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Nouvelles confirmées : Le spécial 99
Publié par Donaldo75 le 09-12-2015 19:27:03 ( 830 lectures ) Articles du même auteur



Le spécial 99


Le bar de Moe sentait la sueur et les bières du samedi soir. Je me téléportai de mon mieux vers le zinc où s’accouder tenait déjà du funambulisme. Une fois accroché à ma rambarde, je levai le bras en direction de Vera, la stakhanoviste du service. La girafe rousse, habituée au langage corporel des attaqués du foie, me regarda et posa la question à un dollar.
— Qu’est-ce que tu veux boire, Tim ?
— Un spécial 99, Vera, sans faux col s’il te plait.
— C’est parti !

Je me retournai ensuite, histoire de contempler le spectacle. La classe ouvrière de Springfield côtoyait la petite bourgeoisie, les jeunes en manque de sensations et les pas encore déclassés, tous en quête de rares instants de répit dans une Amérique laborieuse. Nous étions tous des fils de l’Oncle Sam, un ancien bateleur de foire devenu businessman au pays des rêves. Depuis notre descente du Mayflower, nous avions cherché notre voie sur un continent trop large, peuplé de sauvages emplumés et de bisons. Malgré les habits rouges, des gars un peu rigides, nous nous étions frayé un chemin vers la gloire, à coups de revolver et de Bible. L’oncle Sam était devenu notre père fondateur, notre refuge contre les hivers rugueux et les tornades de sable, un bâtisseur sur une terre remplie de cactus et truffée de crotales.

Je sentis une main sur mon épaule. La douce voix de Vera me ramena au temps présent, celui de la prochaine gueule de bois dominicale.
— Monsieur est servi, en format royal !
— Merci ma belle !
— A ton service, Tim.

Armé de ma mousse trafiquée, je décidai de scruter l’horizon, de voir au-delà des premières tables, de détecter l’envers du décor. Mes yeux s’habituèrent peu à peu à l’atmosphère enfumée, à la lumière défaillante et au décor chaotique. Mes oreilles s’accordèrent aux effluves sonores, celles des rires et des interjections, des claquements des verres et des coups de poing sur le comptoir. Mon nez retrouva des senteurs familières, des vapeurs alcoolisées, une atmosphère dense, propre aux tavernes de Springfield. Il me manquait plus qu’un petit coup de pouce à mon quatrième sens pour parfaire le tableau. Le spécial 99 servait à ça, un démarrage en douceur pour aborder ma planète préférée, adopter ses indigènes et apprécier son climat. Je savourai le moment par de lentes gorgées, une progressive mise en condition.

Le temps déroula tranquillement son tapis. Mes voisins de coudée changèrent de place, de forme et de nature dans une sorte de fondu enchainé. J’étais bien, facile, aérien.
— Intéressante, cette scène typiquement américaine, me lança une voix grave aux accents d’un autre monde.
— C’est du pur Springfield, répondis-je en tournant la tête vers mon interlocuteur, un grand gaillard bien habillé pour l’endroit.
— Puis-je vous offrir une tournée, mon cher ? La sécheresse guette votre verre.
— Je carbure au spécial 99. Si vous m’accompagnez, je suis preneur.
— Alea jacta est !

Mon généreux compagnon de beuverie ne ressemblait pas à l’autochtone habituel. Déjà, son langage complexe détonnait dans l’Amérique profonde, peu coutumière des locutions latines et des images poétiques. Sa façon de parler, un peu gutturale, trahissait des origines européennes, du genre entre Rhin et Danube. Sa posture et ses vêtements sentaient la profession libérale, la classe sociale éduquée aux livres et à la science.

Mon questionnement devait s’afficher en quatre par trois sur ma face, parce que mon nouvel ami décida de percer le mystère.
— Maximilien Von Schuldigkeit, chercheur en sociologie à l’Université de Berlin, en Allemagne, dit-il en me tendant une large main.
— Timothy A. Wilkinson, ingénieur commercial chez Dyson, division du Middle-West, répondis-je de manière solennelle, en lui offrant mes cinq doigts libres de toute chope.
— Que vendez-vous de beau chez Dyson, Timothy ?
— Appelez-moi Tim, c’est plus court.
— D’accord, Tim. Appelez-moi Max, c’est moins officiel.
— Vous ne connaissez pas Dyson, en Allemagne ?
— Ce nom ne me dit rien.
— Ce sont des aspirateurs quantiques. Le top du top. Toutes les ménagères américaines se damneraient pour en posséder un.
— Pourquoi ça ?
— Vous souhaitez la version officielle ?
— Pourquoi pas ?

Un gars qui ne connaissait pas Dyson ne pouvait pas être mauvais, aussi décidai-je de lui expliquer l’avantage technologique de nos produits sur leurs concurrents japonais, chinois ou coréens, le gain de productivité mesuré dans des millions de foyers de Miami à Seattle, le glamour véhiculé par la marque depuis son rachat par Google. Max m’écouta attentivement, tel l’entomologiste en train d’écouter les crissements d’une nouvelle espèce de fourmi.
— Alors, Max, vous m’en achetez un pour votre épouse ?
— Le discours est éprouvé, les arguments travaillés et votre verve intacte malgré le spécial 99, Tim. Malheureusement, je ne pense pas rentrer dans votre cible de clientèle.
— Pourquoi ça, Max ?
— Parce que chez nous, les Allemands, le vendeur doit nous montrer du concret et non nous abreuver d’illusions. Nous sommes des terriens, dans mon pays.
— Même les femmes ?
— Oui. C’est ce que nous appelons l’Ordre et la Rigueur.
— Vous ne fantasmez jamais ?
— Si, mais ça doit rester concret.

