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Nouvelles confirmées : Warakurna
Publié par Donaldo75 le 12-03-2016 12:26:32 ( 1055 lectures ) Articles du même auteur



Warakurna


Carl posa la navette dans le désert australien. Il procéda aux derniers contrôles avant de fouler le sol ensablé de ses ancêtres, les fiers colons de Nouvelle-Galles du Sud. L’ordinateur de bord, une intelligence artificielle dernier cri prénommée SISTER, le briefa au bout de deux minutes.
— Vous devriez mettre une combinaison, Carl.
— Je croyais ce territoire assaini, SISTER.
— Les radiations sont faibles mais le vent, la température élevée et l’atmosphère ionisée ne sont pas compatibles avec votre seuil de tolérance physique.
— Je choisis une peau synthétique alors. Inutile de s’embarrasser d’une lourde combinaison d’astronaute, non ?
— Cela suffira, selon mes estimations.

Car pensa à son métier d’agent de nettoyage. Jusqu’à ce jour, il avait participé à des missions sur les satellites galiléens, pas loin de sa ville natale Callisto-City, à comprimer des déchets industriels et recycler des hydrocarbures fatigués. Par conscience professionnelle et aussi à cause des problèmes de chômage, Carl s’était contenté d’obéir sans demander une autre affectation. Pourtant, dans ses rêves d’enfant, il se voyait marcher dans la nature aux senteurs fleuries, quelque part sur les belles planètes de Gliese581, le paradis des riches touristes et des classes dirigeantes. Respirer un air pur et non contrôlé par d’énormes climatiseurs, contempler un soleil éclatant au lieu d’une petite lueur au loin ou d’une menaçante boule de gaz trop près, passer sa main sur d’humides brins d’herbe plutôt que de shooter dans de sombres cailloux poussiéreux, cela l’aurait changé de son terne quotidien sur la seconde lune de Jupiter.

Pourtant, sans rien faire de spécial, Carl avait eu droit à une faveur venue d’en haut. Le patron l’avait affecté à une opération de formatage écologique sur la Terre. Terry, son manager, n’en était pas revenu.
— Tu te rends compte, Carl ? Jamais personne chez nous n’avait été mandaté pour un truc aussi important sur la Terre.
— On est la seconde division, Terry. Notre spécialité, c’est la merde de Ganymède ou de Callisto. Moi aussi je suis étonné de cette affectation.
— Il y a carrément de quoi. En trente ans de carrière, le mieux que j’ai vu c’est Mars. Et encore, j’étais sous-traitant d’une grosse boutique, tout ça parce qu’ils manquaient d’esclaves pour creuser des trous dans des cratères.
— C’est vrai ce qu’on dit ?
— Sur quoi ?
— Sur la Terre. Il parait que les rupins de Gliese581 veulent en faire un parc d’attractions pour gamins nés avec une cuillère en platine dans la bouche. C’est pour ça que je dois inspecter l’Australie.
— C’est ce que j’entends aussi. Ils veulent faire sauter le statut de sanctuaire de l’humanité qu’avaient obtenu pour la Terre les députés écologistes.
— Tu en penses quoi ?
— Rien. La Terre était devenue une poubelle avant l’émigration massive vers les mondes extérieurs. La sanctuariser était à l’époque une manœuvre des grandes compagnies de nettoyage, afin de se voir mandater à coup d’argent public. On a payé, toi et moi avec nos impôts, pour que ces gars passent la Terre au savon, dans le seul but de la rendre présentable à une assemblée de vieux grincheux. J’espère qu’on paiera moins cher pour que les mêmes profiteurs s’enrichissent en la décorant de rouge et de blanc.
— Tu as raison, Terry. Moi, je vais m’en farcir une bonne tranche. Ce n’est pas tous les jours qu’un humain pose le pied sur la Terre. En plus, je n’ai pas à ramasser les ordures des autres mais juste à poser des sondes télémétriques, faire des relevés techniques et envoyer les résultats au centre de commandes.
— Du velours, Carl !
— Tu m’étonnes, Terry !

