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Accueil >> xnews >> Mektoub - Nouvelles - Textes
Nouvelles : Mektoub
Publié par Abu-issa le 24-05-2014 23:05:37 ( 1343 lectures ) Articles du même auteur
Nouvelles



Je roulais en direction de la montagne qui donne une vue imprenable sur la ville blanche
d’Agadir et sa baie. Je testais ma nouvelle acquisition : une « Audi A5 » noire toutes options
au nom de la société. Je conduisais à toute allure. Je venais tout juste de déserter mes alliés de
la nuit. La musique me tapait sur les nerfs et je n’étais plus d’humeur à m’abandonner dans
ces tourbillons d’illusions. La vodka n’avait pas su me contenter, je me sentais à l’étroit et
j’avais besoin d’air. J’avais une envie terrifiante de blanche mais je m’étais juré de ne la
consommer que le week-end. De toute manière, il était hors de question de rebrousser chemin.
J’aime la nuit, particulièrement à cette heure où elle est dans la plus belle de ses parures :
profonde, elle brille de tous ses accessoires, et même les nuages décident par pudeur de lui
laisser faire sa parade. La lune, quant à elle, en maitresse de cérémonie apprécie le ballet
étoilé.
Je n’étais plus en captivité. Je m’affranchissais de mon statut quo pour quelques heures. Je
désirais avec impatience étreindre l’air maritime du haut de la montagne. Le col routier était
très étroit mais la peur était devenue mon amie. Arrivé à destination, je n’étais pas le seul à
avoir eu cette idée. De nombreuses voitures étaient alignées. Des individus solitaires enfoncés
dans leur siège entamaient leur énième canette de bière. Chaque poste de radio avait sa
préférence : de la musique populaire (Chaabi) pour les uns, du raï pour les autres et des slows
des années quatre-vingt pour les amoureux qui n’allaient pas tarder à quitter cet endroit, trop
peuplé d’hommes perdus à leurs goûts.
C’est exact, nous nous sommes égarés en cours de chemin.
Là, c’était palpable ! L’endroit transpirait la mélancolie! La beauté du site dans cette nuit
électrique absorbait les désespoirs. J’étais venu moi aussi lui déverser mon lot de détresse.
Les signes extérieurs pour ma part sont trompeurs si l’on s’attarde sur mon profil :
1
-Fils d’une des plus grandes fortunes de la région,
- études de commerce à l’étranger,
- emploi à responsabilité (limitée) dans une des boites de papa,
-Femme de ménage à disposition (et autres),
-Nouvelle voiture à plus de 400000 dirhams,
-Maison familiale en bordure de mer pour les week-ends,
-tension entre frères et soeurs,
-mort de maman de longue maladie,
- beau garçon qui commence à avoir les prémices d’une tête de toxico !!!
Non il n’y avait rien à redire, j’avais le profil du parfait fils de riche. Je nageais dans des bains
de suffisances !
Mais comme tous ces hommes alignés, je m’invitais à eux pour partager mes tristesses avec la
boisson. Je sortis de ma boîte à gants de petites bouteilles de whisky que l’on sert dans les
avions. Je les enchainais l’une après l’autre pour rattraper la concurrence qui m’avait devancé.
Après une heure environ, des signes de changements de relais donnait l’alerte au ciel :
madame lune et ses petites étoiles devaient bientôt passer leur tour. L’air marin n’avait que
faire des couleurs du ciel, il travaillait sans relâche à mon bonheur ! Je compensais mes états
d’ivresse en accueillant cet iode avec grand enthousiasme. Soudain, tous les minarets
répondirent présent à l’appel de l’aube. On était encerclés par toutes ces voix en écho. L’auto
à ma droite coupa le son de sa musique en signe de respect, d’autres par contre
l’augmentaient pour ne pas y penser ! L’appel à la prière, en état de défonce, me donnait des
sueurs froides. C’était aussi le signal de déguerpir car le soleil n’allait pas tarder à se lever et
il fallait maquiller mon état et prendre une bonne douche pour faire semblant toute la journée.
