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Nouvelles confirmées : Une Nuit de Manhattan
Publié par EXEM le 04-07-2014 03:34:58 ( 918 lectures ) Articles du même auteur



On était en juillet. Il était huit heures du soir et je rentrais chez moi dans ma vieille décapotable. Comme à mon habitude, j’avais pris la Troisième Avenue jusqu’à la soixante-dix-neuvième rue dans laquelle j’avais tourné pour traverser Central Park et me rendre dans le West Side…
Quand j’atteignis Amsterdam Avenue, avenue parallèle à Broadway – et qui la précède quand on vient de l’est de la ville, je décidai de m’arrêter. La chaleur exceptionnelle de la journée m’avait épuisé. J’éprouvais une fatigue morbide qui me fermait les paupières. Je pris donc Amsterdam, et rangeai ma voiture devant « Popover». Cet endroit, comme son nom l’indique, était un salon de thé où l’on vendait des popovers, une spécialité anglaise qui ressemble à une brioche vide qu’on aurait soufflée comme un souffleur de verre souffle un ballon de cristal. Je pénétrai en ce lieu, sachant qu’on y fabriquait aussi un café potable.
L’établissement me semblait avoir toujours existé, et n’avait jamais reçu un coup de peinture ; le soir, l’électricité était si faible qu’on devait suivre le garçon de près pour ne pas le perdre de vue. L’entrée n’était qu’une porte discrète, dérobée à l’œil du passant par un échafaudage installé devant la façade pour la réfection du building ; un travail qui n’en finissait pas.
À droite, en entrant, se trouvait la caisse qui faisait face à un petit renfoncement où étaient les « Toilettes ». Devant la caisse, passait un couloir étroit, courant sans détour, pris entre la cuisine et une rangée de tables placées devant des banquettes le long du mur, sous des fenêtres à niveau de rue. À la fin de cette longue allée, une salle s’étalait sur la gauche en profondeur. J’y fis un pas et allai m’effondrer sur la première banquette contre un mur sombre et frais.
Je ne retrouvai mon énergie qu’après avoir bu un café et avalé un popover dont le vide s’ajouta à celui de mon estomac. Je me mis alors à observer les alentours.
À ma gauche, de l’autre côté du couloir, une jeune mère de famille était installée avec ses enfants qui n’avaient pas vingt ans à eux deux. Les gosses se tenaient bien et mangeaient tranquillement, bavardant sagement avec leur maman. De ce côté, donc, régnait la sérénité et la joie de vivre, ce qui me fit détourner la tête.
En face de moi, dînaient trois vieillards.
Tout d’abord, je ne fis pas attention à ce trio, vieux triangle dont les côtés branlaient sous les ans. Puis, je m’intéressai à l’homme assis à l’opposé des deux vieilles qui l’accompagnaient. La raison de mon intérêt était une phrase qu’il ne cessait de répéter, et qui finit par éveiller ma curiosité.
« C’est de la confiture de pommes ! »
Je le jugeai gâteux, mais je changeai d’avis. Il parlait avec la patience d’un doux instituteur penché sur un élève inattentif. Sur son visage, l’ombre d’un sourire était là comme un silencieux témoin. Il s’adressait toujours à la même femme, celle qui était attablée en face de lui, et qui ne touchait pas à la confiture mais qui fixait le pot avec une réserve méfiante comme font les malades dans un hôpital, devant leur plateau. Elle paraissait d’ailleurs, être sortie récemment d’un de ces asiles. Elle était pâle et ses cheveux étaient clairsemés au point qu’à travers la blancheur de ceux qui lui restaient, on pouvait voir son crâne rose.
L’autre femme, moins âgée et plus grosse, ne cessait de goûter à la marmelade, ne donnant son opinion que par des mouvements faciaux et quelques mots à voix basse qui encourageaient le brave homme à répéter :
« C’est de la confiture de pommes ! »
Remis de ma fatigue, je me mis à observer ces trois personnages. Le vieillard n’était nullement sénile ; il était le guide des deux autres. Il paraissait bien connaître l’endroit et ses deux compagnons ne devaient pas habiter New York. Étaient-elles des amies ? Des parentes ? Des responsabilités ? Ou, plus simplement, des connaissances dont l’une pouvait être une « possibilité romantique» ? Laquelle des deux visait-il ? Celle qui se taisait sans manger ? Ou l’autre, celle qui mangeait en parlant du bout des lèvres ? Je n’arrivais pas à me décider. Le vieillard, lui, ne semblait pas s’en préoccuper. Il faisait les frais de la conversation, des frais qui lui coûtaient moins que ceux de l’addition qui l’attendait. Je ressentis pour lui une sympathie qui me poussa à le dévisager par plaisir, je pourrai presque dire : « par gourmandise ».
Il était maigre et fragile, mais son visage n’indiquait aucun signe de maladie pernicieuse. Il aurait dû, en somme, appartenir à cette catégorie d’hommes âgés qu’on nomme à New York « old farts », ces grands vieux qui ont eu la chance de survivre et peuvent dès lors simplement se laisser vivre ; toutefois, ce n’était nullement son cas. Si ses traits n’étaient plus que rides, dans leur étroit entrelacement, elles soutenaient encore sa figure et lui donnaient l’admirable et fascinante beauté que possèdent les objets rares, ou les momies déterrées après un séjour de plusieurs siècles sous terre. Il y avait en lui un puissant rayon de vie surgi d’un lointain passé dans lequel il avait dû contempler la mort tant de fois autour de lui, que de guerre lasse, celle-ci lui avait fait grâce ! Il ressemblait à un antique vaisseau flottant encore sur la mer, refusant de rentrer au port, refusant de sombrer, le falot au bout du mat, signalant sa présence. Son esprit émanait encore une sagesse enviable, et l’étincelle qui brillait dans ses yeux était allumée par une flamme plus jeune que ses artères.