Carl conditionna sa peau synthétique, ajoutant au dispositif des lentilles de contact et un respirateur miniaturisé en prévision d’éventuelles complications climatiques. Il assembla un kit de survie, prépara un rover de sortie avec l’équipement nécessaire aux premières opérations de contrôle, puis testa sa connexion longue distance avec SISTER.
— SISTER, simule une communication à cent kilomètres de toi. Je vais voir comment réagit mon implant cérébral.
— C’est bon, Carl. Vous m’entendez ?
— Cinq sur cinq !
— Je vous envoie des images, des graphiques de données et du texte. Vous les voyez ?
— Comme s’ils étaient devant moi.
— Vous êtes prêt !
— Je le crois. Ouvre le sas pendant que je sors le rover.
— C’est fait, Carl.
— On se revoit dans six heures.
— Vous devez m’envoyer des messages à fréquence horaire, Carl. C’est le protocole. Si vous oubliez, je serai obligé de déclencher la procédure de secours.
— Je sais tout ça, SISTER, ce n’est pas ma première mission.
— Certes, Carl, mais ici vous êtes sur la Terre, pas sur Ganymède ou Callisto.
— Qu’est-ce que ça change ?
— Les conditions biologiques sont inconnues. C’est d’ailleurs la raison de votre mission.
— Enfin, je ne vais pas rencontrer un dinosaure géant ou un kangourou carnivore. Cette planète a été stérilisée à l’eau de Javel et au détergent.

Carl n’attendit pas la réponse de SISTER. Selon lui, ces intelligences artificielles avaient été conçues pour protéger les opérateurs et non les materner. Il n’avait pas besoin de nourrice ou de baby-sitter, après tout ce qu’il avait enduré sur les satellites de Jupiter devenus pour certains des décharges géantes, résultat prévisible d’une exploitation minière exacerbée. SISTER le fatiguait avec ses précautions inutiles, son souci de la procédure et son raisonnement basé sur un règlement édicté par des technocrates incapables de lacer seuls leurs chaussures.

Le soleil s’affichait haut sur l’horizon. Carl admira sa belle coloration orange, un spectacle inconnu des habitants de Callisto, de Ganymède ou des autres lunes joviennes situées trop loin de l’étoile nourricière pour en apprécier les mille feux. Malgré sa peau synthétique, il ressentit la chaleur solaire, comme si son cerveau reptilien avait stocké ce souvenir dans un tiroir oublié de la mémoire humaine. Le ciel était clair et sans nuage. Le vent soufflait fort, soulevant des volutes de sable. Le désert australien s’étendait à perte de vue, plat et dénué de végétation.

Carl commença ses travaux d’inspection. D’abord, il posa des stations de mesure sur un périmètre planifié à l’avance, enregistré dans le manifeste de la mission sous la forme d’un rectangle de trente kilomètres sur soixante. Le rover avançait bien sur le sol sableux, sans rencontrer d’obstacle inopportun. Ensuite, Carl parqua son véhicule au centre de la zone parcourue et démarra les tâches techniques. Après avoir connecté les sondes entre elles, triangulé chacune avec SISTER et vérifié la liaison, il lança les sondages. SISTER lui servait alors d’interface entre les dispositifs de contrôle et son propre cerveau, comme une antenne-relais pour satellite de communication.

Carl s’assit en tailleur dans l’habitacle du rover, une habitude héritée de ses premières missions avec un vieux Chinois appelé Ming Li Fu, son premier mentor dans le métier d’agent de nettoyage. Il trouvait la position relaxante, idéale dans le cas présent, quand il devait utiliser ses cellules grises pour analyser des données, relancer des relevés ou amender des mesures. Ainsi, il minimisait le stress, facteur de mauvaise décision, et élargissait sa perception du monde numérisé par les sondes. Ce que l’esprit humain permettait et pas la machine, c’était d’interpréter des données au-delà de leur apparence première, de donner du corps à des chiffres et de décider en conséquence.

Des courbes, des nombres et des indices s’affichèrent dans son cortex cérébral. Il les manipula mentalement, corrigeant les scories et les incidentes dues à un réglage imparfait, rangeant les résultats similaires dans des répertoires logiques, classant les extrêmes au rayon « A regarder de plus prêt » et préparant un gros paquet d’informations à envoyer au centre de commandes. Ce travail de technicien devait lui prendre des heures avant qu’il ne revienne à la navette pour atteindre un autre secteur du continent australien et recommencer à l’identique les mêmes opérations.