Je démarrais et repris le même parcours en sens inverse. J’appuyais nerveusement sur le
champignon. Mon coeur se serrait et l’anxiété frappait vigoureusement à ma porte. Des idées
noires m’envahissaient. La voiture obéissait aux ordres. J’accélérais à tout va. Pourquoi ne
pas sauter dans le vide ! Ce serait la chose la plus spectaculaire que j’aurais fait de ma
2
maudite vie ! Une fin à la James Dean ! Je ferais mon acte rebelle ! Je vivrais enfin ! Allez
courage ! Saute ! Et l’affaire serait pliée ! Allez vas-y! Puis je levais la tête au ciel ! Un signe
bon sang ! Je criais des lames pointues qui me poignardaient ce qu’il me restait de coeur.
Même la mort je ne la méritais pas.
Je grillais tous les feux pour me consoler de ma trouille. Et puis à une intersection à
cinquante mètres de l’entrée du port, je percutais une mobylette.
L’individu rencontra mon pare-brise pour retomber au sol. Un son mortuaire. Pris de panique,
je fis marche arrière, donnai un coup de volant et quittai les lieux.
Mais qu’est-ce qui tombe sur mon destin !
La voiture atteignait les 220 km/h, j’étais bien loin là ! Ouf !Tu t’en es sortis ! La lâcheté te
va comme un gant. Il ne reste plus qu’à déposer ta voiture dans un entrepôt, en prendre une
autre de rechange et l’affaire sera réglée. Qui m’aurait vu de si bonne heure à une vitesse où il
est impossible de relever une plaque d’immatriculation et de deviner mon visage, toutes mes
vitres étant fumées.
Aucune preuve, j’en étais sûr ! À moins qu’une auto de soulard derrière moi puisse
m’identifier. Ils étaient plusieurs à m’avoir entrevu pendant au moins deux heures en haut de
la montagne. Non, ils étaient bien trop saouls pour voir quoique ce soit ! Dans le pire des cas
je pouvais prétexter un voyage en Europe de quelques semaines pour tasser l’histoire.
Quel âge pouvait-il avoir ? Que faisait-il à cette heure -ci? Peut -être un pécheur qui se rendait
au port ? Avait-il des enfants à charge ?
Ma conscience arrivait à la surface. Je transpirais de tout mon être, une sueur acide, une sueur
de condamné. Quand, dans ma triste vie, ai-je été un homme ? Constamment à fuir et
accepter les règles du jeu de papa. J’étais un pion, un pantin articulé par l’argent. On
respectait le nom de mon père mais mon prénom n’avait pas son mot à dire. Ma tête était en
feu ! C’en était trop !
Je donnai un coup de frein sec à la voiture, fis demi-tour et pris la ferme décision de revenir
sur les lieux du crime ! Par cet acte je décidai de m’affranchir et de prendre mes
responsabilités. La peur me noua le ventre.
3
J’arrivai sur place. Une cohue avait déjà pris les lieux en otage. Des femmes sur le bord de la
route pleuraient et s’agrippaient le visage et les hommes curieux s’approchaient pour
constater le terrible accident. La victime, elle, étai allongée sur le goudron. Son visage était
reposé, sans aucun signe extérieur en lien avec la collision, hormis un filet de sang pourpre
qui s’écoulait de sa bouche pour s’étendre sur le sol. L’incident bloquait la circulation, les
chauffeurs de taxi grinçaient ! Et moi j’ai abandonné mon véhicule à 100 mètres de l’impact
et je me suis mélangé à la foule. Je guettais le moindre geste de la victime, elle avait l’air dans
un profond sommeil, inerte mais sereine.
