopèrent de dix ans chacun et moururent en prison. Le second mari fut condamné à sept ans, alors que Rkia bénéficia de circonstances atténuantes et fut condamnée à deux ans.
Répudiée à sa sortie de prison.
Le monde était en effervescence.
A la recherche de nouvelles valeurs et de nouveaux points d’appui.
La tribu Bhatra sud empoussiérée, vivait dans l’ère de la pierre taillée.


IV- Aguida ne s’était jamais mariée. Elle n’avait jamais quitté sa tribu. Elle n’avait jamais vu un médecin, ni pris de moyen de transport quelconque. Elle s’effondrait sous l’attaque d’une maladie et guérissait de la même rapidité. Sans prendre le moindre médicament. Le seul médecin se trouvait en ville ; à une centaine de kilomètres de la tribu. Les visites médicales coûtaient chères, et le médecin était chrétien. Il était donc impensable de faire examiner une femme par un praticien « homme » non musulman. De vieilles guérisseuses se chargeaient de la santé de la gente féminine
Aguida vivait dans la misère et la mendicité.
Le souffle terrifiant du besoin avait sillonné outrageusement son visage. Toute l’année, qu’il pleuve ou qu’il fasse chaud, pieds nus, elle sillonnait la tribu, un couffin sur la tête. Elle priait les gens pour qu’ils l’aident. L’aumône servait à nourrir son père et sa mère malades. Il lui arrivait même de demander une pièce d’argent ou un morceau de pain à un chrétien, chose que n’appréciait guère l’imam de la mosquée puisque cette charité, selon sa jurisprudence personnelle, n’était pas « halal ».
Intelligente et réservée, Aguida n’avait pas beaucoup d’amis. Mais toutes ses propositions, ses réflexions étaient attentivement écoutées par tous les habitants. Elle souffrait silencieusement de voir sa région pillée par des étrangers. Chaque fois qu’elle s’assoyait sur un remblai qui dominait la carrière, elle voyait, révulsée d’indignation, les ouvriers de sa tribu, suer comme des bêtes de somme, chargeant de leurs mains ensanglantées les camions qui dégageaient une fumée noire. Leurs gestes mécaniques lui fendaient le cœur. De toutes ses fibres, elle se sentait faire partie intégrante de cette terre qu’on déchiquetait avidement.
« Les hyènes n’éprouvent aucune pitié devant leurs proies ! », se disait-elle
Aguida cherchait à comprendre le pêché que sa tribu avait commis pour mériter un tel châtiment. Elle parvint finalement à comprendre que cette injustice n’avait rien de divine. Alors, elle commença à échafauder des plans, souvent irréalisables, pour chasser « les étrangers ».
Elle se voyait à la tête d’un régiment d’ouvriers chassant à coups de pierres et de bâtons l’ennemi envahisseur.
La jeanne d’Arc de l’Afrique !