Soudain, une image s’afficha au-dessus des autres sur son écran intérieur. Carl sursauta tellement elle était différente, comme si un intrus avait perturbé sa routine. Il l’examina en détail. A premier abord, elle montrait une sorte de forêt exotique, avec des cabanes en bois et des ornements colorés. Carl essaya de paralléliser son travail de classement et l’étude de cette nouveauté mais son cerveau refusa. Cette incapacité le surprit au début mais il décida de ne pas s’attarder sur une contrainte aussi mineure. Pour Carl, comprendre ce qu’il y avait derrière l’image devenait subitement essentiel.

L’image s’anima, comme dans un film documentaire. Le village forestier devint le théâtre de scènes quotidiennes où des femmes au teint cuivré bavardaient dans un langage inconnu tout en tressant des feuilles entre elles ou en pilonnant des fruits gigantesques. Carl tenta une manœuvre osée, insolite, impossible pour un être synthétique mais compréhensible pour un humain très curieux. Il élargit le champ de vision, zooma sur l’arrière-plan et rechercha d’autres signes d’activité vivante. Après quelques réglages, il découvrit une sorte de lisière, un endroit peuplé de jeunes enfants en train de jouer, de vieilles femmes au regard fatigué et de pré-adultes s’exerçant au maniement d’une espèce de fronde. Carl les observa attentivement, intrigué par une société a priori primitive et ressemblant au monde des aborigènes d’antan.

Le temps défila. Carl sentit les tentatives de connexion de SISTER mais n’en tint pas compte. La nuit tomba progressivement sur le désert australien, effaçant les rayons du soleil au profit d’une large lune striée de gris. Carl ne s’en rendit pas compte tant son nouvel univers, celui affiché en couleurs dans son cortex cérébral, le fascinait avec à présent des hommes revenant de la chasse, célébrant leurs prises avec les autres villageois et préparant une sorte de rituel d’avant-dîner. Carl pouvait humer les fragrances du foyer allumé par le chef du village, un vieillard habillé de peau orangée et coiffé d’un rostre en ivoire. Les odeurs chatouillaient les narines de Carl, véhiculant un goût de chair grillée et de légumes cuits, comme une invitation à partager le repas.

Le chef du village se retourna. Il fit un signe de la main. Carl se vit alors dans la scène, le seul homme blanc habillé de technologie au milieu d’une tribu aborigène. Il décida d’entamer la conversation, comme s’il avait l’habitude de la situation.
— Que mange-t-on de bon ce soir ?
— De l’antilope, avec des poivrons et des herbes.
— C’est la fête !
— Tu as deviné.
— Je disais ça au hasard.
— Nous fêtons ton arrivée.

Carl regarda le vieil homme différemment. Il se demandait pourquoi il se voyait dans ce spectacle insolite, alors qu’il savait ne pas rêver.
— Tu es étonné ?
— Un peu. Je n’avais pas envoyé de carton d’invitation.
— Inutile. Je t’avais vu lors d’une de mes visions, il y a déjà des lunes.
— Qu’est-ce que je faisais dans ton songe ?
— Tu arrivais du ciel, dans une boule de feu. Ensuite, tu en sortais assis sur un petit chariot et tu parcourais le désert, posant çà et là des cubes métalliques.

Carl cessa de se poser des questions. Visiblement, le chef du village jouait le rôle du cuisinier, du sorcier et du devin. Côté cuisine, Carl avait eu des réponses précises, il lui restait donc à creuser la piste divinatoire, la plus intéressante à son goût.
— Et puis ?
— Tu nous rejoignais pour le dîner.
— Comme ça ?
— Pas exactement. Ta vision croisait la mienne.
— Je rentrais dans ton monde ?
— En quelque sorte, oui.
— As-tu vue la suite des événements ?
— Bien entendu.
— Peux-tu m’en dire plus ?
— Tu mangeras les meilleurs plats de ta vie, boiras un vin fabuleux même s’il râpera un peu ton gosier, et surtout tu écouteras le récit des anciens.
— C’est prometteur.
— Arrêtons de parler en l’air. Il est l’heure de manger.