Je sortis une cigarette et me la mise au bec, je pense que je ne réalisais pas à cet instant la
gravité des événements. Moi aussi j’étais en état de choc contrairement à la victime je n’étais
pas zen, mais pris dans un cyclone émotionnel. Les premiers secours ont peiné à pointer leurs
gyrophares. Après quarante minutes ils sont venus constater les dégâts. Le rouge de
l’ambulance a créé un engouement sensationnel, la foule se multipliait à l’infini. Les balcons
des immeubles bondés ! Un show où l’acteur principal est cloué au sol. Les pompiers se sont
rués vers l’homme et ont constaté son immobilité. Leurs visages étaient refrognés, ils ont
effectué des massages cardiaques, mais le gars ne semblait pas coopérer. La foule
compatissait et scandait l’exhortation religieuse : « C’est à Dieu que nous appartenons et c’est
à Lui que nous revenons. »
Moi au milieu, j’observais ce tableau tragique dont j’étais le peintre. Comment signaler ma
présence ? Me livrer à eux : inconcevable ! Je serais lynché en plein public ! Que faire ?
Attendre la police ?
Quand on parle des poulets on voit leurs insignes ! Une Kangoo rapplique gyrophare sur le
capot. Deux policiers en tenues impeccables sortent de l’engin suivis d’un inspecteur vêtu
d’un costume marron d’une allure nonchalante et entrent en scène. Aussitôt, la foule recule de
quelques pas tandis que l’un des policiers fait la circulation pour décongestionner le trafic.
L’autre somme le troupeau de circuler. L’inspecteur tourne autour de la victime, les mains
dans les poches. Ses yeux se baladent dans tous les sens à la recherche du moindre indice. Il
touche sa moustache grisonnante et sort de la poche intérieure de sa veste un calepin. Il
gribouille dessus tout en arrêtant son regard perçant en haut de la montagne. Une civière
vient d’emporter ce qu’on peut nommer à présent le cadavre.
Je ne savais plus où me mettre. Moi qui voulais il y a quelques heures perdre la vie, je venais
tout juste de l’enlever à un inconnu.
4
A l’instant où l’ambulance prit congé, la ville semblait reprendre son cours. Le trafic de
voiture repartait de plus belle et les klaxons rugissaient des capots. J’étais face à mon destin.
Je pouvais rebrousser chemin, personne n’avait remarqué ma présence douteuse, mis à part
mon véhicule garé à cent mètres qui commençait à éveiller les soupçons de la police.
Je sortis de mon silence pour rencontrer, sans plus attendre, le moustachu.
« -Salam, je peux m’entretenir un instant avec vous ? »
Surpris, l’homme âgé d’une bonne cinquantaine et des poussières se rapprocha.
« -Tu vois pas que je travaille ! Comment oses-tu me déranger! Tu connaissais la victime ?
Proche parent, c’est ça ! »
« -Non monsieur je suis le coupable ! Mon arme est stationnée au bout, c’est le véhicule noir
au loin ! »
« - Ce sont des aveux ! C’est une blague ou quoi ? Tu as été envoyé par les collègues ! C’est
ça ! C’est ma dernière affaire avant de tirer ma révérence alors ils veulent s’amuser ! Dis-leur
que je ne marche pas dans leurs sottises. J’ai encore du flair ! Allez vas-t-en ! »
«- Mais non ! Je vous assure inspecteur ! »
« -Bon ! Ne me fous pas la honte devant mes coéquipiers, allez, je te suis à ta voiture et on va
causer. »
Il me suivit, le soleil commençait à s’échauffer, la journée risquerait d’être foudroyante. Près
de la voiture, il examina le pare-chocs. Son visage se décomposa, il était bien en possession
de l’arme du crime !
« - Tout d’abord, confie-moi les clefs du véhicule et présente-moi tes papiers ! »
Le ton de sa voix avait changé, beaucoup plus autoritaire. Je passais enfin pour le méchant !
« - Dis-moi, c’est ta conscience qui t’a fait revenir ? Et pourquoi tu as fui ? »
A partir du moment où j’avais endossé le rôle du criminel, je n’avais plus goût à me justifier.