A ces derniers mots, Max semblait consterné. J’avais un peu pitié pour lui, avec son monde ancré dans la réalité nue, privé de la puissance onirique apportée par des mensonges déguisés en rêves de grandeur, véhiculés par une publicité omniprésente et connectée.
— Que venez-vous faire dans notre beau pays, Max ?
— Je suis invité à un congrès de sociologues.
— A Springfield ?
— Non, à Washington.
— Et vous avez décidé de rencontrer le vrai Américain. C’est ça ?
— En quelque sorte.
— Quelles sont vos premières impressions ?
— Difficile à dire. Vous êtes le premier à m’accorder un tant soi peu d’attention.
— Personne ne vous avait prévenu, à Washington ?
— De quoi ?
— Ici, tout ce qui n’est pas du coin est étranger. Et pas forcément le bienvenu.
— Je comprends mieux pourquoi mes collègues de New York ont ri quand je leur ai exposé mon projet de passer le weekend à Springfield.

Max sourit à cette évocation. Visiblement, il s’accommodait bien de son nouveau statut, celui de dindon de la farce, le préposé aux allusions bien lourdes des autres sociologues dès son retour dans la capitale fédérale. Vera interrompit notre discussion et nous demanda si nous étions partants pour une troisième tournée. Max ne me laissa pas le temps de répondre et commanda, glissant au passage de beaux billets dans la main de la girafe rousse.
— Vous êtes un rapide, fis-je remarquer.
— Les sociologues allemands abusent eux aussi de la bière.
— Vous n’êtes pas trop déçu ?
— Par quoi ?
— Notre manque de chaleur.
— Ce sont les risques du métier.
— Vous ne décrochez jamais ? Je veux dire, sortir sans vos instruments de mesure.
— Rarement.
— Je ne vous dis pas d’imiter Aldous Huxley, de tâter du peyotl pour mieux comprendre les Indiens du Nevada ou les crotales du Nouveau Mexique. Juste le truc entre les deux, du genre vous lâcher, taper dans le dos des gens, raconter des conneries, bref toucher le sol.

Mes paroles semblèrent choquer Max. J’avais l’impression de proposer un cheeseburger avec des patates au ketchup à un extra-terrestre débarqué de Pluton et habitué à manger des barres de silicium toutes les quatre heures trente. J’optai pour le virage en épingle.
— Que fait votre épouse dans la vie, si elle n’aspire pas Dyson ?
— Elle enseigne la psychothérapie.
— Et à part ça ?
— Elle parcourt les manifestations culturelles, consacre du temps aux causes caritatives et milite pour une association catholique.
— Elle ne s’occupe pas des enfants ?
— Ils sont désormais assez grands pour se prendre en main.

Max me raconta sa vie bien rangée, sa progéniture éduquée, ses lectures assidues d’ouvrages scientifiques. Le spécial 99 commença son effet, brisa ses inhibitions au point de lui faire déclamer des vers de Goethe, réciter des passages de Kant, raconter la chute du Mur et l’ouverture vers l’Est. Je répliquai avec des chansons de Johnny Cash, le récit de mon dernier trip à Las Vegas, des anecdotes salées sur mes trois divorces et les turpitudes de mes filles. Max devenait mon cousin européen, un brave gars laissé sur le Vieux Continent quand mes ancêtres avaient décidé de tenter l’aventure autrement, de passer de bannis à conquérants. J’aimais bien l’idée de cette filiation, de retrouver un membre de ma famille trois cents ans après avoir débarqué sur la Terre Promise le couteau entre les dents.

Vera continua de nous alimenter en bières, éclairant la nuit alcoolique de ses taches de rousseur, de ses grands yeux verts et de son sourire aux mille dents. Le Danube se colora de houblon, un dénominateur commun entre la Grande Amérique et la Sérieuse Allemagne, ouvrit la voie aux bateaux du Mississipi. Je ne maquillai pas mon existence d’un fard étoilé, n’essayai pas de vendre du vent connecté à du vide et rentrai dans les pierres millénaires des souvenirs effacés de mes origines lointaines. Pour une soirée, j’ouvris mes yeux à l’autre, celui au-delà de l’Océan Atlantique, cette espèce ancienne restée accrochée à son verbe d’antan, à son papier manuscrit, à ses théories compliquées et sa musique sous verre. L’Oncle Sam accepta le Cousin Max, ne lui débita pas ses slogans prémâchés et l’écouta chanter sa liturgie antique. Le temps devint quantique, loin de mes aspirateurs à neuf cents dollars, grâce à un gars venu de Berlin, au nom imprononçable et bercé par les nymphes Ordre et Rigueur.

FIN

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Par une aquarelle de Tchano

Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui bat d'une aile à dessiner
Qui bat d'une aile à rédiger
Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui dit les mots d'anciens poètes
Les couleurs d'une boîte à crayons
Il souffle des mots à l'estrade
Où il évente un émoi rose
A bord de ce cahier volant
Les animaux font des discours
Et les mystères vous font la cour
A bord de ce cahier volant
Un âne triste monte au ciel
Un enfant soldat dort la paix
Un enfant poète baille à l'ourse
A bord de ce cahier volant
Vénus éteint la douce brune
Lune et clocher vont bilboquer
L'eau le soleil sont des amants
Les cages aux oiseux sont ouvertes
Les statues font des farandoles
A bord de ce cahier volant
L'hiver soupire le temps passé
La porte est une enluminure
Les croisées des lanternes magiques
Le plafond une aurore polaire
A bord de ce cahier volant
L'enfance revient pousser le temps.
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