Alors qu’elle raisonnait sur les conditions de travail inhumaines des membres de sa tribu, l’esprit curieux de Aguida – la minerve de la tribu - remonta la pente raide et tortueuse de l’histoire.
Petite, on lui raconta comment ses ancêtres, venus de l’Orient avaient assujetti un peuple qui vivait paisiblement ….
Elle se demanda pourquoi les indigènes de l’époque avaient fui leurs terres nourricières pour aller végéter sur les flans des montagnes rocheuses. Pourquoi toute la civilisation berbère fut- elle disséminée, comme des cendres, sur les pics des montagnes ? Pourquoi les plaines furent-elles accordées aux arabes venus de l’Est ? Comment vivaient les colonisateurs arabes ? A part la langue et quelques traditions archaïques que restait-il de leur passage sur cette partie du monde ? Quels châteaux, quels palais, quelles demeures habitaient-ils ? Pourtant, bien des califes se succédèrent à la tête du pays ! Où étaient-ils enterrés ? Hormis deux ou trois mosquées qui continuaient à dresser, sans vergogne, leurs minarets, au milieu de ruines, tout monument architectural avait complètement disparu. Quel séisme, quelle catastrophe, quel ouragan avaient-ils balayé leurs empruntes ?
Elle était convaincue que l’histoire ne faisait que se répéter.
Les conquérants d’autrefois étaient conquis et assujettis à leur tour.
Ils avaient donc intérêt à se soumettre, à leur tour, à la volonté du nouveau colonisateur.
« Telle est la destinée humaine » !
Du remblai où elle était assise, Aguida voyait des femmes transportant, sur la tête, leurs cruches remplies d’eau. Comme des fourmis, elles escaladaient péniblement la pente escarpée, presque verticale.
La vieille femme jeta un regard vers la carrière et distingua une silhouette qui bientôt se précisa. Elle reconnut la femme de Hmad. Elle revenait chez elle après avoir apporté à son mari le repas du midi. Mais au lieu de regagner le sentier tortueux qui menait vers les huttes, la femme bifurqua subrepticement vers la gauche. Elle longea, à la dérobée, les gigantesques blocs de pierres pour regagner la cabane des chauffeurs de camions. Un félin avançant avec précaution et agilité. Aguida crut que la femme de Hmad allait dérober quelque chose de précieux à ces exploiteurs venus souiller sa tribu.
Sensation de bonheur er de fierté.
Geste louable, puisqu’il relevait, tout naturellement, de la résistance légale.
Mais cet état d’âme ne dura que quelques secondes.
René, un chauffeur de camion, regagnait lui aussi la cabane.
Aguida voulait bien alerter la femme qui se trouvait à l’intérieur. Elle ne pouvait plus : le chauffeur n’était qu’à quelques mètres de la porte.
Peur et déception !
Le premier acte de résistance allait échouer.
Une demi-heure après, la femme de Hmad quitta la baraque.
Elle ne courait pas.
Elle ne criait pas pour alerter les habitants.
Elle marchait posément.
Elle fredonnait même une chanson.
Quand elle vit Aguida, toujours assise sur son remblai, elle sursauta. Son sang se figea. Elle comprit que le sphinx, pure, calme, serein et majestueux avait suivi toute la scène. Elle se voyait dans l’obligation de répondre sincèrement à toutes ses questions. Elle voulait éviter le désastre. Elle avoua du premier coup à la vieille femme, que le chauffeur de camion lui faisait l’amour.
Depuis un certain moment.
Elle gagnait vingt centimes pour chaque séance.
« - A ce prix là, d’autres chauffeurs français veulent, eux aussi, goûter la « spécialité locale ».
Elle la supplia de lui proposer des femmes sensées être attirées par cette source de revenu.
Aguida répondit :
- « Je vais réfléchir à ce sujet ».
La créature protéenne se leva, et se dirigea vers la maison de Jean Pierre. Rayonnante de joie, elle avait peut-être découvert la clé du trésor mythique qui débarrasserait sa tribu de cette vermine dont l’avidité ne se limitait pas à s’approprier les richesses que leur procurait la terre, mais comptait s’attaquer à certaines femmes de la région.
La faille dans la cuirasse de l’ennemi le rendait facilement vulnérable.

Après avoir rapporté au propriétaire de la carrière ce qu’elle avait entendu de la bouche de la femme de Hmad, ce dernier commença à rire et accorda peu d’intérêt aux dires de la vieille femme. Il lui expliqua qu’en Europe, les relations extraconjugales étaient monnaie courante.
- « Loin de la condamner, comme ici chez vous, en France, une femme qui parvient à avoir un amant signifie qu’elle est attirante ; et tout le monde la respecte pour sa beauté. Je ne comprends pas pourquoi tes petites paysannes ne profitent pas de notre présence pour varier leurs plaisirs ? Aguida, crois moi, tu dois être fière que des français tombent sous le charme des femmes de votre tribu ».
Ces paroles lui mordirent cruellement le cœur. Leur venin se répandit dans tout son corps.
Mais elle se rassura, se calma. C’était un bon présage. Les arabes de l’Espagne ne devinrent-ils pas très fragiles à partir du moment où ils avaient plongé, la tête la première, les pieds joints, dans le monde fascinant de la débauche ?
Des guerres fratricides ?
Pourquoi ne suivrait-elle pas cet exemple et asséner le coup de grâce à ces exploiteurs ?

Elle baissa les yeux pour cacher son malheur et s’efforçant de sourire, elle répondit simplement :
«- En effet, j’en suis fière ! »
Encouragé par cette approbation aux allures candides, Jean Pierre lui confia que lui aussi était attiré par la beauté d’une jeune fille qui venait de temps en temps à la carrière apporter le repas à son père.
- « Je n’ai jamais osé sonder sa réaction ».
Il décrivit longuement les sentiments qu’il éprouvait pour cette fille et fit part des sacrifices qu’il comptait faire si la vieille l’aidait à réaliser son projet.
Quelques instants d’hésitations.
Il finit par prononcer le nom de celle qui hantait son esprit, tout en soulignant qu’il était prêt à payer cinquante centimes pour chaque rencontre, et cinq centimes pour Aguida.
La vieille femme refusa l’argent.
Elle voulait un peu de pétrole pour pouvoir allumer facilement le feu quand il faisait froid. Jean Pierre proposa un litre pour chaque séance.
Marché conclu.
Il parlait de la jeune Habiba. Vingt-quatre ans. La plus belle de toute la tribu. Cheveux fins noirs, yeux luisants, taille mince. Lèvres pulpeuses, ardentes et dédaigneuses : l’arc de l’amour.
Une fleur délicate qui avait poussé entre les rochers.
L’aveu surprit Aguida.
La générosité aussi.
Comment un homme comme Jean Pierre voulait-il nouer une relation avec Habiba qui était « juste un peu plus âgée que Béatrice, sa propre fille ».
Aguida avait senti un certain sérieux dans les aveux sentimentaux de Jean Pierre. Il ne parlait pas d’un besoin sexuel éphémère qui serait enterré après une ou deux séances
Elle jeta un regard vers les huttes accrochées à la colline et répondit d’une voix calme
« - Je vais réfléchir à ce sujet ».
Trois jours plus tard, Habiba, la jeune fille, se rendit à la petite maison de Jean Pierre. Elle portait une jolie robe à fleurs rouges et des chaussures plates. Sa maman disait aux voisines que Jean Pierre avait besoin d’une femme de ménage pour « ranger un peu la maison».
Aguida reçut son pourboire : Un litre de pétrole qu’elle ramena à Brouk, sa sœur cadette, mariée et mère de neuf enfants.