Les faits étaient là devant lui ! Il n’y avait plus lieu de tergiverser. Qu’il m’emmène au trou et
arrête de faire l’enquêteur en manque d’enquête.
5
« -Tu as perdu la parole et en plus tu n’as pas pris le soin de faire disparaitre les pièces à
conviction ! Toutes ces bouteilles vides de whisky ! Mais dis-mois, tu es maso ! Tu crois que
tu pars en vacances ! Tu es en manque de sensations fortes, c’est ça ?»
Il prit son talkie-walkie pour appeler un des policiers en uniforme comme renfort et il
s’attarda sur les papiers de la voiture.
« - Dis-moi tu viens d’acquérir la jolie ! Toute belle, toute neuve. Intérieur cuir, la totale quoi !
Tu dois sûrement être dans le business ! Pour se payer ce genre de voiture comptant, il faut
être lourd monsieur. Mais bon, elle te sert plus à rien maintenant puisque tu es un criminel et
tu vas finir en cabane pour un long, long moment. D’ici là ta belle voiture sera une antiquité !
Conduire en état d’ébriété suivi d’une collision qui cause la mort, c’est ce qu’on appelle un
assassinat !
Entre nous, je n’aime pas les arrivistes de ton genre. Tu t’appelles Karim Zifadi ! Hé Mais dismoi,
tu portes le même nom que l’un des boss de la ville, le très richissime Hamed Zifadi,
proche parent, c’est ça ? »
« -C’est mon père. »
Le visage de l’inspecteur tourna au bleu, il était désemparé, j’avais l’habitude : voilà l’effet
que mon père a sur les gens, proche de la crainte révérencielle. Le nom Zifadi portait loin.
Jusqu’a la cours du Palais. Le pouvoir et l’argent produisent ce genre d’effet ! La procédure
allait vraisemblablement changer. Il prit de suite son téléphone et appela la hiérarchie. Il sortit
du véhicule pour converser. Il aura fallu moins d’une minute pour que le mien sonne à son
tour. Je ne savais pas si j’avais le droit de décrocher, mais de la porte entrouverte de la
voiture, l’inspecteur me fit signe de répondre puis me tourna le dos. C’était le patron au bout
du fil.
« -Mais qu’est-ce qui t’a pris ? Du sang sur les mains ! En plus en état d’ébriété ! Alors tu
m’as fait la totale, j’avais quelques doutes mais j’ai l’intime conviction que tu es un bon à rien
qui me cause toujours des problèmes. Mais comment j’ai pu mettre au monde un fils pareil !
Tu es une erreur ! J’ai définitivement raté ton éducation. Je dois toujours passer après toi pour
faire le ménage. Ton histoire va me coûter beaucoup d’argent et d’interventions ! Il faut que
j’engraisse toute la police et qu’après ta garde à vue, tu disparaisses quelques mois ! Espèce
de con fini ! Je ne veux plus te voir. Déguerpi à Paris ! »
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Je m’attendais à cette déferlante de gauches et de droites de coups sanglants, mes oreilles
étaient au tapis ! Je n’ai pas dit un mot sauf :
« -Papa ! Je vais payer ma dette comme un citoyen normal. J’ai tort et je dois passer par la
prison ! »
« -Quoi tu délires ? Bon, je prends ça sur le fait que tu es en état de choc, mais ne t’avise plus
jamais, JAMAIS à contester mes choix ! »
Je suis descendu de la voiture, l’inspecteur Hassani m’emmena dans la Kangoo accompagné
d’un agent. J’étais à l’arrière, menotté, quand un homme vêtu de noir apparut de nulle part, il
échangea quelques mots avec le moustachu et s’empara de mon Audi pour disparaitre.
J’imagine qu’on effacera toutes les traces d’alcool dans la voiture et qu’on ira la déposer chez
un carrossier pour limiter l’impact frontal du pare-chocs. Ils vont flouer la vérité et passeront
sûrement ça pour un accident involontaire dû à la victime qui avait brulé un stop ou que saisje
encore ? De toute manière elle n’est plus de ce monde et peut aisément être coupable et
porter tous les chapeaux.