Carl avança vers le foyer. Il allait prendre la main tendue par le vieil homme quand l’image se mit à trembler, à devenir floue. Le décor exotique laissa place à un déluge de particules lumineuses, à des zéros et des uns. Une voix familière l’interpela sans ménagement.
— La procédure de secours, Carl. Je vous avais prévenu.
— SISTER ? Pourquoi l’avoir déclenchée ?
— Vous êtes parti depuis déjà une dizaine d’heures et avez arrêté les communications il y a six heures.
— Où es-tu ? Je ne te vois pas.
— Je suis en orbite haute. Le vaisseau a décollé depuis trente minutes.
— Pourquoi ?
— Une tempête de sable s’est levée sur tout le continent australien. Elle a balayé les sondes, votre rover et aussi vous.
— Pourtant je t’entends, SISTER. Comment est-ce possible ?
— Je ne sais pas, Carl. Je n’ai pas retrouvé votre corps, seulement votre esprit. J’ai été d’ailleurs surpris de capter votre onde cérébrale alors que je vous croyais bel et bien perdu.
— Je ne suis donc pas mort !

Carl n’avait jamais eu peur de mourir. Sa vie sur Callisto, avant de s’engager comme agent de nettoyage, n’avait pas permis de jolis souvenirs à regretter ou de terribles remords à ruminer. De sa naissance à sa première mission, il n’avait connu que le gris, le terne, l’ennui. Nettoyer les saletés des autres l’avait alors sorti d’un futur décliné à l’avance en une vie sans saveur ni odeur. Il avait quitté Callisto-City et ses faubourgs, laissés ses proches à leur routine laborieuse, pour voyager vers les autres lunes joviennes, découvrir les volcans de Io et les jardins aquatiques d’Europe, fouler le sol grisâtre de Callisto et sentir le champ magnétique de Jupiter.

SISTER bipa, un signe inhabituel de la part d’une intelligence artificielle dotée d’un langage complexe et d’un règlement contraignant. Carl en déduisit une forme de désarroi primaire devant l’inconnu.
— As-tu peur, SISTER ?
— Ce n’est pas le terme exact, Carl. Je dirais plutôt que je ne comprends pas ce qui nous arrive en ce moment.
— Fais-moi part de ton incompréhension. Moi, j’ai arrêté de réfléchir logiquement depuis longtemps.
— C’est peut-être vous qui avez raison, Carl.

Carl esquissa un sourire. SISTER, le nec plus ultra des êtres synthétiques, un bijou de la technologie humaine, capable de calculer à la vitesse de la lumière, de prévoir le temps sur dix planètes en simultané, avouait son impuissance.
— Tu n’aimerais pas être dans ma tête, SISTER. Ici, c’est le royaume du n’importe quoi, où je ne contrôle plus rien. Trêve de bavardages philosophique. Qu’est-ce qui cloche ?
— Mes mesures sont contradictoires.
— Par exemple ?
— Quand je sonde le sol australien, je suis bien à l’heure et la date prévue. Aucune tempête n’avait été prévue mais le climat terrestre peut s’avérer capricieux. Quand j’analyse l’atmosphère de la Terre, j’arrive exactement au même résultat.
— Parfait, non ?
— Ce n’est pas fini, Carl. Quand j’analyse votre onde cérébrale, j’ai une différence.
— Tu veux dire qu’il y a un décalage temporel entre mon moi virtuel et la réalité physique ?
— Exactement, Carl !
— De combien ?
— Trente mille ans, approximativement. Dans le passé.

Carl accusa le coup. La nouvelle était peu banale, même comparée aux nombreux récits des vieux briscards du nettoyage planétaire. D’un côté, il avait perdu trace de son corps, au point de se demander s’il n’était pas physiquement décédé. De l’autre, son esprit, son âme peut-être, se trouvait dans le passé, au temps où même le capitaine Cook n’était pas encore né, un âge primordial pour les aborigènes.
— Je comprends mieux pourquoi ma vision a croisé celle du chef.
— Moi, je n’ai rien vu. Pourtant, je vous entends maintenant alors que trente siècles nous séparent.
— Tu n’as pas une petite théorie, même imparfaite, pour expliquer ce décalage ?
— Rien qui s’applique à l’environnement planétaire, Carl.
— Même pas une histoire de cordes, de multivers, bref les conneries habituelles débitées en chapitres par les auteurs de science-fiction et les astrophysiciens en quête d’un second souffle médiatique ? Allez, lâche-toi SISTER, fume la moquette !