V- Brouk, la femme de Salem, la sœur de Aguida, était la fourmi du hameau. On la voyait, chaque soir, revenir chez elle avec un sac lourd sur la tête, plein d’herbe pour sa vache et son âne « P’tit Bleuet », ou un fardeau de bois sec pour faire du feu. Très chétive, le nez pointu, elle dégageait la fièrté, la vigueur et le savoir faire. Bien organisée, elle restait cloitrée chez elle durant l’hiver pour fabriquer à l’aide de peaux de chèvres, des tamis qu’elle vendait à ses voisines, ou confectionnait un ustensile, « le tbag », avec des feuilles de palmier, qui servait comme couvercle pour protéger les assiettes contenant de la nourriture, contre les insectes et la poussière. Mais son domaine de prédilection durant cette période, c’était surtout le travail de la laine. Elle filait et tissait des couvertures et des habits pour toutes les familles. En lui apportant la matière première, les femmes aisées, outre le prix du travail, l’imploraient et lui offraient de la farine, des œufs, ou du sucre pour qu’elles soient servies les premières. Avec ces activités lucratives, Brouk n’avait pas de souci de nourriture. Ses neuf enfants n’étaient jamais allés quémander un morceau de pain aux colons de la carrière. Elle ne fut jamais tentée, comme beaucoup de ses semblables à vendre son corps aux chauffeurs de camions pour arrondir la fin des mois. Elle se réveillait très tôt le matin pour traire sa vache et lui donner à manger, préparait le repas pour son mari et ses enfants, faisait la lessive avant de s’atteler au travail de la laine, des « tbag » ou des tamis. Elle pressentait qu’un jour ou l’autre, les colons quitteraient sa tribu. « ils partiront de leur propre gré ou ils seront chassés comme des chiens enragés », répétait-elle à son mari et à ses enfants.
Elle avait horreur de l’exploitation sauvage des petits, qui travaillaient dans les fermes ou qui surveillaient, le long de l’année, les troupeaux de chèvres des privilégiés. La colère grondait dans son sein. Elle s’était juré que ses cinq garçons, M’bark, Hamid , M’hamed, Mohammed et Hassan feraient des études au lieu de travailler comme des esclaves chez les autres. Elle avait initié ses filles au travail de la laine pour qu’elles puissent l’aider, et leur interdisait formellement d’aller collecter du bois sec. Sa sœur Aguida lui avait raconté comment des jeunes filles furent attirées par l’argent de certains carriers.
Tout le printemps et jusqu’au mois de juillet, Brouk se rendait près des grandes fermes pour rapporter de l’herbe. Elle longeait chaque jour la barrière de cactus qui cachait la hutte de Touiher, regardait quelques instants la horde de lapins qui ne craignaient plus les êtres et qui venaient renifler à ses pieds. De son gros sac, elle tirait la pelure des légumes et la leur jetait. Comme des vautours sur une petite carcasse, les rongeurs se bousculaient pour avoir leur part du festin.