J’observais mon blanchiment à vue d’oeil, on effaçait pas à pas tous les indices. De l’assassin,
je passais pour la victime. Qui contestera ? La famille du cadavre, elle n’est même pas encore
au courant de l’accident.
Le défunt travaillait au port. Il provenait d’une catégorie modeste et d’un niveau intellectuel
précaire. La famille en deuil se résignera comme la plupart du prolétariat devant l’autorité. Ils
recevront de la part du patron une belle enveloppe discrète. Ils s’occuperont de l’enterrement,
et tout sera réglé. L’argent pansera les plaies.
En ce qui me concerne, je serai ce témoin coupable pris par les tentacules du système où la
corruption résout toutes les tracasseries. Tant qu’on met de la monnaie dans la machine, elle
broie tout sur son passage et nettoie la pire des crasses.
Pour la première fois de ma vie, je rentrais dans un commissariat. L’air était infect. Comment
la police pouvait exercer dans ces conditions. Une vraie bicoque! On se serait cru dans une
décharge : de vieux ordinateurs bons pour la casse, des machines à écrire datant de la
préhistoire entreposées dans un coin, un paradis pour la poussière. On passa devant une
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cellule où une quarantaine de personnes étaient parquées, de vraies têtes de zombie, un film
d’horreur ce commissariat !
L’inspecteur Hassani me devançait pendant que ses collègues se moquaient de lui !
« - Tu finis ta carrière avec la prime Madone ! »
« - Allez-vous faire ….. »Répliqua Hassani.
Il me menotta à une canalisation et me permit de m’asseoir. Il était clair que je n’avais pas
droit au même traitement de faveur que les zombies. Je n’allais pas m’en plaindre. Le futur
retraité n’était pas à l’aise dans ses souliers, son regard fuyait dans tous les sens, j’étais une
sorte de patate chaude qu’il fallait vite classer.
« - Bon, je vais te dire une chose fils de riche, je fais ça à contre coeur, les ordres viennent
d’en haut, mais je t’assure que je ne mange pas de ce pain-là ! »
« -Monsieur, je veux purger ma peine ! Je suis prêt à dire au juge que j’étais saoul et que j’ai
heurté l’homme qui est mort sur le coup ! Tout est de ma faute mis à part que s’il portait son
casque, on n’en serait pas arrivé là ! Un casque, c’est fait pour le mettre sur la tête, pas sur le
guidon ! » Lui répliquais-je.
« -Je suis d’accord sur ce point ! Mais tu crois que tout le monde a étudié à la mission
française ! On ne peut pas faire d’un âne un cheval de course en claquant des doigts. Il faut de
la prévention, la contravention à elle seule n’est pas suffisante. »
« -Donc d’après vos dires, l’état est aussi responsable de la mort du jeune homme. »
« - Ne m’embrouille pas, ne fais pas le malin ! »
« - En tout cas je suis prêt à assumer ! »
«- Le fils à son papa veut faire le rebelle, il veut tenir tête au système. Tu te prends pour Che
Guevara, c’est ça ?Tu es plus rusé que les autres bourgeois à ce que je vois, tes remords te
donnent du zèle ! Ou bien tu défies ton père. »
Cet homme en avait en dessous la moustache. Il me poussait dans mes retranchements et me
mettait face à mes convictions qui étaient troubles. Je venais tout juste de dessaouler et j’étais
toujours en état de choc. Les événements se suivaient comme les perles d’un collier emmêlé.
Je voulais m’affranchir de mon patronyme et j’avais l’occasion d’exister à travers la mort de
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cet homme. Pour défier mon père ? Oui, mais pas uniquement. J’en avais marre de ce système
de corruption qui enlisait le pays. Je tenais dans mes mains ma rédemption.