Carl s’amusa de sa dernière réplique. Il savait bien que SISTER, ensemble programmé de connaissances scientifiques et de données cognitives, n’avait pas atteint le stade de la spiritualité et de la perception extra-sensorielle. Il n’existait pas encore de version chamanique de SISTER, une sorte de sorcier métallique capable de voir le passé, le futur, les dimensions cachées de l’éther infini pour en tirer la substance philosophique, le pourquoi des choses et de la vie. Il aurait fallu l’exposer à un flux impromptu de particules inconnues, une sorte d’acide lysergique pour robots, afin de le sortir des chemins balisés de la logique cartésienne et du raisonnement algorithmique.

Car décida de revenir au sujet du jour. SISTER en orbite autour de la Terre, lui perdu dans un espace virtuel, son corps éparpillé aux quatre coins du désert australien, il fallait dorénavant prendre des mesures pour limiter les dégâts.
— Peux-tu rapatrier mon moi virtuel dans une de tes cases mémoires, SISTER ?
— Votre représentation physique n’existe plus, Carl.
— Je suis pourtant ici, du moins sous forme d’onde cérébrale.
— Oui mais dans le passé. Je ne peux stocker une onde venue de trente siècles. C’est comme observer une étoile située dans une galaxie lointaine : j’en fixe la manifestation lumineuse dans une photographie mais je ne peux la toucher telle quelle. Si j’essayais, je ne pourrais pas, elle serait toujours dans le passé.
— Que vas-tu faire ?
— J’enregistre notre conversation, ce qui est déjà un exploit en soi.
— Jusqu’à quand ?
— Tant que vous émettez !

Carl commença à trouver le temps long. Il ne se voyait pas discuter des heures avec SISTER, une entité synthétique incapable de résoudre son problème. Il pensa de nouveau au vieillard dans la forêt australienne et au repas préparé en son honneur.
— Peux-tu stopper la procédure de secours, SISTER ?
— Ce n’est pas conforme au règlement, Carl.
— Il n’y a plus rien à secourir. Mon corps est perdu pour la science. Tu ne peux pas stocker mon onde cérébrale. Il ne te reste que l’enregistrement de nos conversations. Tu parles d’un sauvetage !
— Je dois comprendre ce qui se passe, Carl. Peut-être expérimentons-nous une première scientifique ou un phénomène important pour les générations à venir.
— Je n’ai pas le cœur à raconter ma vie en attendant ma mort, SISTER !

Carl siffla la fin de la récréation. Il se concentra sur ces souvenirs récents, ceux du village aborigène et des femmes à la peau cuivrée. Son esprit sentit la résistance de SISTER, une sorte de grésillement analogique tel un vieux poste de radio dans les basses fréquences. Il contourna l’obstacle en imaginant des scènes festives où il buvait un nectar parfumé et dégustait des filets d’antilope, le tout au son des instruments ancestraux et des rires joyeux.

Le vieillard réapparut subitement, la main toujours tendue vers l’homme blanc. Carl reconnut la scène précédente, comme si le temps l’avait figée.
— Tu as fini tes bavardages ? Le village t’attend pour célébrer ton arrivée.
— Tu as tout entendu ?
— Oui. Tu parlais assez fort.
— Qu’as-tu compris ?
— Que tu voulais rester avec nous et non remonter dans ta boite de conserve.
— Uniquement ça ?
— Le reste m’était étranger, incompréhensible, sans intérêt.
— Pourtant, SISTER a parlé d’un décalage temporel entre sa réalité et ma virtualité.
— Tu te poses les mauvaises questions.
— Il n’y a pas de mauvaise question. C’est ce que j’ai appris dans mon enfance.
— Si tu n’as pas la réponse ou qu’elle échappe à ta compréhension du monde, alors la question n’est pas bonne ou elle est mal formulée.
— Tu me rappelles Ming Li Fu, mon ancien mentor. Ce gars me disait toujours, en plissant les yeux avec un air malicieux : « des paroles carrées n’entrent pas dans des oreilles rondes. »
— C’est un sage. Il a sa place parmi nous.