VI- Les amis de Jean Pierre se retrouvaient chaque dimanche à la carrière pour jouer une partie de pétanque et se « défouler » un peu. Avec leurs femmes, ils formaient, en quelque sorte, un club privé. Ils s’étaient rencontrés, auparavant, à plusieurs reprises dans l’unique bistrot du village, géré par Paoletta, une portugaise. Ils ne s’étaient jamais sentis à l’aise dans ce petit bar qui sentait le moisi et où pullulaient une horde de mendiants. Mêmes certains indigènes privilégiés qui fréquentaient le lieu et qui venaient juste de découvrir un breuvage détendant et pas cher, devenaient insupportables et très agressifs chaque fois qu’ils étaient saouls.
Le jour où Jean Pierre proposa à ses compatriotes, qu’il ne connaissait encore pas très bien, de venir passer un après après midi dans sa carrière, tout ce petit monde avait apprécié l’idée. Ils se mirent d’accord pour cotiser le prix des repas et des bières.
L’invitation se transforma en habitude.
Chaque membre du groupe avait accépté ce changement pour des raisons personnelles.
Jacqueline espérait éloigner son mari, le facteur, des regards attendrissants de Sophie « la vipère», qui venait, de temps en temps, prendre un soda chez Paoletta. Michèle, quant à elle, avait entendu parler vaguement des bienfaits de l’air de la campagne et croyait que ce milieu poussiéreux régénérerait, peut-être, la vigueur sexuelle de son mari.
En entendant Jean Pierre dire que le site était bien ensoleillé, Robert et Monique n’avaient pas hésité un instant pour sauter sur l’occasion.
Paul et Isabelle, le jeune couple récemment installé au pays et Jules, le meilleur pétanqueur, furent invités plus par sympathie et par pitié que par affinité. Il fallait les distraire jusqu’à ce qu’ils retrouvent un rythme de vie normale. Michèle était formellement convaincue que Jules n’avait besoin que d’un peu de tendresse pour se ressaisir.
Issu de la même région que Jean Pierre, Christophe, avait déjà visité la carrière avant la formation du groupe.
Michèle aurait aimé que le vétérinaire « bon à soigner les bêtes » soit exclu du « club », mais tous ses agissements et ses insinuations demeurèrent sans effet.
Les femmes n’avaient pas l’habitude de jouer aux boules avec leurs maris, elles préféraient se mettre à l’écart pour creuser leurs émoires et évoquer les rares moments de bonheur qu’elles avaient vécus loin de la métropole.
Béatrice, la fille de Jean Pierre, une fois le repas de midi servi, aimait se promener toute seule dans la gigantesque crevasse jonchée de blocs de pierres. Elle s’ennuyait de perdre son temps avec des gens qui n’avaient aucune affinité avec elle. D’ailleurs depuis qu’elle était tombée amoureuse d’un élève de son lycée, elle était devenue agressive. Sa maman évitait de lui faire des remarques. Elle sentait que sa fille avait les nerfs à fleur de peau et que toutes fausse manouevre pourrait déclencher une crise hystérique.
« C’est l’âge des rêveries », disaient les femmes en voyant la fille de dix neuf ans se diriger vers la carrière.
Seul Alain restait à l’écart. Jacqueline lui interdisait de jouer avec les autres.
Pour ne pas s'ennuyer, il faisait un petit tour dans les parages. Il lui arriva même, une fois, de s’aventurer jusqu’au pied de la colline parsemée de huttes. A son retour, tout le monde lui fit des reproches, et le mit en garde contre les dangers qu’il encourait en s’approchant trop des indigènes. De leurs femmes surtout.
Jacqueline faillit s’évanouir en entendant parler de femmes.
En discutant avec ses amies, Ondine leur fit part de l’état santé de son mari :
- « Il n’est plus le même, ces derniers temps. L’air absent, il ne s’intéresse plus à rien. Il n’a plus d’appétit. J’ai peur qu’il ne soit souffrant ».
- « Il couve « un amour », lui répondit Jacqueline. Moi je connais les hommes mieux que quiconque. D’ailleurs chaque fois qu’ Alain présente ces symptômes, je sais que « la vipère » tournait autour de lui. Alors je ne le lâche plus jusqu’à ce qu’il retrouve ses esprits ».
- « Mais où vas-tu chercher ces idées ? Tu dis n’importe quoi Jacqueline, intervint Michèle. Il est tout simplement fatigué. Il a besoin de repos, c’est tout ».
- « J’ai l’impression, continua Ondine, qu’il s’occupe beaucoup des indigènes. Figurez-vous qu’il a pris tous les vêtements qu’on n’utilise plus pour les distribuer à ces gens. Mêmes les jupes courtes de ma fille Béatrice et ses chaussures à talon, il en a fait cadeau aux autochtones. Je me demande, comment dans une société traditionnelle et très conservatrice, des femmes qui n’ont presque aucun droit puissent se promener avec des habits « chrétiens ».