« -Bon assez joué ! Je suis fatigué. Sache que les événements me dépassent aussi et je n’ai
aucun droit de regard sur ton dossier. Tu dois passer la nuit dans une cellule à l’abri de tout
soupçon et demain un collègue prend le relais et moi je pars en retraite, basta ! »
« - Comment ? »
« - Dis-toi que tu as une deuxième chance ! Que Dieu en a décidé autrement. C’est ton
mektoub. Il devait mourir. Repars à zéro et si tu es sincère, mets-toi au service des gens. Je ne
sais pas, deviens bénévole, avec toute la fortune de ton père tu pourras remonter dans le temps
et sauver des vies ! »
Voilà, encore une fois on décidait à ma place. Toute ma vie on m’avait reproché de ne pas
être un homme et pourtant on n’avait fait que m’infantiliser. On m’avait toujours mis le
poisson dans la bouche mais jamais appris à le pêcher. Cette situation n’était que stratégie
pour que je puisse toujours être à l’ombre du patron. L’émancipation m’était Haram !
Interdite ! Contente-toi de consommer et reste à ta place.
Le lendemain le procureur a fait passer mon affaire en priorité pour aller en jugement,
l’addition pour mon père devait être salée car j’étais en V.I.P. La police a mis tous les moyens
nécessaires pour que je ne puisse en aucun cas être vu par la famille du défunt. J’ai su par la
suite que moi et la victime avions le même âge, il était papa d’une petite fille de deux ans.
J’étais réellement attristé et je le vivais comme une double peine.
Deux jours auxquels que je n’ai pas touché une goutte d’alcool, j’en avais la tremblote. J’ai
obtenu des affaires de rechange et du liquide pour partir. Pour plus de prudence, on m’a
transféré sur la ville de Marrakech. Un chauffeur m’a déposé à l’aéroport pour décoller dans
matinée. J’étais de nouveau clean aux yeux de la société, un nouveau départ, un « RESET ». Il
était temps d’enregistrer les bagages, Les lieux étaient bondés. Le retour s’annonçait difficile
pour les touristes au teint hâlé grâce à la magie du soleil marocain. Ces beaux bronzages
feront des jaloux le lundi devant le distributeur de café. Et moi que ferais-je de mes longues
journées brumeuses et pluvieuses à Paris ? Je flânerais à Odéon sûrement, à la recherche de
mes vieilles connaissances. Toute cette diaspora marocaine qui soi-disant étudie pour revenir
apporter la lumière au pays.
9
La queue au contrôle de police était interminable, j’en aurai bien profité pour aller au petit
coin avant d’entamer la galère. Les dernières paroles du moustachu me revenaient sans cesse
à l’esprit, elles s’étaient imprégnées dans mon cerveau comme des chinois à la conquête du
monde. Ce fameux mektoub dont je bénéficiais : je devais faire acte de réparation et aider les
plus démunis de mon pays au lieu de constamment fuir. Pourquoi pas ? C’est évident que je
serai plus utile libre qu’en prison. Mais bon l’heure était à la recherche du vide. Partir pour
mieux revenir. J’avais réellement besoin de me retrouver avant d’apprendre à sentir les
besoins des autres.
Au retour de la salle d’eau, soudain, une femme m’interpella, une femme vêtue de blanc de la
tête au pied, son visage était radieux.
« -Monsieur vous avez fait tomber un billet de votre veste ? »
« -Ah, merci, les gens honnêtes sont bien rares ! »Lui rétorquais- je.
Elle s’avança vers moi avec un charme monstrueux, sa démarche était d’une élégance
ensorcelante, j’en étais déstabilisé. Son visage ovale était délimité par un voile d’une
blancheur éblouissante, le contraste avec ses yeux noir ténébreux me donnait la chair de
poule. Le temps s’était rallongé du moment où elle s’était baissée pour prendre le billet et sa
marche déterminée pour me le rendre : je n’ai pas bougé d’un iota. Sa main frôla la mienne et
elle me remit le billet. Elle s’approcha de plus près encore et me murmura à l’oreille.