Les trois avaient commandé leur dîner et attendaient autour du pot de confiture qui était sur la table.
« C’est de la confiture de pommes ! »
Après avoir répété une dernière fois cette phrase cosmique, le vieil homme se leva sans préambule - mais non pas sans motif. Il passa devant moi, ce qui me permit de noter encore une fois, et de près, la qualité de ses vêtements, et déduire de leur style et leur marque, les efforts qu’il avait fait pour s’habiller à la mode des jeunes, sans oublier la casquette de baseball avec l’insigne de l’équipe des New York Yankees.
Il trottinait, projetant ses longs bras en l’air d’une façon compliquée qui faisait craindre de le voir chuter à tout instant, mais créait au contraire en son corps fragile des forces dynamiques lui permettant, non seulement de conserver son équilibre, mais de défier les lois de la pesanteur d’un pas léger. Nous échangeâmes un regard. Puis je le vis s’éloigner, le dos courbé, dans le couloir conduisant aux « Toilettes ».
Lorsqu’il revint à sa table, la serveuse arrivait, transportant plus de plats qu’elle n’avait de mains, mais s’en tirait avec la dextérité d’une jongleuse chinoise. Voulant s’assurer qu’elle ne commît d’erreur, le vieil homme la regardait avec attention, et toujours avec ce pâle sourire qui, je le devinais à l’instant, n’était qu’un signe de timidité.
Pour ma part, je ne pouvais pas bien voir le contenu des plats sans courir le risque d’y mettre les pieds. Il me fut, toutefois, aisé de constater que la grosse dame –qui était la plus proche de moi, avait devant elle des macaronis, et à sa gauche, sa voisine avait une assiette de soupe qu’elle négligeait pour fixer l’assiette plus petite du vieillard.
« C’est un egg salad sandwich… », dit-il, comme il avait dit : « C’est de la confiture de pommes ! »
Je ne savais si la pauvre femme ignorait ce qu’est un « egg salad sandwich, mais son visage avait un air étonné. Le vieillard ne s’en soucia pas.
« C’est un egg salad sandwich… », répéta-t-il, comme il avait répété : « C’est de la confiture de pommes ! »
Sa compagne semblait toujours perplexe. L’autre, celle qui mangeait des macaronis fit une pause pour dire quelque chose qui m’échappa mais que je jugeai devoir être sans importance car j’avais déjà deviné en elle un caractère incapable de générosité. Elle me paraissait être là comme un cheveu sur la soupe. Hélas, je compris subitement, que le vieillard s’intéressait à elle. Et, s’il lui adressait rarement la parole, il lui jetait souvent des coups d’œil. Parlait-il à celle qui ne comprenait rien, pour être entendu de l’autre ? Cela me parut illogique, mais l’était-ce vraiment ? Il jouait, comme on dit, « par la bande ». La balle que l’une ne pouvait lui renvoyer rebondissait sur sa soupe et tombait dans les pâtes de l’autre...
Il ne touchait toujours pas au sandwich qui faisait naître tant de nuages sur le front pensif de la vieille femme qui l’interrogeait du regard. Il ne pouvait se résoudre à entamer son repas avant qu’il n’eût constaté le signe d’une éclaircie sur ce visage où les orages de la vie avaient déjà laissé de profondes empreintes. Il hocha la tête, dans une imperceptible résignation. Le sandwich était étalé sur son assiette comme un cadavre sur une table de dissection. Il le désigna de ses deux mains ouvertes, tel un professeur de médecine présentant un organe humain à ses étudiants.
« C’est un egg salad sandwich… ».
Puis, il ajouta :
« Une salade d’œufs durs…. Mais au lieu d’être présentée sur un plat, elle est étalée entre deux tranches de pain… C’est très simple ! Comme un sandwich… C’est pour ça qu’on l’appelle un egg salad sandwich… »
Sa vieille amie sourit. Ensuite, elle se plongea dans sa propre assiette et s’y absorba. L’homme mordit enfin dans son sandwich.
Je me levai discrètement pour me rendre à la caisse. En m’en allant, j’entendis encore quelques mots prononcés par le vieillard.
« Il n’en mange jamais !... Je ne sais pas pourquoi… C’est comme ça ! Il n’en mange jamais !... »
Je réglai mon addition tout en me demandant qui pouvait être « Il » ?
FIN

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Par une aquarelle de Tchano

Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui bat d'une aile à dessiner
Qui bat d'une aile à rédiger
Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui dit les mots d'anciens poètes
Les couleurs d'une boîte à crayons
Il souffle des mots à l'estrade
Où il évente un émoi rose
A bord de ce cahier volant
Les animaux font des discours
Et les mystères vous font la cour
A bord de ce cahier volant
Un âne triste monte au ciel
Un enfant soldat dort la paix
Un enfant poète baille à l'ourse
A bord de ce cahier volant
Vénus éteint la douce brune
Lune et clocher vont bilboquer
L'eau le soleil sont des amants
Les cages aux oiseux sont ouvertes
Les statues font des farandoles
A bord de ce cahier volant
L'hiver soupire le temps passé
La porte est une enluminure
Les croisées des lanternes magiques
Le plafond une aurore polaire
A bord de ce cahier volant
L'enfance revient pousser le temps.
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