VII- Depuis quelques temps, Jean Pierre venait, chaque jour, vers midi, à la carrière pour suivre le déroulement du travail. Durant sa tournée, il se montrait très gentil avec les ouvriers indigènes en les encourageant. Il lui arrivait même, parfois, de plaisanter avec certains
« - Courage Hmad, tu as certainement faim. Comment ? tu ne peux plus soulever un petit caillou ? Je vais dire à ta femme de t’apporter une double ration de nourriture».
Certains ouvriers riaient. Un rire forcé.
Par pure coïncidence, lors d’une de ses tournées, il remarqua Habiba qui venait chaque jour apporter le déjeuner à son père. Il fut saisi par la beauté qui rayonnait de tout le corps de cette jeune fille malgré son hideux accoutrement. La taille longue et svelte donnait à sa démarche une allure de fierté et de noblesse. Habiba avait à peine vingt quatre ans. La nature avait mis beaucoup de temps pour parfaire cet exemplaire unique où les sangs arabes, juifs, andalous et berbères s’étaient croisés. Il était rare de rencontrer une fille avec des qualités physiques aussi solides : les yeux noirs pétillants, couronnés de longs cils, le nez bien dessiné, le front large et le menton rond lui procuraient un air attirant et mystérieux à la fois. Reine égyptienne se faufilant entre les blocs de pierres, Habiba était l’une des rares filles qui ne portait jamais le haïk, ce large tissus de laine qui voilait tout le corps de la femme. Cette « nudité » accentuait l’idée de légèreté que toutes les filles de son âge se faisaient d’elle. Scandalisées mais admiratives, elles se réjouissaient, tout de même, de voir cette jeune fille se venger des restrictions et des humiliations que leur faisaient subir les hommes.
Depuis cette séduisante révélation, Jean Pierre ne manquait pas un seul jour de faire sa tournée, dans l’espoir de croiser la jeune fille sur son chemin. Il avait imputé cette attirance anormale et irrésistible au dernier malentendu avec sa femme. Il croyait qu’une fois réconcilié avec Ondine, la jeune fille disparaitrait de son esprit. Mais en attendant ce moment, - qui au fond de lui-même- souhaitait qu’il s’attarde le plus longtemps possible-, le patron s’ingénia à trouver des prétextes pour se rapprocher davantage de Habiba.
Malgré le « bonjour monsieur », qu’elle lui adressait, chaque fois qu’ils se rencontraient sur le chemin, Jean Pierre n’avait jamais osé entamer une discussion avec elle. Les traditions de la tribu étaient bien nettes dans ce domaine. L’homme ne doit révéler ses sentiments à une fille qu’après le mariage. La femme n’a le droit de parler qu’à son mari.
La séparation des sexes était rigoureusement sévère.
Il fallait donc trouver une intermédiaire qui rapporterait fidèlement les sentiments de Jean pierre à la jeune fille.

Afin d’admirer cette beauté qui commençait à le ronger et le déranger, il avait inventé certains prétextes pour aller discuter avec son père au moment où ce dernier prenait son repas. La jeune fille se tenait à quelques mètres d’eux, détournant légèrement la tête et révélant son profil de princesse.
En discutant avec le père, Jean Pierre lui demanda un jour, avec toute la diplomatie nécessaire, s’il acceptait qu’il lui apporte quelques vêtements dont sa famille ne s’en servait plus. Il avait peur que le père de Habiba ne prenne mal sa proposition. Malgré la misère qui les rongeait chaque jour davantage, les habitants de cette contrée avaient su garder leur dignité. Il était rare que quelqu’un vienne demander la charité aux chrétiens. A part la vieille Aguida et les petits enfants qui venaient chaque dimanche se recroqueviller près de la maisonnette, tous les indigènes gardaient leur fierté et faisaient semblant de ne pas s’intéresser à ces étrangers. Par contre, les femmes étaient facilement conquises. C’était peut-être là, la raison pour laquelle on leur interdisait de s’approcher des hommes, de quelle confession qu’ils soient.
Il fut soulagé lorsque le père de Habiba lui répondit :
« - Bien sûr que vous pouvez nous apporter ces vêtements. Comme vous voyez M. jean, les nôtres sont en laine. Ils sont rêches, chauds, sales et très lourds. Si vous pouvez m’apporter quelques chemises légères et un short comme celui que vous portez vous-même de temps en temps, je vous serais très reconnaissant ».
De retour chez lui, il demanda à sa femme de ramasser tous les habits qu’il n’utilisaient plus.
« - je compte les distribuer aux pauvres de la tribu ».
Elle lui expliqua que ce geste de charité pourrait être mal interprété par les indigènes, que ces derniers n’étaient pas habitués à porter des vêtements occidentaux, et qu’au lieu de gagner leur sympathie, il risquait d’attirer leur haine . »
Devant la décision inébranlable de son mari, Ondine finit par se plier à la volonté de Jean Pierre et lui prépara un lourd ballot contenant en plus des vêtements quelques couvertures et des draps.
Il tria quelques pièces qu’il remit à Aguida, le reste du gros paquet fut offert au père de Habiba.



