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Nouvelles confirmées : Un Essai en Noir
Publié par EXEM le 11-07-2014 03:32:22 ( 1245 lectures ) Articles du même auteur



Il était une heure du matin. On était en décembre. Un jour comme les autres, vide, de début de semaine. Dans mon vieux costume gris, la chemise débraillée, la cravate de côté, j'étais assis au comp-toir de Al's Diner. C'est un café sur la Route 303 qui traverse Orangetown, une ville située à trente kilomètres au nord de New York City. Dans les années cinquante, quand j'étais ado, Al's Diner n'était qu'une roulotte avec un comptoir ; Albert Lipsky, que tout le monde appelait Al, l'avait achetée une bouchée de pain pour y vendre des sandwichs. Peu à peu, au cours des ans, transformation après transformation, la roulotte se métamorphosa en un établisse-ment en pierre de taille, une grande gargote, presque un restaurant. Le comptoir était resté à la même place, face à la porte d'entrée, mais, à droite et à gauche, deux grandes salles spacieuses avaient été construites avec des loges sur les côtés.
Il était une heure du matin. On était en décembre. Un jour comme les autres, vide, de début de semaine. De fin de mois. Je rêvais devant une tasse de café, tirant de temps en temps sur ma cigarette - une Camel sans filtre. J'aimais cette heure tardive et ma-tinale. Al m'apparaissait plus intime. Je le voyais, « avec les yeux de la nuit », grossi et lumineux, comme à travers une loupe. J'arri-vais même à discerner sur sa figure les détails de son épiderme. C'était affreux mais c'était beau. Cette heure où le jour et la nuit se mêlent, produisait sur mes sens un effet tel, que dans cet état, je ne voyais pas seulement Al agrandi mais grandi. D'un vieil ami que j'aimais bien, l'heure magique l'élevait au rang d'un frère. Il devait ressentir la même chose envers moi car dans la journée, il me disait toujours : Mr. Baxter, mais après minuit, il m'appelait Steve.
Il était une heure du matin. On était en décembre. Un jour comme les autres, vide, de début de semaine. Une vie de chiasse faite pour emmerder ceux qui comme moi y foutent leur nez. Je sirotais mon café en attendant une souris. Pas de celles qui ont une petite queue et adorent le fromage - bien qu'elles soient les plus mignonnes - mais une souris du genre de ces rongeurs qui portent des jupes et préfèrent l'oseille. Je semble attirer ces dernières plus particulièrement. Étranges créatures. De près, elles ne peuvent pas me sentir, mais elles savent me flairer de loin. Elles me tombent toujours sur le dos pour me casser les pieds. Celle-là m'avait télé-phoné dans l'après-midi.
 Êtes-vous Mr. Baxter, le détective privé ?
Elle avait la voix grave et rauque d'une femme - puisqu'il me faut l'appeler par son nom - qui vient de se réveiller après avoir fait la fête toute la nuit, ou qui veut déguiser son identité en par-lant une octave plus bas. Je lui confirmai que j'étais Mr. Baxter, le détective privé d'Orangetown. Un silence succéda à ces présenta-tions durant lequel je lui adressai des questions muettes du genre : « Alors, c'est vous qui avez décidé aujourd'hui de me pourrir la vie ? ». Non. Plutôt du genre : « J'espère que vous avez un bon petit cul . » Oui, c'est ça ! Un bon petit cul. Enfin, bref. Ne pouvant m'offrir le luxe d'un temps mort, je ravivai la conversation.
 Mon petit chou, que puis-je faire pour vous ?
Sa voix pointa légèrement vers les aigus, conservant tou-jours le voile grave et brouillé dont elle était parée.
 Je vous demande pardon ?
 C'est quoi que vous voulez ?
 Je ne peux pas parler au téléphone. C'est délicat… C'est personnel… Enfin c'est confidentiel.
 Dans ce cas, il vaut mieux que je vous voie. Passez donc à mon bureau ; en connaissez-vous l'adresse ?
 J'aimerais mieux ailleurs.
 Alors chez vous ?
 Oh ! non. Surtout pas chez moi ! Je connais votre répu-tation avec les femmes.
J'étais scié. Mes pieds tombèrent du dessus de mon bureau. Mon instinct me criait de faire gaffe. J'avais envie de raccrocher. J'aurais dû raccrocher. Mais raccrocher n'était pas dans mes habi-tudes. Je continuai de coller ma gueule au téléphone. J'essayai de deviner qui était l'inconnue. Le timbre profond qui me parvenait sur la ligne téléphonique m'était familier. Impossible ! La voix à laquelle se référait ma mémoire était celle d'un homme. Et il était mort. Je renonçai à chercher. Je finis par accepter de la rencontrer chez Al. Pourquoi avait-elle choisi cet endroit qui m'était familier ? J'en savais que dalle. Elle avait aussi décidé de l'heure : une heure du matin : une heure trop tôt, une heure trop tard, une heure à ne pas y aller : une heure à y courir comme un putain de con.