« -Justice. »
L’instant d’après j’étais à terre. Je venais de prendre un coup de couteau en plein ventre !
Je n’ai rien vu venir ! Elle prit soin de reprendre la lame, sa technique était imparable. Je n’ai
osé dire un mot et je l’ai laissé quitter les lieux calmement. Au fur à mesure qu’elle prenait le
large, je sentais mon corps se vider de son sang. J’étais sereinement entrain de passer de
l’autre côté dans cet aéroport bondé.
Jamais je n’aurais imaginé finir de la sorte. A mon tour je subissais mon mektoub.
10

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Les commentaires appartiennent à leurs auteurs. Nous ne sommes pas responsables de leur contenu.
Auteur Commentaire en débat
Bacchus
Posté le: 25-05-2014 00:02  Mis à jour: 25-05-2014 00:02
Modérateur
Inscrit le: 03-05-2012
De: Corse
Contributions: 1186
 Re: Mektoub
J'ai été passionné par la lecture de cette nouvelle.
L'idée est généreuse et porteuse d'espoir.
Les privilèges que l'argent confère n'ont pas de frontières.
Merci pour cette lecture.
Amicalement Bacchus
Abu-issa
Posté le: 25-05-2014 00:44  Mis à jour: 25-05-2014 00:44
Régulier
Inscrit le: 24-05-2014
De: Maroc
Contributions: 63
 Re: Mektoub
Merci
EXEM
Posté le: 25-05-2014 17:49  Mis à jour: 25-05-2014 17:49
Plume d'Or
Inscrit le: 23-10-2013
De:
Contributions: 1480
 Re: Mektoub
La pauvreté est moins pénible à supporter que la richesse perdue.
Excellent texte.
Donaldo75
Posté le: 25-05-2014 20:05  Mis à jour: 25-05-2014 20:05
Plume d'Or
Inscrit le: 14-03-2014
De: Paris
Contributions: 1111
 Re: Mektoub
Tout simplement impressionnant !
Abu-issa, tu m'as bluffé de bout en bout et ton personnage tient le lecteur en haleine à toutes les étapes de sa prise de conscience et ce jusqu'à la fin.
Bravo et merci !
Abu-issa
Posté le: 25-05-2014 21:23  Mis à jour: 25-05-2014 21:23
Régulier
Inscrit le: 24-05-2014
De: Maroc
Contributions: 63
 Re: Mektoub
Merci , pour votre acceuil
Kalimera
Posté le: 26-05-2014 18:51  Mis à jour: 26-05-2014 18:51
Semi pro
Inscrit le: 28-04-2014
De: Tokyo, Japon
Contributions: 116
 Re: Mektoub
Bonjour !
Merci pour ce texte super-bien écrit, il m'a tenue en haleine jusqu'à la fin, à laquelle je ne m'attendais pas du tout !

Il y a des réminiscences de L'étranger de Camus dans ta nouvelle, beaucoup de talent.
Bravo et merci,
Kalimera
Mes préférences



Par une aquarelle de Tchano

Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui bat d'une aile à dessiner
Qui bat d'une aile à rédiger
Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui dit les mots d'anciens poètes
Les couleurs d'une boîte à crayons
Il souffle des mots à l'estrade
Où il évente un émoi rose
A bord de ce cahier volant
Les animaux font des discours
Et les mystères vous font la cour
A bord de ce cahier volant
Un âne triste monte au ciel
Un enfant soldat dort la paix
Un enfant poète baille à l'ourse
A bord de ce cahier volant
Vénus éteint la douce brune
Lune et clocher vont bilboquer
L'eau le soleil sont des amants
Les cages aux oiseux sont ouvertes
Les statues font des farandoles
A bord de ce cahier volant
L'hiver soupire le temps passé
La porte est une enluminure
Les croisées des lanternes magiques
Le plafond une aurore polaire
A bord de ce cahier volant
L'enfance revient pousser le temps.
.

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