VIII- Tenant une boule métallique dans sa main droite, et un bout de tissus jaune dans sa main gauche, Jean Pierre étudiait mentalement sa force de tir pour dégager la boule de ses adversaires qui se trouvait à quelques centimètres du cochonnet. Cet après midi là, il n’arrivait pas à se concentrer sur le jeu, d’autant plus que Jules, le meilleur tireur, sur qui, il comptait souvent, faisait partie de l’équipe adverse. La boule lancée avec force, rasa celle qui se trouvait près du bouchon sans la toucher, percuta le sol dur et alla se perdre loin au milieu de la pierraille.
Comme pour justifier sa maladresse, Jean Pierre dit sur un ton triste :
- « Il parait que les indigènes se sont lancés dans la lutte armée. La résistance commence à créer de sérieux problèmes au gouvernement. Hier les gendarmes ont découvert des câbles téléphoniques arrachés à leur poteaux ».
A cette mauvaise nouvelle, l’avocat, qui devait jouer juste après, oublia son tour et se lança comme d’habitude dans une critique enguirlandée d’insultes pour prouver une nouvelle fois qu’il était le visionnaire, l’expérimenté, le modèle qui prodiguait les conseils à suivre.
L’intervention de l’avocat, qui relevait plus de la diatribe que du plaidoyer ne plut guère au vétérinaire. Ce dernier lui répondit que cette colonisation n’avait fait que trop durer, qu’il était temps que les français laissent les autochtones gérer eux- mêmes leurs propres affaires. Il les informa que la résistance était mieux organisée dans les villes que dans les campagnes. Les nationaux, comme ils aimaient se nommer, commençaient déjà à se procurer des armes légères pour mener leur lutte contre l’occupant. Il leur apprit que, lui, personnellement, il ne pouvait plus cautionner une politique qui allait à l’encontre de ses principes.
- « J’ai déjà pris toutes mes dispositions pour quitter le pays le plutôt possible », conclut-il.
Fâché, l’avocat tenta d’expliquer à ses amis que le fait d’abdiquer de cette façon relevait de la haute trahison. Il leur rappela qu’ils étaient, après tout, les missionnaires du gouvernement français , que les principes devaient être laissés de côté devant l’intérêt général de la métropole. Il était hors de lui et criait en bavant.

Silencieusement, la tête basse, le vétérinaire se dirigea vers sa voiture. Il ne revint plus à la carrière.
Michèle fut réjouit de ce départ inespéré et commença à faire des éloges sur la précision et la force de tir de Jules.

La France avait engagé de force quelques indigènes pour surveiller, la nuit, les câbles téléphoniques qui continuaient à subir des dégâts. Mais Salem et Kabachi savaient comment détourner la vigilance des gardiens pour accomplir convenablement leur travail. Ni les français ni les indigènes ne savaient qui étaient les auteurs des sabotages. Les gendarmes embarquaient de temps en temps, quelques habitants pour leur faire subir de longs interrogatoires, dans l’espoir de trouver la piste qui les mènerait aux semeurs de troubles. Ils distribuaient des bonbons et des chocolats aux petits gamins en leur demandant ce que faisaient leurs parents la nuit. Ils furent déçus et abandonnèrent ce type d’enquête depuis le jour où un garçon de dix ans leur répondit : « Mon père, la nuit, il fait l’amour à maman ».




IX- Les quatre véhicules de gendarmes qui se dirigeaient à toute allure vers le hameau des indigènes, soulevaient un nuage de poussière blanche.
Etat d’alerte.
Tous les habitants se tenaient l’air abasourdi devant leur hutte. Ils ne savaient pas pourquoi les gendarmes tenaient à les voir. Un agent des forces auxiliaires vêtu d’un uniforme kaki était venu frapper à la porte de tous les habitants en leur ordonnant de sortir et de se tenir debout, chacun devant sa hutte. On alla chercher tous les ouvriers qui travaillaient loin dans des fermes.
Salem et Kabachi avaient peur d’être découverts.
Beaucoup de câbles téléphoniques furent arrachés au cours du dernier mois.
La nuit, ces deux hommes se permettaient même de poser d’énormes pierres au beau milieu de l’unique route asphaltée qui traversait le pays du nord au sud. Les responsables avaient désigné un veilleur pour tous les cinq poteaux téléphoniques. Mais les dégâts étaient toujours là. Les veilleurs ne pouvaient résister aux plantes somnifères que Alioua, le cafetier, mélangeait avec de la menthe pour leur préparer du thé.
Un officier de la gendarmerie demanda à tout le monde de se mettre en rang par deux et de marcher sans créer de problème. Mêmes les petits enfants étaient là. Certains pleuraient.
Bouchaib, le premier suspect, fut arrêté la veille. Il rôdait près de la maisonnette au moment où deux gendarmes vinrent faire le premier constat. Ne pouvant expliquer les raisons de sa pésance près du lieu du drame, il fut menotté et embarqué sur le champ.
« - Toute tentative de fuite sera sévèrement punie », déclara l’adjudant chef.
Deux voitures se mirent en tête du cortège. Deux autres fermaient la marche.
L’enquête allait se dérouler dans la brigade à quinze kilomètres de la carrière.
Toute la tribu Bhatra sud avançait silencieusement, fièrement. La tête haute. Elle n’avait jamais compté plier l’échine devant ces envahisseurs.
A côté de sa sœur Brouk, Aguida, pieds nus, marchait d’un pas mal assuré. Comme toute ses semblables, elle n’avait jamais posé les pieds dans une administration quelconque. Hachmi se permettait même de proférer des insultes envers ces étrangers qui le traitaient ainsi. Il parlait à haute voix, le visage levé vers le ciel. Aveugle depuis une dizaine d’années, il n’avait jamais quitté le hameau. Sa femme le tenait fermement par le bras pour le guider au milieu des pierres. Son gros baton martelait le sol.