Il était une heure du matin. On était en décembre. Un jour comme les autres, vide, de début de semaine. De fin d'année. Al était debout devant moi avec son calot blanc sur sa tête chauve. Le Diner était vide. Il n'y avait personne hormis nous deux. Mon ami n'avait rien d'autre à faire que de me regarder fixement tel un homme qui cherche à comprendre. Comprendre quoi ? Je me le demande. Probablement le sens de la vie. Souvent, lorsqu'il sortait de ses longues contemplations, il pondait une lapalissade du genre : « La fin ne vient qu'à la fin » ou « Tant qu'on a la vie on n'est pas mort. », ce qui me prouve bien que c'est un philosophe.
 C'est vide aujourd'hui, lui dis-je pour dire quelque chose.
 En général, c'est rarement vide, même quand il n'y a personne.
Après m'être assuré que j'avais bien entendu, je murmurai :
 Dis-moi, une chose, Al ! Te rends-tu compte, de temps en temps, pas toujours, mais seulement de temps en temps, de ce que tu dis ?
 Pourquoi ? Qu'est-ce que j'ai dit ?
 Rien. Forget it ! Tu n'as rien dit.
 Ah ! Bon. Parce que moi, vous savez, je ne dis jamais rien, même quand je parle.
Je ne pus résister au plaisir de lui répliquer :
 Et quand tu ne parles pas ?
 Alors là, c'est différent : je suis un orateur.
Je lui jetai un regard méchant pour m'être laissé tomber dans son piège.
 Steve, je vous remplis encore votre tasse ? me deman-da-t-il, sans rancune.
 Si tu veux, merci, lui dis-je en écrasant mon mégot dans le cendrier qu'il avait pris la précaution de placer devant moi dès que je m'étais hissé sur mon tabouret.
Il n'avait pas encore versé mon café que la porte derrière moi s'ouvrit et se ferma. Une blonde entra. Vision charmante, em-mitouflée dans un vison d'argent. Son parfum me monta à la tête avec la douceur de la brise embaumée d'un matin de printemps. En bon limier, j'appréciai ce parfum et je me retournai complètement pour mieux le respirer. Elle ne me gratifia même pas d'un regard. Elle laissa tomber un « good morning », comme si elle crachait par terre. Elle alla s'asseoir à une table. Je la suivis des yeux. Al avait surpris l'expression que je sentais gravée sur mon visage. Il me dit :
 Si j'étais à votre place et si j'avais le choix, je laisserais tomber.
 Ah, mais voilà ! moi, je n'ai pas le choix, lançai-je sans faire attention à ce qu'il m'avait dit, ni à ce que je lui avais répon-du.
 Elle doit avoir beaucoup bu car elle a l'air bourrée.
 Elle est profonde celle-la, je l'étudierai à la maison.
J'allumai une cigarette, aspirai profondément la fumée et laissai glisser mes fesses hors de mon tabouret. À travers le nuage de fumée qui sortait de mes poumons, je lui soufflai :
 Sois gentil, apporte-moi mon café à sa table.
Je n'ai jamais laissé passer une occase de me créer des en-nuis et je n'allais pas commencer aujourd'hui, à une heure du matin. Lorsqu'une femme me reluque, elle m'attire. C'est le principe des aimants et des vases communiquant. C'est de la physique. Cela parait compliqué, mais c'est très simple. Qu'elle fût l'inconnue que j'attendais ou qu'elle fût l'inconnue que je n'attendais pas, je me dirigeai néanmoins vers sa table et la saluai. De près, elle ne parais-sait pas avoir plus de vingt-trois ans. Elle me jeta un regard mépri-sant. J'ai l'habitude de ces façons déplaisantes. Les femmes seules ont toujours l'air hostile et hautain. Il ne faut pas s'y laisser pren-dre. Si elles viennent s'attabler, seules, dans un coffee shop, c'est qu'elles ont besoin de compagnie. Leur froideur n'est qu'un para-vent derrière lequel elles vous attendent pour se réchauffer. J'ôtai mon chapeau gris crado. Je passai la main dans ma chevelure noire dont j'étais fier et me tassai en face d'elle. Je plongeai mes yeux qu'on disait verts, dans les siens qui étaient bleus, pour l'hypnoti-ser. C'est elle qui me réveilla en me disant avec un léger sourire :
 Eh bien, vous ne vous embêtez pas, vous, au moins !