Carl entendit des voix de femmes, des rires d’enfants et le crépitement du feu. Il sentit les fumets du repas et les odeurs de la forêt australienne. La lune illuminait le ciel de ses pâles rayons. Carl prit la main du vieillard puis le suivit jusqu’au cœur du village où l’attendaient ses nouveaux frères et sœurs, une famille soudée et prête à l’accueillir sans lui demander de sésame ou de laissez-passer.

Le continent tressaillit comme parcouru par un frisson planétaire. SISTER enregistra la secousse et ses répliques puis lança le programme de retour au centre de commandes. L’intelligence artificielle compila l’enregistrement de sa dernière conversation avec l’agent de nettoyage Carl Garrett, la compressa au format standard des archives et la stocka dans un répertoire dédié aux anomalies rencontrées en mission. SISTER envoya son dernier rapport avant de mettre en route les moteurs de la navette. « Nettoyage compromis, risque géologique élevé, ne plus envoyer d’agent humain. » s’inscrivit en lettres capitales sur la console de l’ingénieur Mason, le planétologue en charge du projet de reconditionnement de la Terre.

FIN

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Les commentaires appartiennent à leurs auteurs. Nous ne sommes pas responsables de leur contenu.
Auteur Commentaire en débat
christianr
Posté le: 12-03-2016 19:38  Mis à jour: 12-03-2016 19:38
Plume d'Or
Inscrit le: 17-03-2012
De: Boisbriand, Québec
Contributions: 125
 Re: Warakurna
Très intéressant. Cela me fait penser à la théorie des anciens astronautes où certains croient que les Dieux des temps anciens seraient en fait des extra-terrestres. Je verrais bien cette nouvelle être développé en roman, si ça t'inspire.
Donaldo75
Posté le: 13-03-2016 12:59  Mis à jour: 13-03-2016 12:59
Plume d'Or
Inscrit le: 14-03-2014
De: Paris
Contributions: 1111
 Re: Warakurna
Merci Christian.

Je connais cette légende. Elle a été développée par les scénaristes de comics américains, dans les années soixante-dix, en particulier par Jack Kriby (un dessinateur de très haut niveau et un excellent scénariste) dans la série intitulée "les éternels" où du coup sont revisités pas mal de personnages mythiques des religions antiques, à l'instar de la sorcière Circé, d'Icare et des princes troyens.

Elle a eu son petit côté scientifique, avec la théorie de la panspermie, déclinée de moult façons.

En fait, cette théorie ne m'a jamais inspiré, parce que justement trop empreinte d'ethnocentrisme. Personnellement, je pense qu'une civilisation suffisamment avancée pour s'affranchir des distances astronomiques qui la séparent de la Terre ne se comporterait pas comme les êtres humains s'ils disposaient du même pouvoir technologique. Du coup, comme on ne raisonne pas comme eux, nous n'aurions pas la capacité à détecter leur présence, et encore moins a posteriori.

Peut-être que les arbres et les fleurs sont des entités extra-terrestres venues s'installer sur notre planète. Je préfère de loin cette théorie. C'est mon petit côté "Flower Power".

A +

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Par une aquarelle de Tchano

Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui bat d'une aile à dessiner
Qui bat d'une aile à rédiger
Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui dit les mots d'anciens poètes
Les couleurs d'une boîte à crayons
Il souffle des mots à l'estrade
Où il évente un émoi rose
A bord de ce cahier volant
Les animaux font des discours
Et les mystères vous font la cour
A bord de ce cahier volant
Un âne triste monte au ciel
Un enfant soldat dort la paix
Un enfant poète baille à l'ourse
A bord de ce cahier volant
Vénus éteint la douce brune
Lune et clocher vont bilboquer
L'eau le soleil sont des amants
Les cages aux oiseux sont ouvertes
Les statues font des farandoles
A bord de ce cahier volant
L'hiver soupire le temps passé
La porte est une enluminure
Les croisées des lanternes magiques
Le plafond une aurore polaire
A bord de ce cahier volant
L'enfance revient pousser le temps.
.

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