La veille, la jeune Béatrice n’avait pas rejoint la maisonnette vers dix-sept heures. Heure du retour en ville. Souvent absorbée par sa lecture, elle avait l’habitude de ne pas faire attention au temps, jusqu’au moment où quelqu’un venait la retirer presque de force, des péripéties de l’histoire qui se déroulait entre les lignes de son roman.

Ondine et Jacqueline partirent à sa recherche. Durant tout le trajet, elles ne cessèrent de parler de l’état de santé de Jean Pierre, de son manque de sommeil et d’appétit, de son comportement bizarre. ..
La maman de Béatrice qui suivait difficilement la marche agile de son amie affirmait :
«- Ces derniers jours, il est tout le temps de mauvaise humeur. Il refuse de s’ouvrir à nous et de nous parler de ses tracas. S’il n’était pas tout le temps pris par son travail, ici dans la carrière, j’aurais soupçonné une histoire d’amour , comme vous l’avez souligné l’autre jour. Mais je suis sûre qu’il ne s’agit pas là d’une affaire de cœur ».
« - Peut-être reçoit-il des menaces. Tu sais dans ce bled en désordre, tout est possible », lui répondit Jacqueline de sa voix nasillarde.
« - Non, je ne pense pas. Sinon, il aurait pu se confier à moi, sa femme ».
« - Ah ! tu parles des confidences des hommes… », elle ne put achever sa phrase. Saisie par l’atrocité de la scène, elle laissa échapper un « ah ! » et se retourna vers Ondine pour la soutenir entre ces bras. Celle-ci n’avait pas compris la cause de cette étreinte, jusqu’au moment où elle vit à son tour, la jeune Béatrice gisant inerte dans une mare de sang. Elle laissa échapper un cri aigu et voulu se rapprocher de la victime.




X- Comme ils ne travaillaient pas le dimanche, tous les habitants de la tribu Bhatra sud se rendaient, une fois par mois, à la grande mosquée qui se trouvait perchée sur un terrain très accidenté et difficilement accessible. C’était là où ils rencontraient le délégué du parti nationaliste. Il venait leur parler de l’évolution de la situation du pays. Beaucoup d’assistants à ces rencontres ne comprenaient pas bien ce que disait l’homme venu de la ville, mais se gardaient d’avouer leurs lacunes en politique. Tout le monde hochait la tête de haut en bas.
Plus l’auditoire montrait qu’il avait compris, plus le délégué corsait son discours. Salem et Kabachi auraient bien aimé que quelqu’un leur explique des mots comme « négociation, résistance, parti, gouvernement, indépendance… ». Ils cachèrent leur gêne. Comment osaient-ils demander davantage d’explications, alors qu’ils étaient considérés par toute la tribu comme les deux éléments les plus actifs, les plus engagés dans la lutte ?
Seul Lemsihet, qui avait fait la guerre 14/18, ne participait pas à ces rencontres, qui, selon lui, ne servaient à rien.
« - C’est de la démagogie, répétait-il. L’ennemi ne peut être chassé qu’à coup de fusils et de baïonnettes ! ».
Lemsihet était l’esprit rebelle de la tribu. Il était contre tout : colonisation, religion, argent, traditions, politique. Il s’était installé dans la fronde depuis son jeune âge. Enrôlé de force dans l’armée française, à l’âge de dix-neuf ans, il avait eu la chance d’en sortir sain et sauf. En revenant dans sa tribu, il tenta d’expliquer aux habitants les visées des grandes puissances, mais personne ne comprenait ce qu’il disait.
Les indigènes écoutaient attentivement les conseils de cet impulsif et rêveur, sans jamais oser les mettre en pratique.
D’une voix aiguë, le délégué, un homme chétif, parla à son auditoire de la dernière session extraordinaire du bureau exécutif du parti. Il tira un petit bout de papier d’une poche et commença presque à réciter :
« Les membres du bureau exécutif réunis en session extraordinaire au cours de la semaine dernière ont le plaisir de vous informer que le colonisateur vit ses derniers jours. Bientôt la résistance prendra un détour décisif. Les armes sont arrivées à la frontière. Il suffit de régler la facture pour en prendre possession. Malheureusement l’argent dont dispose le parti n’est pas suffisant. Nous implorons donc tous nos frères patriotes de faire un ultime effort et d’être plus généreux afin de ramasser la somme qui nous manque. Mais comme cette somme est importante, nous vous demandons de faire un sacrifice