(A suivre)

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Auteur Commentaire en débat
Ermite
Posté le: 11-07-2014 08:13  Mis à jour: 11-07-2014 08:13
Plume d'Or
Inscrit le: 31-03-2014
De:
Contributions: 1652
 Re: Un Essai en Noir
J'attendrai ...Voilà une forme que je me sens incapable de créer . Vraiment bravo .
On se laisse prendre par l'histoire . "Chapeau bas ! "
Marco
Posté le: 11-07-2014 09:41  Mis à jour: 11-07-2014 09:41
Plume d'Or
Inscrit le: 17-05-2014
De: 24
Contributions: 725
 Re: Un Essai en Noir
Encore un paumé de détective qui va au-delà des em-merde !

EXEM, j'aime l'atmosphère de ces lieux sordides et l'idée que je me fais de la tron-che
de tes personnages.
Bravo ; ça je ne sais pas faire !


j'attends la suite....
Marco
EXEM
Posté le: 11-07-2014 14:38  Mis à jour: 11-07-2014 14:38
Plume d'Or
Inscrit le: 23-10-2013
De:
Contributions: 1480
 Re: Un Essai en Noir
Tout d'abord merci mes amis pour vos commentaires. Ensuite excusez-moi pour les "-" qui apparaissent un peu partout. Cela doit être le copier-coller qui a foiré.
Encore merci. Croyez-moi, vous deux, vous pouvez écrire ce genre de roman "à l'américaine". Ca n'est pas grand chose. Bizavous.
Mes préférences



Par une aquarelle de Tchano

Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui bat d'une aile à dessiner
Qui bat d'une aile à rédiger
Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui dit les mots d'anciens poètes
Les couleurs d'une boîte à crayons
Il souffle des mots à l'estrade
Où il évente un émoi rose
A bord de ce cahier volant
Les animaux font des discours
Et les mystères vous font la cour
A bord de ce cahier volant
Un âne triste monte au ciel
Un enfant soldat dort la paix
Un enfant poète baille à l'ourse
A bord de ce cahier volant
Vénus éteint la douce brune
Lune et clocher vont bilboquer
L'eau le soleil sont des amants
Les cages aux oiseux sont ouvertes
Les statues font des farandoles
A bord de ce cahier volant
L'hiver soupire le temps passé
La porte est une enluminure
Les croisées des lanternes magiques
Le plafond une aurore polaire
A bord de ce cahier volant
L'enfance revient pousser le temps.
.

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