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Auteur Commentaire en débat
Bacchus
Posté le: 03-08-2013 00:55  Mis à jour: 03-08-2013 00:55
Modérateur
Inscrit le: 03-05-2012
De: Corse
Contributions: 1186
 Re: Les déshérités
Ce texte est tout à fait intèressant et bien écrit.
Il met en évidence les abus d'une colonisation dont nous avons appris à mesurer toutes les erreurs et injustices. toutefois, je crois pouvoir dire que la plupart de ceux qui viennent sur ce site ont des opinions ou une religion déjà bien établies . C'est pour cette raison que tu ne verras pas, dans nos pages, d'expressions tendant à favoriser telles idées plutôt que telles autres.
Les livres pouvant nous enseigner tout notre passé colonialiste ne manquent pas. Ni ceux parlant des multiples invasions de notre pays par de nombreuses peuplades, dont celles prônant l'Islam.
J'ai lu avec intèrêt tes textes qui, dans le contexte de ce site, peuvent se passer de références et citations religieuses, chacun d'entre nous mettant de côté un sujet bien connu pour le potentiel de discorde qu'il contient.
Ton récit parle d'une catégorie de Français installés dans une de nos anciennes ' colonies '. Ils étaient aussi étrangers pour nous, vivant dans nos campagnes et nos villes, avec nos soucis de chaque jour, que pour vous qui les voyiez évoluer derrière un rideau infranchissable.
J'imagine que tu dois avoir bien des histoires à nous conter, qui nous parleraient des coutumes, des joies et soucis journaliers des gens autour de toi.
Libre à nous de l'interpréter, selon notre nature.
Salut à toi Bacchus

( Je ne suis pas sur que les très longs textes soient tous lus jusqu'au bout...)
Loriane
Posté le: 03-08-2013 11:43  Mis à jour: 03-08-2013 13:31
Administrateur
Inscrit le: 14-12-2011
De: Montpellier
Contributions: 9499
 Re: Les déshérités
Sur l'écriture :
des fautes de syntaxe notamment sur l'accord des temps et un récit embrouillé, avec beaucoup de personnages et texte très long et difficile à lire, peu structuré.
Sur le fond :
Marre !! marre !!marre !!! C'est un récit manichéen, un long réquisitoire sur des personnages antipathiques et nullement représentatifs des français. Cela sent la malhonnêteté morale.
La France mise en cause, si elle fut une puissance colonisatrice, n'a jamais eu la main de fer des anglo-saxons, ni utilisé un pouvoir de destruction. et ses torts qui ont duré un siècle sont très largement exploités pour culpabiliser encore aujourd'hui tout un pays en tordant avec malveillance le cou à l'histoire.
La colonisation d'un peuple par un autre est une histoire vieille de plus de 5000 ans, des empires se sont construits colonisant d'autres peuples, puis ont disparus.
Normalement chacun reprends ses billes et ne se fait pas entretenir en se victimisant sans cesse. La France a laissé en héritage des infrastructures, une importante aide financière, un accompagnement, ce qui ne fut pas du tout, mais alors pas du tout la cas des anglais, inutile de comparer les deux pays.
Ton 'histoire du méchant colon et du malheureux "indigène" manque singulièrement de nuances et de véracité.
En revanche ce qui reste vrai c'est la mise en esclavage des femmes dans les pays musulmans.
C'est trop partial pour être crédible et les accusations n'ont voilées, elles, ne sont pas nouvelles et ces redites sentent la rancune et la haine.
Je n'ai pas du tout aimé.

Pour juger il faut connaître l'histoire :
Voici dans ces liens un portrait plus juste des "pauvres indigènes": Sur terre peu de peuples sont en position de donner des leçons ou faire des reproches aux autres. Que les africains et les arabes balayent eux aussi devant leur porte et passent à autre chose, enfin !.
Esclavage, colonisation, pédophilie, torture, et maltraitance des femmes ....

http://youtu.be/jcIcd3T2BMw
http://youtu.be/MJyQYGqGpy8

http://youtu.be/xkQQSaxHU0M
http://youtu.be/lD8FZpmjv0M
http://youtu.be/jxxVq82QPS4
http://youtu.be/2hV0whU7ndE
http://youtu.be/yLvctcpvCEs
http://youtu.be/zK-Pp373Yz4
http://youtu.be/QrfGUpSjJUI
http://youtu.be/6cGSn9LTe9g
http://youtu.be/ol0ud_fHvjc

http://youtu.be/KXlwBt62r_g
http://youtu.be/Bb2g-s7c30w
Mes préférences



Par une aquarelle de Tchano

Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui bat d'une aile à dessiner
Qui bat d'une aile à rédiger
Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui dit les mots d'anciens poètes
Les couleurs d'une boîte à crayons
Il souffle des mots à l'estrade
Où il évente un émoi rose
A bord de ce cahier volant
Les animaux font des discours
Et les mystères vous font la cour
A bord de ce cahier volant
Un âne triste monte au ciel
Un enfant soldat dort la paix
Un enfant poète baille à l'ourse
A bord de ce cahier volant
Vénus éteint la douce brune
Lune et clocher vont bilboquer
L'eau le soleil sont des amants
Les cages aux oiseux sont ouvertes
Les statues font des farandoles
A bord de ce cahier volant
L'hiver soupire le temps passé
La porte est une enluminure
Les croisées des lanternes magiques
Le plafond une aurore polaire
A bord de ce cahier volant
L'enfance revient pousser le temps.
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